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Synopsis du conte... || Ce conte fait ± 5½ pages (16258 caractères)
Pays ou culture du conte : France.

Recueil : Contes à mes petites amies

La robe de guingan

Jean-Nicolas Bouilly (1763-1842)

La robe de guingan

Si l’on calculait bien tous les avantages que produit l’urbanité, tout le charme qu’elle répand sur notre vie et surtout les méprises fâcheuses qu’elle nous évite, on se ferait un devoir constant d’être affable pour tout le monde, de ne jamais mesurer les égards qu’on doit aux personnes qui nous abordent sur leur extérieur, sur leur vêtement, sur leurs manières simples et souvent prises à dessein de cacher un grand nom, une haute célébrité. Il ne suffit pas d’avoir une éducation soignée, des talents, de l’esprit, d’aimables reparties ; tout cela n’est rien si l’on ne sait pas l’accompagner de cette aménité sans adulation, de ce ton prévenant et digne qui concilie tous les suffrages, subjugue tous les coeurs ; et, comme le dit une femme célèbre dont les écrits sont devenus un modèle inimitable : « La délicatesse est la grâce de la bonté. » 

Madame Dastrol, veuve d’un ingénieur en chef des ponts et chaussées, habitait une très belle maison de campagne, située aux environs d’Amboise, près du château de Chanteloup, remarquable par les souvenirs historiques qu’il retrace, et surtout par cette pagode chinoise à sept étages du haut de laquelle on découvre quatorze villages, et l’on domine sur l’admirable jardin de la France, arrosé par la Loire, qu’on suit de l’oeil pendant vingt-cinq lieues qu’elle parcourt. Ce point de vue, l’un des plus étendus, l’un des plus riches de toute la contrée, attire ordinairement les étrangers qui séjournent dans la Touraine, et plus d’une fois leur curiosité satisfaite et la beauté du site les conduisaient jusqu’à la belle habitation de madame Dastrol, qui n’en était distante que d’une demi-lieue. 

Cette dame avait deux filles : Delphine et Eugénie. Autant l’une aimait le faste et la parure, et désirait avoir tout ce que la mode peut inventer, autant l’autre était simple et peu recherchée dans ses vêtements. La robe du moindre prix, les cheveux relevés avec un peigne d’écaille, une collerette de gaze unie, et des brodequins de toile écrue : telle était la parure ordinaire d’Eugénie. Delphine, au contraire, portait toujours une robe d’étoffe rare et nouvelle, faite à la dernière mode et surchargée de garnitures, un canezou garni de riches dentelles ; et sur son chapeau d’une forme outrée se mêlaient blondes, plumes et rubans. Chaque jour c’était une nouvelle ceinture à la grecque, à l’écossaise ; un large bracelet, orné de turquoises, couvrait chacun de ses bras, qu’il serrait au point de gêner le mouvement de ses mains ; et des guêtres de chez Steiger enlaçaient si fort le bas de la jambe et le pied, qu’elle ne pouvait marcher sans éprouver une vive douleur ; mais que ne sacrifierait-on pas à l’empire de la mode ? 

On conçoit facilement que cette différence de goûts et de penchants qui existait entre les deux soeurs influait beaucoup sur leur caractère et sur leurs affections. Delphine ne faisait cas que des personnes dont la parure et l’extérieur annonçaient un haut rang, une grande fortune ; Eugénie ne s’attachait qu’aux qualités du coeur, et ne jugeait des individus que par l’expression de leur langage et tout ce qui annonçait une âme pure, élevée. Elle avait moins de jeunes amies que sa soeur ; mais le peu qu’elle possédait lui offrait un juste retour des tendres épanchements de son esprit et de son coeur. 

Un jour, c’était vers la mi-septembre, époque de l’équinoxe, qui attire assez souvent des pluies abondantes et produit des orages, Delphine et Eugénie venaient de rentrer, avec leur mère, d’une longue promenade, et n’avaient eu que le temps d’échapper à une ondée, lorsqu’elles aperçurent des croisées du salon deux étrangères qui traversaient à pied la grande cour, et se réfugiaient sous une remise, pour s’y mettre à l’abri de la pluie. L’une paraissait âgée d’environ cinquante ans ; elle était modestement vêtue et portait sur la tête un chapeau de paille sans autre ornement qu’un ruban entourant la forme et venant nouer sous le menton. Une jeune personne de douze à treize ans, habillée plus simplement encore, l’accompagnait. Sa petite robe de guingan sans garnitures était serrée autour de sa taille par un ruban noir ; elle avait pour coiffure une capote de taffetas dont la couleur paraissait un peu altérée par le soleil ; un foulard noué à son cou et des souliers de peau noire : telle était la toilette de la jeune inconnue. 

L’orage devenant plus violent et la pluie continuant à tomber, madame Dastrol, qui avait une âme trop élevée pour manquer en ce moment aux devoirs de l’hospitalité, fit inviter ces deux dames à se rendre au salon. Elles acceptèrent ; et tandis que la maîtresse de la maison allait au-devant d’elle, ses deux filles étudiaient les étrangères, et principalement la jeune personne, qui paraissait être de leur âge. Delphine, dès le premier coup d’oeil, fut convaincue, à l’aspect de la robe de guingan et de la capote verte, que celle qui les portait n’était ni riche ni d’un rang distingué. Elle ne lui fit en conséquence qu’un accueil froid et réservé. Eugénie, au contraire, dès les premières paroles que prononça la jeune étrangère, à son maintien, à son geste gracieux, et surtout à la noble expression de sa figure, la jugea digne du plus vif intérêt et de tous ses égards. 

Madame Dastrol reçut les deux inconnues avec urbanité. Plus habituée que ses filles à juger des personnes au premier abord, elle étudia de son côté la dame qui servait de guide à la jeune personne, et fut convaincue que c’était une femme de mérite, chargée peut-être de diriger l’éducation de sa jeune compagne. « Nous nous sommes laissé entraîner par le charme de la promenade, dit cette dame en regardant sa jeune élève, et lui faisant un signe de discrétion, et, quoique seules, à pied, nous nous sommes écartées de notre demeure beaucoup plus que je ne le pensais. Ces beaux sites de la Touraine vous entraînent malgré vous... Vous devez être lasse, chère Isabelle, ajouta-t-elle avec expression, et, si ces dames veulent bien le permettre, nous nous reposerons ici quelques instants. – J’ose exiger davantage, reprit madame Dastrol : la pluie est loin de cesser ; il est quatre heures et demie ; veuillez accepter un dîner de famille que je vous offre sans cérémonie ; et, dans la crainte où vous seriez qu’on ne fût chez vous inquiet de votre absence, je puis y envoyer un de mes gens. – C’est inutile, Madame, répond la jeune personne, notre dîner se fait ordinairement à deux heures ; et, dès qu’il est terminé, nous sommes dans l’usage, ma bonne amie et moi, de consacrer le reste de la soirée à de longues promenades, où nous nous plaisons à étudier la nature, à converser avec tous les bons agriculteurs. » 

Cette révélation des deux étrangères, de dîner tous les jours à deux heures, fit croire à Delphine qu’elles étaient de cette classe moyenne du peuple qui fait ses quatre repas, et qu’elles appartenaient à quelque honnête ouvrier, à quelque simple artisan. La jeune Isabelle, de son côté, étudiait mesdemoiselles Dastrol avec la plus grande simplicité ; elle affectait même de se ranger dans la classe dont la croyait être l’aînée des deux soeurs ; mais la cadette semblait apercevoir le voile adroit dont se couvrait la charmante inconnue ; et plus celle-ci cherchait à s’abaisser, plus la bonne et clairvoyante Eugénie redoublait de prévenances et de soins. 

« Si le mauvais temps continue, dit la dame, nous resterons auprès de vous avec un grand plaisir ; mais c’est à condition que nous ne dérangerons point l’heure de votre dîner, et que vous nous permettrez d’accepter seulement quelques fruits, lorsqu’on vous servira le dessert. » Tout fut exécuté ainsi qu’on en était convenu. Madame Dastrol, encouragée par l’extrême simplicité de ses deux hôtes, dont la conversation avait toutefois une aisance, un charme inexprimables, ne se fit aucun scrupule de se mettre à table avec ses filles. Delphine ne cessait de traiter avec un ton de protection la jeune Isabelle : celle-ci, tout en remplissant envers elle les petits devoirs de société avec une touchante modestie, adressait le plus souvent la parole à Eugénie, et cherchait à établir entre elles cette douce communication de deux jeunes coeurs qui s’essayent et se conviennent. 

Enfin l’on servit le dessert : Eugénie profita de cette occasion pour se livrer au tendre penchant que lui inspirait la jeune inconnue : elle lui offrit avec empressement les plus beaux fruits de la saison, du laitage frais et des gâteaux qu’elle-même avait faits le matin. Elle accompagna ces offres de tout ce que l’esprit a de plus gracieux, de tout ce que le coeur a de plus touchant. Delphine riait sous cape de la déférence de sa soeur, et se disait tout bas qu’elle était bien dupe de témoigner tant d’égards à une robe de guingan, à une capote verte fanée, et surtout à de petites gens qui dînent à deux heures. 

À peine fut-on sorti de table, que la nuit commençait à couvrir l’horizon ; et la pluie, si fréquente dans cette saison, continuait à tomber. « Y a-t-il loin d’ici à votre demeure ? dit madame Dastrol à ses deux convives. – Trois quarts de lieue environ, répond la plus âgée. – Nous habitons le château d’Amboise, répond naïvement la plus jeune, à qui son guide fit un signe de s’observer. – En ce cas, reprend madame Dastrol, je vais vous faire conduire dans ma calèche fermée : vous ne pourriez, par ce temps affreux, vous rendre à votre destination sans exposer votre santé. » Delphine ne put encore s’empêcher de sourire avec ironie ; et, remarquant la satisfaction qu’éprouvait la jeune Isabelle à la proposition de sa mère, elle dit à sa soeur, assez haut pour que la jeune inconnue put l’entendre : « Je gagerais bien que c’est la première fois que la robe de guingan va rouler en calèche. » 

Les ordres de madame Dastrol furent exécutés : elle conduisit elle-même jusqu’à la porte du vestibule les deux étrangères, qui lui adressèrent les plus affectueux remerciements. La jeune Isabelle, en montant en voiture, serra la main d’Eugénie, en lui disant qu’elle espérait renouveler une entrevue qu’elle devait au plus heureux hasard. Elle fit un salut de simple politesse à Delphine, qui le lui rendit avec un air de supériorité dont ne put s’empêcher de sourire la jeune inconnue. 

« Elles sont fort aimables, dit madame Dastrol. – Tout à fait bien pour de petites gens, dit à son tour Delphine. – De quelque classe que soit la jeune personne, ajoute Eugénie, je serais heureuse et fière de son amitié. J’ai remarqué qu’à travers sa simplicité modeste régnait une certaine dignité qui impose en même temps qu’elle attache. – Cela ne l’a pas empêchée, reprend gaiement Delphine, d’expédier, au dessert, deux grosses pêches, une douzaine de figues, trois gâteaux, et la moitié d’une assiette de chasselas... Ces petites gens, ça dévore. – Et pourquoi, répond vivement Eugénie, n’eût-elle pas mangé avec plaisir ce qui lui était offert de si bon coeur ? Quand nous parcourons les environs, et qu’après une longue promenade nous entrons chez l’un de nos fermiers, nous dévorons de même leurs fruits, leur laitage : et ils en sont ravis. – Parce que notre présence les flatte et les honore, ma soeur ; mais je suis loin de croire que les deux étrangères soient dans le même cas envers nous, et tout me prouve qu’elles ne peuvent appartenir qu’à une classe obscure. » 

Comme elles discouraient ainsi, la calèche se fit entendre dans la cour d’entrée, et bientôt le cocher de madame Dastrol vint les instruire qu’à peine avait-il conduit ces dames à deux cents pas de l’habitation, il avait rencontré deux piqueurs à la livrée d’un prince du sang royal, courant à toute bride, et qui lui avaient demandé s’il n’aurait pas rencontré dans son chemin une dame d’un certain âge, accompagnée d’une jeune personne d’environ douze ans ; et que tout à coup, les apercevant dans la calèche, ils s’étaient découverts avec respect, et leur avaient raconté toute l’inquiétude que ressentait l’auguste mère de Mademoiselle, à cause du temps affreux qui régnait depuis trois heures ; et les ordres qu’avait donnés Son Altesse royale d’aller à leur rencontre... « À ces mots, ajoute le cocher, arrive une berline à quatre chevaux, dans laquelle montent la jeune princesse et sa digne institutrice, en me donnant deux pièces d’or et me remerciant, du ton le plus affable, de la peine que j’avais eue à les conduire. » 

« Quoi ! s’écrie Eugénie, cette personne si simple et si modeste est une princesse du sang ! je me doutais bien, malgré tout ce que pensait ma soeur, que c’était une demoiselle distinguée ; mais je n’aurais jamais cru qu’elle fût née dans un aussi haut rang. – Qui jamais se serait attendu à cela ? dit Delphine, stupéfaite de ce qu’elle venait d’entendre. Mais pourquoi, lorsqu’on est princesse, venir chez les gens en robe de guingan, pas trop fraîche encore, en manches en amadis, et en capote de taffetas fané ? – Cela ne m’étonne point, leur répond madame Dastrol. La jeune princesse Isabelle appartient à une mère si parfaite, si simple dans ses goûts, et faisant si peu de cas du faste extérieur ! Son bonheur, son occupation continuelle, est d’élever ses filles dans cette simplicité de moeurs qui prouve aux princes que c’est moins par l’éclat de la naissance qu’ils se font remarquer que par les qualités du coeur et par cette heureuse habitude de se confondre, avec une noble retenue, parmi toutes les classes utiles de la société. » 

On apprit en effet, dans tout le pays, que les augustes propriétaires du château d’Amboise s’y étaient arrêtés la veille, en revenant de visiter les Pyrénées, et qu’ils ne devaient y passer que deux jours. « Quel dommage ! s’écriait Eugénie : je ne verrai plus ma charmante princesse Isabelle ; je n’entendrai plus parler d’elle... » Elle se trompait. Le lendemain matin, au moment où madame Dastrol déjeunait avec ses filles, et qu’elles s’entretenaient de l’étrange aventure qui leur était arrivée, entre dans la cour de leur habitation un des piqueurs que le cocher avait rencontrés la veille, portant une corbeille couverte de taffetas vert. Il entre, et annonce qu’il est envoyé par Son Altesse Royale pour remettre à ces demoiselles un gage de sa reconnaissance. On s’empresse d’ouvrir la corbeille ; elle contient deux billets de la main de la jeune princesse : l’un est adressé à Eugénie, à laquelle Son Altesse Royale offrait un riche bracelet, orné de son portrait en costume de princesse, et contenu dans un écrin de maroquin rouge. Elle la remerciait, avec autant de grâce que d’affection, des égards qu’elle lui avait témoignés, quoiqu’elle fût sous de simples habits. Delphine s’imagine trouver à son tour un cadeau de la charmante princesse ; elle ouvre avec empressement l’autre billet qui lui est adressé, et lit ces mots : « Je suis si confuse, Mademoiselle, d’avoir osé me présenter chez vous sous des vêtements qui vous ont induite en erreur, que j’ai pensé ne pouvoir mieux expier ma faute qu’en lacérant cette robe qui m’a privée du bonheur de vous intéresser et de vous plaire... Chaque fois qu’il vous plaira d’y porter les yeux, dites-vous bien : La personne que j’ai traitée avec dédain en a beaucoup ri ; elle n’a souffert que de mon indifférence. » 

Delphine ouvre le paquet à son adresse ; elle y trouve en effet la robe coupée en petits morceaux. Elle rougit de confusion, de repentir peut-être, et ne put jamais rencontrer dans le monde une jeune personne en robe de guingan sans se rappeler la leçon qu’elle avait reçue, et qu’elle avait si bien méritée. 

* Ce conte est dans le domaine public au Canada, mais il se peut qu'il soit encore soumis aux droits d'auteurs dans certains pays ; l'utilisation que vous en faites est sous votre responsabilité. Dans le doute ? Consultez la fiche des auteurs pour connaître les dates de (naissance-décès).

- FIN -

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