Le est fier de présenter...

touslescontes.com est une bibliothèque virtuelle qui contient un grand nombre d’histoires puisées dans le domaine public, ou confiées par des auteurs contemporains. Des contes merveilleux, des récits historiques, des légendes traditionnelles… Des contes de tous les continents et de toutes les cultures…

Synopsis du conte... || Ce conte fait ± 9 pages (24832 caractères)
Pays ou culture du conte : Canada.

Recueil : La veillée au mort

Mame Pouliche

Albert Laberge (1871-1960)

Ah ! ce qu’elle en avait vidé des crachoirs dans sa vie, mame Pouliche !

Et ce qu’elle en avait ingurgité des doses de parégorique ! Faut bien essayer de se consoler, n’est-ce pas, d’oublier ses misères ? Pour sûr, il y en a qui font pire.

Depuis près de quarante ans, elle faisait chaque jour le ménage dans les bureaux d’une grande compagnie d’assurance qui occupait un étage entier d’un vaste édifice. Le personnel comptait une soixantaine de personnes, hommes et femmes. Il y avait une dizaine de bureaux privés et une grande salle. Chaque fin d’après-midi, mame Pouliche et son assistante se rendaient au travail après le départ des employés et faisaient le plus gros du nettoyage. Ensuite, elles revenaient le matin avant l’arrivée des commis, pour terminer leur besogne. Balayer, laver, essuyer, épousseter, vider les paniers et les crachoirs, nettoyer la chambre de toilette, c’était le rite. Mame Pouliche exerçait ce métier depuis l’âge de vingt-quatre ans.

Mme Pouliche, c’était une longue perche, maigre et grise. Elle avait des cheveux gris, des yeux gris, ronds, à fleur de tête et une peau grise et sèche, grise de la couleur des linges avec lesquels elle essuyait les bureaux. On ne pouvait s’imaginer que cette peau eût jamais été jeune et fraîche. Elle donnait l’impression d’avoir toujours été grise. Avec ça, un nez plat, écrasé, et une voix de crécelle. Non, elle n’était ni belle, ni tentante, ni faite pour exciter les désirs, mame Pouliche. Lorsqu’on la voyait passer avec son seau et son balai, on pouvait dire qu’elle avait le physique de son emploi.

D’une façon frappante, elle avait les manières d’une poule, mame Pouliche, très ressemblantes. Le matin, avant d’entrer dans le bureau du gérant où il y avait un tapis, elle se frottait les pieds sur le plancher, en glissant, comme la poule qui gratte avec une patte, puis avec l’autre, pour découvrir dans la terre, dans la poussière, un grain de blé, un vermisseau, un insecte.

Pendant près de quarante ans, sa vie avait passé à balayer les planchers, vider les crachoirs et nettoyer les latrines. Évidemment, c’est plus agréable d’être employée de magasin, serveuse de restaurant ou sténographe, mais on ne choisit pas toujours son mode de gagner sa vie. Le plus souvent, on prend ce que l’on trouve. Dans la vingtaine, elle avait travaillé dans une manufacture de chaussures, mais cette besogne la rendait malade. À la pension où elle habitait, logeait aussi la femme de peine de l’assurance en question. Celle-ci, âgée et peu solide, avait demandé à se faire aider. Mame Pouliche avait été engagée. L’autre était morte quelques mois plus tard et l’assistante lui avait succédé, avait pris le titre et la charge de femme de ménage tout comme une autre prend le titre de reine en montant sur le trône.

Ça faisait bien des années de cela, mais aucune ne lui rappelait un événement spécial, car toutes se ressemblaient, s’étaient écoulées de la même manière : vider des crachoirs, nettoyer des latrines et se droguer à l’élixir parégorique. À la vérité, elle s’était mariée et c’était là qu’elle avait pris son nom de mame Pouliche, mais ce mariage n’avait jamais été bien sérieux et la pauvre femme aimait mieux ne pas y penser, car il lui avait apporté plus d’ennuis que d’agréments. Vers ses trente ans, elle avait fait la connaissance de M. Pouliche, un petit vieux grêle d’une cinquantaine d’années, qui vivotait du revenu d’une salle qu’il louait un soir par semaine ou par mois à des sociétés, des clubs, des organisations qui y tenaient leurs réunions. Lui-même avait fondé un club musical dont il était directeur. La femme de peine l’avait rencontré à plusieurs reprises alors qu’il portait son uniforme de chef d’orchestre : un petit veston à boutons de métal et une casquette à galons d’or. Pour dire la vérité, il n’avait pas du tout la mine d’un don Juan, d’un séducteur, M. Pouliche. Même, il avait un petit air insignifiant, plutôt niais, mais la casquette et le veston à ornements dorés avaient fait impression sur la femme de trente ans. Un soir, elle l’avait vu dirigeant ses musiciens à une réunion où il remplissait un engagement. Il aimait les petits airs : Et digue et digue don.

Son bâton battait la mesure, légère, légère, légèrement...

C’était bien difficile de le prendre au sérieux, M. Pouliche, avec sa musique de la faridondaine, la faridondé, mais tel quel, il ne déplaisait pas à la femme de peine et, lorsqu’il demanda un jour de l’épouser, elle accepta et elle devint mame Pouliche. Alors, avec les quelques cents piastres d’économies qu’elle possédait, ils se mirent chez eux. Dire qu’il était bien fringant, M. Pouliche, ce serait exagérer. Mame Pouliche s’était attendue à autre chose. Réellement, elle était déçue, elle n’en avait pas pour son argent, car c’était elle qui payait pour tout, qui subvenait aux charges de la vie commune. Tout son salaire y passait, jusqu’au dernier sou. Et pas de compensations. Lui, il se laissait vivre. Leur union durait bien depuis six mois lorsqu’il se produisit un événement à sensation. Avertie par on ne sait qui, la police fit un jour une descente à la salle de M. Pouliche lors d’une répétition musicale. Ce qu’elle vit en entrant, on ne le sut que vaguement, car le procès eut lieu à huis clos, mais M. Pouliche fut condamné à trois ans de pénitencier pour « outrages aux mœurs et à la morale », disait le jugement. Avec ces goûts-là, ce n’était pas étonnant qu’il fût si peu fringant, se disait mame Pouliche. Elle devint veuve l’année qui suivit. Son nom de mame Pouliche, ce fut tout ce que son mari lui laissa. Elle garda le petit logis qu’elle avait meublé et prit son assistante en pension. De cette façon, les dépenses étaient diminuées.

Et tous les jours c’était la même besogne, le même programme : balayer, laver les planchers, vider les crachoirs et nettoyer les latrines. Naturellement, elle ne trouvait pas la vie drôle. Alors, pour se réconforter, elle avait recours à l’élixir parégorique. Mais bien du temps s’était écoulé avant qu’elle eût découvert ce précieux dictame.

Fallait connaître le métier, fallait l’avoir exercé, fallait avoir passé par là pour savoir comme c’est malpropre les hommes. Pires que des pourceaux. Ainsi, il y en avait un qui avait pris le rhume et qui toussait. Alors, au lieu de se servir de son crachoir, par pure malice, pour l’humilier, pour lui rendre sa tâche plus répugnante, il étoilait le plancher de gros crachats visqueux qu’elle était forcée de nettoyer. Mais ça c’était rien. Fallait voir quelles saletés ils entassaient dans la chambre de toilette. Il y en avait qui, délibérément, pour l’embêter, jetaient sur le parquet le papier dont ils s’étaient servis. Ils en jetaient tellement que cela formait comme une litière et, cette litière, ils l’arrosaient copieusement. Par plaisir, par méchanceté, pour lui causer des ennuis, pour lui rendre son travail plus pénible, plus sale. En ouvrant la porte, vous auriez dit une étable avec le purin. Ces gens-là, de vrais animaux. Oui, des répugnants, tous ces hommes. Après avoir déposé leur fumier, ils se plaisaient à tracer sur les murs des inscriptions qui attestaient de l’esprit ordurier de chacun. Des ordures, ils ne pensaient qu’à ça. Ils avaient beau avoir de l’instruction, être vêtus comme des messieurs, au fond, ils n’avaient l’idée qu’à l’ordure. Un jour, elle avait trouvé dans l’une des cabines son portrait à elle, un portrait à poil, dessiné en quelques traits, mais très ressemblant et très drôlement fait. L’auteur de cette farce l’avait représentée tenant son balai et la façon dont elle empoignait le manche était d’un comique à se tordre.

Chaque soir et chaque matin, elle était bien dégoûtée, mame Pouliche, lorsqu’elle retournait chez elle. Un jour, en entrant, elle avait dit à son assistante :

– J’ai pas le goût de souper, je suis trop écœurée.

Alors, l’assistante – à ce moment-là, c’était Mélanie – avait répliqué :

– J’vas vous donner quelque chose qui va vous faire du bien.

Puis, elle était allée à sa chambre et en était revenue avec une fiole. Dans un peu d’eau sucrée, elle avait versé une cuillerée à thé de sa préparation.

– Prenez ça, avait-elle dit en tendant le verre.

L’autre y avait porté les lèvres. Ça goûtait un peu l’anisette. Pas désagréable. Alors, elle avait avalé sa liqueur. C’était vrai que ça faisait du bien. Ça la stimulait. Et elle oubliait les crachoirs et les ordures de la chambre de toilette.

– Qu’est-ce que c’est, ça ? demanda-t-elle un moment plus tard.
– C’est de l’élixir parégorique. C’est pas dangereux, ça coûte pas cher et ça fait du bien.

Les deux femmes se mirent à table, prirent une tasse de thé et quelques aliments. Oui, c’était vrai qu’elle avait les manières d’une poule, mame Pouliche. Au lieu de prendre une franche bouchée avec sa fourchette, elle donnait de petits coups dans son assiette, comme la poule qui picore, qui donne du bec, à droite, à gauche. Elle pignochait, saisissant du bout de son outil un brin de viande, de salade, de spaghetti, jamais une vraie bouchée.

Maintenant, après sa dose de parégorique, mame Pouliche éprouvait un grand apaisement, elle sentait ses nerfs calmés et, assise sur sa chaise, elle se laissait doucement aller au sommeil qui s’appesantissait sur elle. Ce soir-là, elle se coucha tôt et passa une bonne nuit. Le lendemain matin, en revenant de son travail, elle arrêta chez le pharmacien et acheta un flacon de parégorique. Alors, elle prit comme ça l’habitude d’en prendre trois fois par jour. Pas une grosse dose évidemment. Une cuillerée à thé dans un peu d’eau sucrée. Ce que ça lui faisait du bien ! C’était miraculeux. Une vraie panacée. L’alcool la stimulait, puis amenait le sommeil.

Quand on gagne sa vie à vider des crachoirs, à nettoyer des latrines, une pareille liqueur, ça vous soulage. Pour sûr que Mélanie lui avait rendu un fameux service en lui faisant connaître cette préparation.

Dans l’année, il y a les jours ordinaires et il y a les jours exceptionnels, les fêtes par exemple. Dans l’existence de mame Pouliche, en plus des jours ordinaires, il y avait chaque hiver une journée exceptionnelle : la journée de la Grande Saleté, le lendemain de la soirée du personnel de l’assurance. C’était de tradition. Une fois par an, patrons et employés se rencontraient et festoyaient dans une réunion sociale qui avait lieu dans les bureaux mêmes de la compagnie. On dansait, on faisait de la musique, on s’amusait, on mangeait et on buvait (car il y avait toujours un plantureux buffet) et l’on vomissait aussi. La première fois que mame Pouliche était arrivée pour faire le ménage le lendemain d’une de ces soirées, elle était restée stupéfaite, dégoûtée devant ce qu’elle avait trouvé. Seigneur Jésus ! jamais de sa vie, elle n’avait vu pareille saleté. Ces gens-là avaient mangé et bu comme des pourceaux et ils avaient rejeté ce qu’ils n’avaient pu digérer. Les latrines étaient dans un état repoussant. L’on avait vomi non seulement dans le bassin des cabinets, mais sur le siège. Même les murs étaient éclaboussés. Et l’on respirait là une odeur forte, surie, qui faisait lever le cœur. Dans certains bureaux privés, les crachoirs étaient remplis de dégobillis, d’autres d’urine. Réellement, il semblait que l’on s’était efforcé de faire toutes les saletés possibles. Maintenant, il lui fallait nettoyer tout cela. Alors, avec la vadrouille, les seaux, les brosses, elle et son assistante avaient travaillé une partie de l’avant-midi, avaient passé des heures à enlever ces ordures.

Chaque année, c’était la même chose. Plus exactement, c’était pire, car on aurait dit que les gens cherchaient à se surpasser dans l’ordure, à lui donner plus d’immondices à enlever. Oui, une fête pour les autres ; pour elle, une répugnante corvée. Mais il lui fallait gagner sa vie, sa pitance, et elle lavait, nettoyait tous ces vomissements. Ah ! elle en vidait de beaux crachoirs ces lendemains de sauterie et de beuverie. Après ce spectacle, après cette besogne, elle restait écœurée pour le reste de la journée. Le midi, elle n’osait se mettre à table, tellement elle avait dans le nez cette odeur de nourriture renvoyée. Alors, pour oublier, pour se remettre, elle prenait une dose de parégorique. Pas une cuillerée à thé, bien sûr. Une grande cuillerée à soupe et même un peu plus. Fallait se purger l’esprit de toutes ces saletés. Bientôt, elle tombait dans une torpeur, puis elle dormait, mais souvent elle avait des rêves pénibles.

Avec le temps, elle en voulait davantage, de sa panacée. Elle en prenait de fortes doses. Fallait ça pour la soutenir dans sa repoussante besogne. Alors, elle ne mesurait plus par cuillerées, elle versait généreusement et avalait.

Chaque matin, elle se levait, s’habillait à la hâte, prenait le tramway et descendait en ville pour aller vider ses crachoirs, nettoyer les cabinets. Cela, tous les jours, d’une semaine à l’autre, d’un mois à l’autre, d’une année à l’autre. Et cela durerait jusqu’à sa mort.

Sa vie, ce n’était pas un morne désert, aride et monotone, car dans le désert il y a l’étendue illimitée, la grandeur sauvage, les mirages, les puissants souffles du vent, et parfois une oasis fraîche et fleurie. Sa vie, c’était plutôt comme une longue, pauvre et sordide rue, sans arbres et sans fleurs, aux laides maisons uniformes, peuplées de figures hostiles, ironiques, taquines.

Mais elle avait son élixir parégorique.

Le parégorique, c’était son ami, son soutien, sa consolation. C’était son appui, son réconfort, son viatique.

Toute la misère de sa pitoyable vie fondait, toute la laideur de sa pauvre existence de paria s’effaçait lorsqu’elle prenait le précieux dictame, lorsqu’elle avalait la drogue bénie.

Ah ! s’il n’y avait pas à portée de la main pareil cordial, comment pourrait-on supporter les maux et les calamités de chaque jour ?

Les seules joies qu’elle avait connues, mame Pouliche, elle les devait au parégorique.

Elle avait l’impression d’être sur la terre pour laver des planchers, vider des crachoirs, nettoyer des latrines remplies de saletés et d’ordures.

Et elle vieillissait, elle devenait plus grise. Ses cheveux se faisaient plus gris, sa peau plus grise, ses yeux plus ternes. Elle ne maigrissait plus : elle se desséchait. C’était un squelette habillé de peau.

À vider des crachoirs, à nettoyer des latrines, elle gagnait sa pitance, mame Pouliche. Tous les jours la même routine et ça ne changerait jamais. Jamais il ne lui arriverait un héritage ou un de ces heureux hasards qui vous permettent de prendre votre tablier, de le lancer dans la poubelle, d’envoyer votre métier à tous les diables et de vous la couler douce. Elle, la chance n’était pas de son côté. Ainsi, pendant treize mois et demi, elle avait participé, sans jamais rien gagner, au tirage hebdomadaire organisé par l’un des commissionnaires. Alors, lasse de toujours payer et de ne rien recevoir, elle avait abandonné la partie.

– Non, c’est fini. J’en ai assez de donner mon argent aux autres, avait-elle répondu lorsque le garçon lui avait offert un billet comme d’habitude.

Alors, en badinant, celui-ci avait répliqué :

– Vous avez tort. Vous gagneriez cette semaine.

Puis, se tournant vers l’assistante de mame Pouliche, une nouvelle qui en était à sa première semaine :

– Tiens, vous prenez le billet et vous allez voir si vous ne décrochez pas le prix.

Alors l’autre avait pris le coupon, payé vingt-cinq sous et avait gagné le tirage. Pour son début, elle avait encaissé quatorze piastres.

– Pis moi, j’ai payé vingt-cinq cents pendant plus de treize mois et j’ai jamais retiré un sou, commentait amèrement mame Pouliche en regardant son assistante qui, toute épanouie, comptait ses billets.

Pas de chance.

Un jour, dans le tramway, elle s’était fait voler le salaire qu’elle venait de recevoir. Elle s’en retournait chez elle le samedi avant-midi et elle avait mis son enveloppe dans sa sacoche. À un coin de rue, deux voyageurs montèrent dans la voiture : un monsieur élégamment mis qui alla s’asseoir à sa droite et une femme quelconque, à sa gauche. L’homme tenait à la main un magazine illustré qu’il se mit à feuilleter négligemment lorsqu’il se fut installé. Les dessins étaient très osés, scabreux même. Le voyageur les regardait d’un air détaché. D’une main nonchalante, il tournait une page, puis une autre. Un peu curieuse, mame Pouliche s’allongeait le cou et guignait, sans en avoir l’air, les illustrations folichonnes. Pendant ce temps, sa voisine de gauche descendit sans qu’elle s’en rendît compte puis, à l’arrêt suivant, son voisin se leva et sortit lentement, tenant sa revue. Madame Pouliche le suivait des yeux. Lorsque la voiture se fut remise en marche, la femme de peine ramena ses deux mains sur ses genoux et constata soudain que la sacoche, qu’elle tenait au bras gauche, avait disparu. Ainsi, elle s’était laissée aller à regarder des gravures polissonnes et elle avait perdu son salaire. Oui, pendant six jours, elle avait vidé des crachoirs, nettoyé des cabinets d’aisances pour se faire filouter son enveloppe.

Un jour, en faisant le ménage, mame Pouliche trouva dans le bureau du gérant un billet de banque de cinq piastres que l’on avait apparemment échappé. Foncièrement honnête, elle se rendit plus à bonne heure à son travail le lendemain.

– Voici ce que j’ai ramassé sur le plancher, dit-elle en tendant l’argent au personnage.
– Je me demandais où je l’avais perdu, répondit l’autre en prenant le billet. Fouillant dans sa poche, il en sortit une pièce de vingt-cinq sous qu’il lui remit.
– C’est peu, mais c’est de bon cœur, fit-il.
– Merci, c’était pas à moi et je ne pouvais le garder, déclara mame Pouliche.

À quelques mois de là, la femme de peine demanda une augmentation de salaire.

– Je vais soumettre votre requête aux administrateurs, répondit le gérant. Lorsque ceux-ci se réunirent, il leur fit part de la demande de mame Pouliche.
– Qu’est-ce que vous en dites ? interrogea l’un des directeurs en regardant le gérant.
– Bien, je crois que ce serait commettre une extravagance, ce serait jeter l’argent par la fenêtre. Elle n’en a pas besoin. Il y a quelque temps, elle a trouvé un cinq piastres et l’a remis au propriétaire !

Alors, devant pareille simplicité, les autres se mirent à rire.

– Bon, vous direz que la compagnie ne peut dans le moment accorder d’augmentation de salaire, expliqua le directeur, réglant ainsi la question.

Il y a des hommes qui se disent : « Moi, cette année, j’ai vendu cent automobiles, cent cinquante radios, j’ai posé trois cents semelles de chaussures », ou bien : « Moi, j’ai placé deux cents pains chaque jour, cent cinquante pintes de lait. » Puis, il y en a qui pensent en eux-mêmes : « Moi, j’en ai bu des bouteilles de bière dans ma vie. » D’autres calculent mentalement le nombre de femmes qu’ils ont eues. Ça, c’est des pensées qui n’ont rien d’affligeant. Mame Pouliche, elle, ce qu’elle pouvait se dire, c’est qu’elle en avait vidé des crachoirs, plus que n’importe quelle autre femme de la ville.

Ses assistantes avaient eu plus de chance qu’elle. Elles s’étaient casées, si l’on peut dire. Rose, sa première, une grande et jolie blonde, ancienne couturière que ses yeux trahissaient, dont la vue faisait défaut, avait pris ce métier de femme de peine parce qu’il lui fallait travailler pour vivre, mais elle s’était mariée au bout de six mois. Mélanie, la deuxième, une brune qui arrivait chaque matin la figure fardée, avait trouvé un petit vieux pour l’entretenir. Émilienne qui lui avait succédé avait été à la tâche pendant treize ans, puis elle était morte, emportée par la pneumonie. Finies ses misères à celle-là. Mame Drapeau, abandonnée par son mari, avait travaillé pendant dix ans, puis son fils maintenant grand, lui avait dit : « C’est moi qui vais gagner maintenant et te faire vivre. » Alors, depuis ce temps, elle se reposait. Quant à la Bourrette, une grosse veuve, son assistante actuelle, acoquinée avec un chômeur séparé de sa femme, c’était une pâte molle qu’elle s’était souvent promis de renvoyer, car elle était lente, négligente, il fallait toujours pousser sur elle pour la faire marcher. Non, ça ne pourrait pas durer comme ça. Faudrait la remplacer.

Mais ces femmes, elles vivaient, tandis qu’elle...

Avec les années, elle devenait plus grise, plus maigre, plus laide avec ses yeux gris à fleur de tête, vides d’expression.

Il vint un jour où ça faisait trente ans qu’elle faisait le ménage dans ce grand bureau d’assurance. Elle connaissait tout le personnel. Il y en avait qui étaient des jeunes gens lorsqu’elle était entrée là et aujourd’hui ils étaient grands-pères. Ces gens-là faisaient parfois des voyages, quelques-uns même étaient allés en Europe, ils possédaient des automobiles, ils étaient bien vêtus, ils faisaient une belle vie... Toi, vide des crachoirs, la vieille !

Pour se consoler, pour oublier, pour accomplir sans trop de dégoût sa tâche quotidienne, elle s’administrait de rudes doses de parégorique. Après cela, elle plongeait dans une torpeur dont elle s’éveillait la tête lourde, l’air égaré, hébétée.

Elle n’avait plus d’appétit, ne mangeait pas. Elle n’avait de goût que pour son parégorique. Et maigre à faire peur. Puis, la nuit, elle faisait de mauvais rêves, des rêves pénibles, harassants. Ce n’était donc pas assez d’avoir de la misère le jour, fallait en avoir la nuit.

Toujours elle tirait au collier, mais il y avait des heures où c’était plus difficile. Ses forces diminuaient. Puis le cœur semblait détraqué, comme une vieille pompe qui refuse de pomper. À certains moments, il lui semblait qu’elle allait s’affaisser, s’écraser au plancher. Mais malgré tout, beau temps, mauvais temps, malade ou pas malade, elle vidait ses crachoirs, nettoyait les latrines.

Et, la tâche terminée pour le moment, elle avalait d’amples rasades de parégorique.

Un matin, elle se leva en retard pour se rendre à son travail. Ensuite, elle manqua par quelques secondes le tramway qu’elle devait prendre et dut attendre cinq minutes pour le suivant. C’est toujours ainsi. À l’édifice, comme la chose se produisait souvent, le préposé à l’ascenseur n’était pas encore arrivé. « Sa femme était couchée sur sa queue de chemise et il n’a pas pu se lever », fit tout haut mame Pouliche, furieuse de ces contretemps. Alors elle prit les escaliers, mais elle soufflait péniblement, fortement, le cœur lui battait et elle était à bout d’haleine lorsqu’elle arriva à son étage. Naturellement, la Bourrette était en retard, elle aussi, cette paresseuse. Jamais à temps, celle-là. Collée à son chômeur. Il faudrait pourtant lui donner son congé et en prendre une autre. Ça allait mal. Personne ne pouvait donc se lever à l’heure ? Maudit ! qu’elle était de mauvaise humeur, mame Pouliche ! En hâte, elle se rendit à son armoire, enleva son vieux manteau gris, élimé, froissé, à collet en fourrure de rat d’égout, son chapeau déteint, déformé, cabossé, les accrocha et mit son tablier, prit sa brosse, son linge à essuyer les bureaux et son seau à vider les crachoirs. Son trousseau de clés cliquetant et ballant à sa ceinture, elle se dirigea en toute hâte vers le bureau de l’assistant-gérant, toujours l’un des premiers arrivés. Fébrilement, elle ouvrit la porte, fit quelques pas, puis, foudroyée par une syncope, croula au plancher, heurtant et renversant en même temps le vase aux saletés dont le contenu se répandit sur le prélart. Elle gisait là, morte, mame Pouliche, morte à la tâche, sa vieille tête grise et sa figure grise baignant dans l’eau sale, dans le jus du crachoir, un bout de cigare à côté de la bouche...

* Ce conte est dans le domaine public au Canada, mais il se peut qu'il soit encore soumis aux droits d'auteurs dans certains pays ; l'utilisation que vous en faites est sous votre responsabilité. Dans le doute ? Consultez la fiche des auteurs pour connaître les dates de (naissance-décès).

- FIN -

Biographie et autres contes de Albert Laberge.

Pays : Canada | Corriger le pays de ce conte.
Mots-clés : balayer | crachoir | élixir | épousseter | gris | laver | ménage | misère | parégorique | poule | Retirer ou Proposer un mot-clé pour ce conte.
Thèmes : Misère humaine | Retirer ou Proposer un thème pour ce conte.

Signaler que ce conte n'est pas dans le domaine public et est protégé par des droits d'auteurs.


© Tous les contes | Hébergé par le RCQ.

| | | |

Concept et réalisation : André Lemelin

à propos | droits d'auteurs | nous diffuser | publicité | ebook/epub

haut


Ajouter des contes sur touslescontes.com
Signaler une erreur ou un bogue.

Des contes d'auteurs et de collecteurs : Grimm, Perraut, Andersen... Des contes traditionnels: Blanche neige, Le trois petits cochons, Aladin, ou la Lampe merveilleuse... Des contes français, chinois, russes, vietnamiens, anglais, danois...