touslescontes.com |
touslescontes.com est une bibliothèque virtuelle qui contient un grand nombre d’histoires puisées dans le domaine public, ou confiées par des auteurs contemporains. Des contes merveilleux, des récits historiques, des légendes traditionnelles… Des contes de tous les continents et de toutes les cultures…
|
I – Jean, dit à son domestique M. Cappelle de la maison Cappelle et Cie, allez donc voir quel est ce tapage à la porte de la rue. Et Jean donnait de si furieux coups de son plumeau sur le fauteuil que les plumes se détachaient par poignées... – Oui, monsieur Cappelle, des rats. Cent francs par an ! vous badinez, je pense. Puis il se planta au milieu du bureau, croisa ses bras, et regardant son maître d’un air attendri, la tête sur le côté, s’écria : – Est-il Jésus Dieu possible que des rien-du-tout, des gueux, des rats, oui, des rats, monsieur Cappelle, viennent ennuyer jusque dans sa maison un monsieur si honnête, et qui donne cent francs par an aux pauvres de la ville ? Non, monsieur, cela n’est pas croyable. Ayant ainsi parlé, Jean se dirigea lentement du côté de la porte, les bras croisés et le nez en terre, avec de petits hochements de tête, comme un homme qui médite sur ce qu’il vient de dire, mais, au moment de sortir, il releva les yeux, et interpellant son maître : – Ainsi donc, monsieur Cappelle, je lui dirai de votre part... Qu’est-ce qu’il faudra dire, s’il vous plaît, monsieur ? Et Hélène, que tout le monde appelait Leentje dans la maison, entra en sautillant dans le bureau de son père. Oh ! la jolie enfant ! Elle avait dix ans, les joues roses, les cheveux blonds, les yeux bruns, et sa grande tresse serrée dans des noeuds de soie bleue battait son dos, comme une gerbe d’épis tressés. –Père, supplia-t-elle, un petit sou pour le joueur de violon qui est devant la porte de la maison. Jean ira le lui porter. Mais M. Cappelle lui répondit avec humeur : – Qu’as-tu à t’occuper de cet affreux petit drôle ? J’en ai assez de sa manivelle. Ici Jean crut devoir intervenir, et crachant encore une fois derrière sa main, dans le corridor, il s’écria : – Ah bien, non, Leentje, qu’on ne nous les donnerait pas. Un si bon monsieur et qui, tous les ans, donne cent francs aux pauvres ! Ah bien, non, et pour ma part, monsieur Cappelle, je vous dirais : Allez-vous-en; nous avons bien assez déjà de nos pauvres, auxquels nous payons cent francs par an. Est-ce que je mendie, moi ? Je suis domestique chez monsieur Cappelle et je travaille. Eh bien, travaillez aussi. Voilà ce que je dirais. M. Cappelle haussa les épaules, et poussant du doigt Leentje vers la porte : – Allons, fillette, dit-il, va avec Jean. Voici la fin de l’année et j’ai à revoir mes livres de comptes. Ils descendirent et brusquement Jean se mit à crier de toute la force de ses poumons : – Hé ! Là-bas ! Hé ! Mendiant ! Garnement ! Propre à rien ! L’archet cessa de faire grincer les cordes du violon et un jeune garçon se leva de la marche en pierre sur laquelle il était assis, dans l’encoignure d’une porte. Alors Jean prit un air majestueux et la main tendue, comme un avocat qui commence un plaidoyer : – Monsieur Cappelle vous fait dire, de sa part, qu’il donne cent francs par an aux pauvres de la ville et que... Et de la main, elle lui faisait signe d’approcher. Le petit mendiant qui avait ôté son chapeau, en souriant gauchement, quand Jean s’était mis à lui parler, entra dans le grand vestibule peint en marbre blanc, étonné, regardant la hauteur des voûtes, avec de réitérés mouvements de tête humbles et lents pour saluer. Jean ferma la porte, examina le garçon des pieds à la tête et tout à coup indigné, montra Leentje et s’écria : – Savez-vous bien à qui vous parlez ? À Leentje, la fille de M. Cappelle. Et M. Meganck, le notaire lui-même, n’est pas plus riche que M. Cappelle, quoique son cocher ait un frac avec de l’argent dessus. Mais l’enfant avait posé le doigt sur les haillons du musicien : – N’ayez pas peur, dit-elle, et répondez-moi. Vous n’avez plus de père, petit ? Il fixait à présent les yeux sur la pointe de ses pauvres vieux souliers, haussant les épaules, doucement, pour montrer qu’il ne comprenait pas ; puis par contenance, un poing sur sa hanche, il se mit à siffler dans ses dents, d’un air à la fois timide et résolu. – Bon ! c’est un sourd-muet, s’exclama Jean. J’ai vu ça de suite. Voyons, répondez. N’est-ce pas que vous êtes sourd-muet ? Alors le jeune garçon mit son instrument sous son menton et ouvrit la bouche comme s’il s’apprêtait à chanter ; mais Leentje posa la main sur l’archet et lui dit : – Moi, j’aime le violon, mais mon papa ne l’aime pas. Je vous ai demandé si vous n’aviez plus de papa ? Est-ce que vous ne m’avez pas compris ? Il leva sur Leentje deux beaux grands yeux noirs, doux comme du velours, et haussa de nouveau ses épaules ; mais cette fois un triste sourire plissait le coin de sa petite bouche bien formée. – Ah ! s’écria tout à coup Leentje gaiement, en frappant ses mains l’une dans l’autre, il veut dire qu’il n’est pas du pays. D’où viendrait-il, Jean ? Jean fit alors le tour du jeune garçon, les mains derrière le dos, levant et abaissant son long nez de travers pour mieux voir les habits du petit mendiant, et une grimace dédaigneuse plissait le bas de sa grosse figure bien nourrie. – Tenez, lui dit Leentje, j’ai demandé à mon père un sou que voici et j’y joins trois sous qui m’appartiennent. Cela vous fait quatre sous pour vous acheter un gâteau, car c’est la Noël ce soir. J’ai bien encore vingt sous dans ma tirelire, mais j’ai promis de les donner à la vieille Catherine. Amusez-vous bien : une autre fois je vous montrerai ma poupée. Vous ne la connaissez pas ? Elle a coûté vingt francs. C’est une poupée très jolie. Et Leentje mit ses quatre sous dans les doigts du jeune garçon. Il eut un beau geste reconnaissant, et de la main dans laquelle Leentje avait glissé les sous, il frappa sa poitrine avec tant de vivacité qu’elle le regarda pour savoir s’il ne s’était pas fait de mal. Il baissa aussitôt les yeux et une grosse larme coula sur ses joues pâles, tandis qu’il portait son argent à sa bouche et le baisait religieusement. – Il poverello ! cria-t-il tout à coup d’une seule voix, avec une grande énergie. Et glissant très vite son violon sous son menton, il posa l’archet sur les cordes et ouvrit la bouche, en regardant en l’air, la tête sur l’épaule. –Leentje ! Leentje ! cria une voix dans l’escalier. Et Mina, la bonne, parut dans le corridor, tout essoufflée. – Que faites-vous ici, Leentje ? Je vous cherche dans toute la maison. Est-il permis de faire courir ainsi les gens ! Dieu du ciel ! Mon corset vient de craquer. Je serai obligée de remettre une agrafe. Mais elle, toute à son admiration : – Voyez, Mina, quel gentil petit garçon ! C’est le même qui nous a suivies dimanche quand nous sommes allées, Nelle et moi, à la boutique de M. Pouffs, le marchand de volailles, car vous étiez retournée ce jour-là chez vos parents, Mina. Il jouait du violon en nous suivant. Nelle a voulu le chasser en lui montrant son poing, mais il n’a pas eu peur de Nelle, et seulement il a mis son violon sous son bras. Ne trouvez-vous pas qu’il est bien gentil, Mina ? Elle toussait en parlant, un peu gênée, car elle l’avait gardée pour elle. Et Mina était, en effet, descendue la veille pour remettre la pièce au jeune garçon ; mais au moment d’ouvrir la porte, elle avait vu le fils du sacristain Klokke à genoux dans la neige et cherchant à regarder par la fenêtre de la cave. Et Klokke, qui était jaloux, lui avait dit : – Pourquoi venez-vous à la porte, Mina ? Est-ce que vous m’avez entendu frapper contre la vitre ? J’ai pourtant frappé bien doucement. Je suis sûr que quelqu’un a rendez-vous à cette heure avec vous. Est-ce le gros Luppe, le Crollé, ou Metten, le cocher de M. Meganek ? Dites-le-moi, Mina, ou je vous pince. Et voilà comment il se fait que le petit mendiant n’eut pas la jolie pièce que Leentje avait donnée pour lui à la bonne amie de Klokke, le fils du sacristain. Mais la fine Mina n’avait garde d’en rien laisser paraître et elle faisait à présent semblant de se rappeler très bien qu’elle la lui avait donnée. – C’est égal, Leentje, dit-elle, vous feriez mieux de ne pas vous occuper de ces petits traîneurs de pavé. Ce sont tous des fripons et des fils du diable. J’en ai vu comme cela pas mal à Bruxelles, quand j’étais en service chez M. Schoreels, le ferblantier, et j’entendais dire autour de moi qu’ils venaient de si loin que c’était au moins de Macaroni ou d’Italie, je ne sais plus au juste, mais c’est quelque chose comme cela. Alors Jean, redevenu hautain, le bourra dans les épaules. – Allons, sortez d’ici. M. Cappelle vous fait dire de sa part qu’il donne tous les ans cent francs aux pauvres de la ville. Le petit mendiant regarda l’argent qu’il avait dans la main, murmura quelques mots que personne ne comprit et gagna la rue. Au moment de sortir, il leva ses yeux noirs sur Jean, avec colère. – Allez ! allez ! lui cria Jean, je me moque de vos grands yeux. Vous ne pouvez rien contre moi. Je suis ici dans un bon service où je ne manque de rien et où je gagne de bon argent. Propre à rien ! Brigand ! Et la porte se ferma. II Le petit joueur de violon remit son chapeau sur sa tête, serra autour de ses reins le vieux manteau bleu qu’une corde attachait à son corps et se mit à remonter la rue en frappant ses pieds gelés sur le pavé plein de neige. Le soir tombait et le long des façades les vitres s’éclairaient l’une après l’autre. Des lampes brillaient sur les tables. De temps en temps, une fenêtre s’ouvrait sur la lumière chaude des chambres ; un homme ou une femme se penchait, fermait les volets. Les vitrines des boutiques, scintillantes de givre, étalaient des arabesques, légères comme des dentelles, sur lesquelles dansait l’ombre des brosses, des torchons, des paquets de chandelles et des nattes en paille qui pendaient à l’étalage. On voyait les boutiquiers aller et venir avec empressement derrière leur comptoir, en riant, parce que les gros sous pleuvaient ce soir-là dans leur tiroir, et les chalands tapaient leurs sabots à terre pour se réchauffer, en attendant leur tour d’être servis. La vitrine du marchand de vin était une vraie merveille ; le malin compère avait rangé l’une à côté de l’autre, sur les planches, toute une armée de bouteilles, renfermant de belles liqueurs roses, brunes, jaunes et violettes que la lumière de la lampe faisait miroiter comme des topazes, des rubis, des améthystes et des saphirs. Et sur le trottoir, la neige se colorait de feux qui reflétaient la nuance des liqueurs dans les bouteilles. Près de là, le charcutier avait pendu à sa fenêtre de longs chapelets de saucissons, enguirlandés de fleurs en papier d’or, et de la belle saucisse luisante tournait en rond sur une assiette, à côté d’un grand foie de porc dont le brave homme était en train de couper une tranche. L’enfant poussa la porte qui se mit à carillonner, et du doigt montra le foie. – Qu’est-ce que c’est, mon petit bonhomme ? lui dit le marchand. Je veux bien vous donner une tranche de foie, mais il faut me la payer. Et en même temps il frottait plusieurs fois de suite son pouce contre son index pour donner plus de poids à ses paroles. L’enfant tira de sa poche un de ses sous et le mit sur le comptoir, en passant sa main dessus, de crainte que l’homme ne le prit avant de l’avoir servi. Le grand couteau luisant plongea alors dans le foie et une tranche s’en détacha ; puis le petit mendiant ôta sa main de dessus le sou et s’en alla, emportant sa marchandise. Il avait grand’faim, il mordait dans la tranche à belles dents, et en un instant il n’en resta plus rien. Il glissa alors sa main dans sa poche pour voir s’il avait encore ses autres sous et continua son chemin. Le pâtissier avait imaginé pour la Noël une montre extraordinaire. Des cramiques étalaient leurs dos bruns piqués de raisins, laissant sortir par places la miche dorée ; et une pièce montée, superbe, avait la forme d’une tour. Cette tour, dont la base était en pâte de pouding, étageait trois rangs de galeries circulaires ; en haut de la dernière, parmi les fruits confits qui brillaient sur le sucre de la croûte glacée, une petite femme en jupe blanche, posée sur l’orteil du pied gauche, haussait en l’air sa jambe droite en ouvrant les bras comme si elle allait s’envoler. Puis des meringues soulevaient, non loin de la tour, leur écume figée au milieu de laquelle deux cerises et une prune semblaient des îlots battus par les flots. Contre la vitre, de grandes couques hérissées de drapeaux en soie rouge et bleue et de plumes frisées posaient debout, à côté d’hommes en spikelaus et en biscuit, qui avaient l’air de dire bonjour aux passants. Il y avait aussi des assiettes remplies de dragées, de pralines au chocolat, de fondants, de sucres de couleur, de caramels, mais la plus belle chose était certainement la tour aux trois étages, à cause de sa hauteur et de ses fruits. Le petit vagabond s’arrêta longtemps devant ces merveilles, n’ayant jamais rien vu d’aussi beau. Il se baissait, se haussait, se penchait à droite, se penchait à gauche, faisait avec son haleine des trous dans le givre des vitres, pour mieux voir. Et tantôt il sautait sur une jambe tantôt sur l’autre, frappant ses vieilles semelles sur le trottoir et chantant entre ses dents un air de son pays. Doucement il passa le bout de sa langue sur la vitre et lécha le givre à petits coups, croyant lécher les confitures. Le pâtissier s’aperçoit tout à coup qu’il y a quelqu’un derrière sa vitrine et il fait un geste de colère. Le petit joueur se sauve alors ; mais le boulanger, lui aussi, a fait de grands hommes en spikelaus, des cramiques de fine farine, des couques en forme d’oiseau, avec des plumes et des drapeaux. Et l’enfant s’arrête de nouveau, regarde ces belles choses avec le désir d’en manger. Il n’a pris, depuis le matin, pour toute nourriture, qu’un petit pain de deux sous et une tranche de foie. À la fin il se décide, pousse la porte vitrée du maître mitron, montre du doigt les bonshommes qui sont à la vitrine, et parmi ceux-là le plus beau. Mais la boulangère appuie le pouce de sa main droite sur la paume de sa main gauche, l’avertissant ainsi qu’il doit avant tout payer. Il tire son sou et le pose sur le comptoir. La méchante femme hausse alors les épaules et lui dit d’une voix aigre : – Avez-vous pensé vraiment, petit drôle, que vous auriez ce grand bonhomme pour un sou ? Puis elle prend le sou, le tourne dans ses doigts et lui donne un petit pain blanc, le plus sec de la fournée. Comme c’est bon, du pain ! Il l’avale en quelques coups de dents et porte ensuite sa main à sa bouche pour y ramasser les miettes roulées dans les coins. III Constamment la sonnette des marchands carillonne ses drelin drelin; car de riches et pauvres vont à la boutique, ce soir-là, pour acheter les cadeaux de Noël. Les ménagères passent en courant, la tête baissée sur la poitrine, les mains pelotonnées dans leur tablier, à cause de la bise qui rougit le nez et les doigts : et l’une tient dans les bras un cramique qui répand derrière elle une bonne odeur de pâte aux oeufs, l’autre porte à son poignet un cabas d’où sortent des goulots de bouteilles. Des petits garçons et des petites filles passent aussi, chargés de provisions, et quelques-uns s’arrêtent pour ouvrir les paquets et prendre délicatement un bonbon, un morceau de sucre, un macaron. De vieilles femmes, enveloppées de manteaux et le capuchon sur les yeux, sortent de l’église en marmottant entre leurs dents, qui claquent de froid, et il y en a qui tiennent à la main une chaufferette par les trous de laquelle le vent fait pétiller la braise. Le petit musicien voit briller dans la noire église les hautes fenêtres en forme de trèfle ; la porte étant restée ouverte, un flot de lumière se répand sur le parvis, jusqu’à ses pieds, avec une tiède odeur d’encens. Il pénètre sous les voûtes jaunies par le reflet des cierges, et se dirige vers le poêle où se meurt un petit feu de houille. Il tend avidement ses mains et ses pieds vers la fonte brûlante : il passe ensuite ses mains sur ses jambes et sur ses bras pour les imprégner de la chaleur du poêle, et une douce action de grâces s’élève de son coeur pour remercier le Sauveur qui, aux approches de la grande nuit de Noël, lui donne du feu pour se réchauffer. L’église est silencieuse : on n’entend dans les nefs muettes que le grincement des chaises sur les dalles bleues, le pas du sacristain dans le choeur, et le claquement des sabots, lorsque les vieilles femmes en manteau noir se dirigent du côté du bénitier afin d’y tremper leurs doigts avant de sortir. Et de temps à autre une d’entre elles s’arrête près du poêle et ouvre au feu ses petites mains sèches, en regardant de côté avec défiance le jeune vagabond. Il sent alors glisser dans son sang une chaude langueur ; sa tête retombe sur sa poitrine ; il s’affaisse dans son vieux manteau troué dont il s’est fait un oreiller. Une voix irritée éclate tout à coup à son oreille. C’est le sacristain qui lui fait signe de partir. Il se lève, regarde fièrement cet homme qui le chasse, ramasse son violon et s’en va, lentement, en boitant, car ses pieds ont gonflé dans les vieilles bandelettes de cuir qui retiennent ses souliers à ses jambes. Il ouvre la porte, et la bise glacée le frappe de nouveau au visage. Alors le jeune garçon se parle ainsi à lui-même : – Francesco, mon pauvre Francesco, pourquoi as-tu quitté la montagne ? Tu avais une mère à la montagne et tu l’as quittée. Où sont les autres, ceux qui m’ont précédé dans mon tour du monde ? Paolo est mort dans la campagne, pendant qu’il faisait chaud encore et que les arbres étaient verts. Il a bien du bonheur, Paolo ! Un jour, quand il gèle et qu’on n’a plus la force de marcher, on regarde derrière soi et l’on cherche de quel côté du ciel est la montagne. C’est alors, mon Francesco, que le chemin paraît long et l’on se dit qu’on n’arrivera jamais. J’ai perdu en chemin Paolo, et Pietro aussi, mon cher Pietro, plus jeune que moi de deux ans, et les autres m’ont quitté en me disant : Bon voyage. Buppo était le plus grand, mais il toussait. Que sera-t-il arrivé de lui et des autres ? Bonjour, Buppo, Paolo, Pietro et les autres. Ce sera tantôt la nuit de Noël ; il y a fête dans le ciel et ceux de la montagne sont descendus vers Naples. Tous les ans, à la Noël, nous allions à Naples, avec les cornemuses et les violons, et les gens nous donnaient de la galette, du fromage, des fruits ou de petites pièces de monnaie, tout le long du chemin. Naples ! Naples ! Et tout le long du chemin, il y avait des crèches avec l’âne, les mages et notre Sauveur, devant lesquelles ronflaient les cornemuses et chantaient les hommes de la plaine. Chez les hommes d’ici il n’y a point de crèches et les mains ne jettent que du cuivre rouge. Ma mère me disait : « Francesco, tu es le dernier de mes entrailles et je te vois partir avec douleur. Mais on est riche où tu vas : voilà pourquoi je ne veux pas te retenir. Dieu soit avec toi ! Quand tu reviendras, je pourrai mourir. Va donc, mon cher enfant. » Puis elle m’a donné ce violon et elle est venue avec les autres mères jusqu’aux montagnes qui paraissent bleues quand on les voit de loin. Ensuite elles sont restées les bras tendus, et quand le soir est venu, nous avons joué de la cornemuse et du violon, afin qu’elles pussent encore nous entendre. Et maintenant, je reviens, mais plus pauvre que lorsque je suis parti, car je n’ai plus d’espérance. En ce moment il entendit à quelques pas de lui trois petits garçons qui chantaient à la porte d’une maison, et l’un d’eux tenait au bout d’un bâton une lanterne où brûlait une chandelle. C’étaient des enfants de la campagne, en sabots, avec des écharpes sur la tête, et ils chantaient des complaintes de Noël pour gagner quelques sous. Le plus grand se haussait sur la pointe des pieds et chantait à travers le trou de la serrure, afin qu’on l’entendît mieux de l’intérieur ; le second chantait en tournant sur lui-même, les mains dans les poches, et l’on voyait sa bouche large ouverte, car il criait de toutes ses forces ; le troisième criait aussi, mais il s’interrompait à tout moment pour renifler car son nez coulait, et il se remettait à crier avec une telle force que sa voix semblait devoir se briser. Et tantôt l’un, tantôt l’autre disait : « Plus fort », pendant que celui qui avait le nez à la serrure tapait de petits coups du bout de son sabot contre la porte : alors ils se mettaient à crier tous les trois comme des diables. Et leur chanson était à l’unisson ; mais l’un avait déjà fini quand l’autre commençait, et le dernier courait toujours après le premier, sans pouvoir l’atteindre. La petite chandelle tremblante éclairait leurs nez rouges et faisait danser leur ombre derrière eux jusqu’au bout de la rue : et eux-mêmes dansaient à la dernière note de la chanson, en sautant et en retombant sur le plat de leurs sabots, sans rire. Et voici ce que disait leur chanson : – Noël ! ils sont venus, les petits Les trois petits garçons allaient recommencer pour la troisième fois leur complainte quand ils entendirent tout à coup jouer du violon à côté d’eux : c’était Francesco qui, humble et souriant, les accompagnait, et du pied il battait la mesure pour tâcher d’être d’accord avec eux. Ils cessèrent alors de chanter, et le plus grand mit son poing sous le nez de Francesco en lui disant : – Nous ne voulons partager notre argent avec personne. Ainsi chassé, il s’en va, de rue en rue, jouant à la porte des maisons et devant les boutiques, mais l’archet glisse à peine sur les cordes, car les crins en sont gelés. Où passera-t-il la nuit ? Au fond d’une cour sombre, sous un hangar, une charrette de paille est remisée. Il pénètre doucement dans le hangar et soulève la paille pour se glisser dessous. Un chien sort en ce moment de sa niche et fait entendre des aboiements furieux. Il revient sur ses pas et se dirige vers cette maison où la charité, la grâce et la douceur lui sont apparues sous les traits de Leentje ! Voici, en effet, la belle maison blanche avec sa grande porte peinte en chêne sur laquelle les poignées de bronze imitent des têtes de lions, et un peu au-dessus, dans le panneau de gauche, une superbe plaque de cuivre reluisante étale le nom de CAPPELLE et Cie, gravé en grosses lettres. Il regarde les fenêtres partout closes, et il y en a trois au premier étage qui sont éclairées. Qui donc est encore éveillé dans la maison ? Les sons d’un piano, comme une musique de paradis, s’échappent par les fentes des volets, et bientôt une petite voix d’or s’élève dans le silence de la nuit. Cette voix lui rappelle le murmure avec lequel sa mère le berçait, les chants des petits enfants de la montagne, le vent dans les arbres, mille choses tendres et lointaines. Puis la voix cesse, mais il l’entend longtemps encore, comme un chant de Noël, au fond de son coeur. Des portes s’ouvrent dans la rue et il en sort des ombres qui marchent rapidement ; quelques-unes balancent à la main de petites lanternes qui rougissent la neige, car les réverbères de la ville sont éteints. Toutes ces petites lanternes se dirigent du même côté, là où la cloche sonne pour la messe de minuit. La porte de la maison Cappelle et Cie s’ouvre aussi et une joyeuse lumière se répand au-dehors : des hommes et des femmes, chaudement vêtus, serrent la main au maître de la maison, et une petite voix, celle qui a chanté, leur jette le bonsoir ; puis la compagnie se sépare en riant, la porte se referme et les fenêtres où brillait l’éclat des lampes, une à une s’obscurcissent. Ah ! M. Cappelle a voulu fêter le réveillon et il a bien fait les choses : on a bu du thé, du vin chaud et du punch ; la table est encore remplie de beaux pâtés et de belles tartes dans lesquels le couteau a taillé de grandes brèches. Mina déshabille Leentje et la couche dans des draps chauds, après l’avoir embrassée; et au moment de s’endormir, Leentje tourne la tête du côté de son arbre de Noël, qu’elle a fait monter dans la chambre, avec la poupée, les étuis, les boîtes à ouvrages et les cornets de dragées. Alors la lumière qui danse au haut de la maison sur le rideau de Leentje, comme une étoile dans le brouillard, s’éteint à son tour, et l’obscurité enveloppe le doux sommeil de la fille de M. Cappelle. IV Ah ! qu’ils sont gais, les petits flocons de neige, lorsque, pareils à des papillons d’hiver bondissant sur le tremplin de la bise, ils montent, descendent, montent encore et qu’un enfant passe, à travers la fenêtre entr’ouverte, sa main dodue pour les saisir ! Qu’ils sont gais pour tout autre que le pauvre Francesco, dans cette nuit glacée de Noël ! De grosses larmes roulent au bord de ses yeux, tandis qu’il souffle son haleine sur le bout de ses doigts. Le monde est bien dur ! Que va-t-il faire maintenant ? Il voit dans l’ombre une porte profonde dont la neige n’a pas recouvert le seuil ; il y va. Tenez, le voilà qui s’assied, après avoir eu soin de tirer son manteau sous lui; et son menton sur ses genoux, il s’endort. Tout à coup il lui semble que la terre s’est dérobée sous ses pieds. Est-ce lui qui monte ? Est-ce la terre qui descend ? Qu’importe ! ce qui se découvre à ses yeux est bien plus beau que la terre. Et tout de suite il sent une odeur délicieuse, comme celle qui sortait de la cave du pâtissier. L’air est embaumé de vanille, de safran, de cannelle, de citron, et un petit vent chaud répand ces bonnes odeurs au loin. Dieu ! qu’elles sont enivrantes ! Il les sent couler dans ses veines comme le jus des fruits mûrs. De magnifiques campagnes s’étendent à présent devant lui, avec des tons de pourpre, d’émeraude et de turquoise, jusqu’aux horizons de montagnes qui dentellent l’azur du ciel. Et un abricot, étincelant comme un soleil, répand sa lumière sur les gelées, les sirops et les crèmes du paysage. Jamais le vrai soleil ne lui a paru à la fois si brillant et si humide ! « Seigneur ! Seigneur ! que tout cela est bon et qu’il fait doux de vivre ! » Ainsi se parle Francesco, car il vient de prendre un bain dans la crème et il a mangé trois îles coup sur coup. Puis une montagne en caramel se dresse devant lui, surmontée de la même tour qu’il a vue chez le pâtissier. Qui donc habite la tour ? Ce ne peut être qu’une fée, et la fée sans doute est la reine du pays qu’il vient de parcourir. Mais comment pénétrer dans la muette et splendide tour ? Il cherche en vain la sonnette. Toc, toc ! fait-il enfin. Et une voix, douce comme de la confiture, lui répond du fond de la tour : Entrez. Il entre. De grands escaliers en sucre montent d’une galerie de pouding vers une galerie de nougat. Toc, toc ! fait-il encore. Et la même voix répond : Plus haut. Toujours frappant, il arrive à la dernière galerie, qui est en biscuit aux amandes, après avoir passé par toute sorte de merveilles ; et tout à coup il se trouve en présence de la petite danseuse du pâtissier. Elle lui sourit très gentiment et lui dit : – Je t’attendais, mon petit Francesco. À vrai dire, elle n’était plus posée sur la pointe de son orteil, la jambe droite levée, comme il l’avait aperçue la première fois, au haut de la tour, chez le pâtissier. Non, elle était debout sur ses deux pieds et lui tendait la main, à présent. Jamais Francesco n’avait vu une si jolie personne, ni plus mignonne, ni plus potelée, ni mieux faite, et elle était tout en sucre, avec des couleurs éclatantes qui la rendaient encore plus à son goût. Oh ! c’était de bon sucre, allez ! et si appétissant que Francesco, qui ne savait que répondre à la jolie personne, se mit à lui lécher le cou, sous ses cheveux blond-cendré. D’où vient qu’il pensa tout à coup que cette jolie créature était la même que celle qui lui avait fait la charité, tandis qu’il se trouvait encore sur la terre ? Et comme si la petite danseuse eût compris ce qui se passait en lui, elle lui dit : – Oui, c’est bien moi. Voici ma main : épousons-nous. Mon royaume sera aussi le tien. Alors, Francesco mit sa main dans la sienne et ils furent mariés. Le bel abricot couleur de soleil s’obscurcit en ce moment : aussitôt une teinte crépusculaire revêtit la crête des monts, et la plaine entière se couvrit d’une couche glacée de confitures aux lueurs sombres. – Voici la nuit, Francesco, lui dit la petite fille en sucre, nous allons nous séparer. Et Francesco la vit fondre lentement, comme une étoile dans les clartés croissantes du matin, et la tour se fondit, et les montagnes se fondirent et les paysages se mirent à fondre aussi pendant que lui-même se sentait fondre, fondre toujours un peu plus. Jusqu’à ce que... Le matin la servante de la maison, en ouvrant la porte pour aller chez le boulanger, trouva sur le seuil un petit cadavre glacé. – Chut ! ne le réveillons pas. Il est parti, le pauvre Francesco, sur l’aile du rêve à travers la nuit de Noël. 1. Les sabots cognent. |
* Ce conte est dans le domaine public au Canada, mais il se peut qu'il soit encore soumis aux droits d'auteurs dans certains pays ; l'utilisation que vous en faites est sous votre responsabilité. Dans le doute ? Consultez la fiche des auteurs pour connaître les dates de (naissance-décès).
- FIN -
Biographie et autres contes de Camille Lemonnier. Pays : Belgique | Corriger le pays de ce conte.Mots-clés : cadavre | charcutier | domestique | gueux | mendiant | mort | Noël | pâtissier | pauvre | poupée | riche | sou | vagabond | violon | Retirer ou Proposer un mot-clé pour ce conte. Thèmes : Noël | Retirer ou Proposer un thème pour ce conte. Signaler que ce conte n'est pas dans le domaine public et est protégé par des droits d'auteurs. © Tous les contes | Hébergé par le RCQ.
Concept et réalisation : André Lemelin à propos | droits d'auteurs | nous diffuser | publicité | ebook/epub
Ajouter des contes sur touslescontes.com
Des contes d'auteurs et de collecteurs : Grimm, Perraut, Andersen... Des contes traditionnels: Blanche neige, Le trois petits cochons, Aladin, ou la Lampe merveilleuse... Des contes français, chinois, russes, vietnamiens, anglais, danois...
|