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Mr. Algernon Ashford est assis dans le cabinet de travail de sa maison de Golders’Green, et écrit une lettre au Times. Tous les matins il s’installe ainsi devant son vaste bureau de chêne, et s’immobilise en de longues méditations, préparant les épîtres solennelles qu’il envoie périodiquement au Times, au Daily Telegrah ou au Morning Post. Il écrit lentement, le sourcil froncé : « ...Devant toutes ces catastrophes la même pensée vient à tous les hommes de bon sens : cela en vaut-il la peine ? Toutes ces vies sacrifiées amèneront-elles au moins quelque progrès réel, quelque résultat pratique, un essor nouveau de l’industrie ou du commerce ? À cette question tous les hommes de bon sens répondront : « Non ! » M. Algernon Ashford s’arrête là et relit son dernier paragraphe, satisfait. Il pourrait se souvenir d’avoir envoyé au Morning Post – il y a une vingtaine d’années – une protestation du même genre contre les premiers « vélocipèdes », ces « machines indécentes et grotesques » ; et voici dix ans à peine qu’il envoyait au Daily Telegraph une autre protestation contre les automobiles. Il se sert de taxis automobiles plusieurs fois par semaine, maintenant, et il projette de donner une bicyclette à sa fille Betty pour son quatorzième anniversaire ; mais que la même accoutumance puisse jamais se produire pour l’aviation – l’idée est ridicule ! Son regard sort un instant par la fenêtre qui donne sur le jardin : le soleil joue sur les plates-bandes multicolores ; au milieu de la pelouse, Betty est assise de travers dans un fauteuil de toile, un livre sur les genoux, balançant ses longues jambes grêles de fillette ; elle appuie au dossier sa tête aux cheveux raides, couleur de froment, et lève les yeux vers l’air ensoleillé où virent des mouches éperdues. Mr. Algernon Ashford contemple quelques minutes ce spectacle charmant et en est tout attendri. Tant de paix champêtre à un quart d’heure à peine de Londres ! « ... Non ! Le vol ne sera jamais qu’un tour de force inutile et dangereux, un jeu de fous... » * * * Dans le jardin, Betty rêve... Lorsqu’elle est seule, elle lit ou elle rêve ; et elle est souvent seule. Sa mère est morte il y a déjà longtemps, morte d’avoir quotidiennement entendu Mr. Algernon Ashford discourir sur le monde et la vie... De sorte que Betty passe de longues heures dans le jardin, quand il fait beau, un livre ouvert entre les mains. Elle en suit avidement les péripéties touchantes, la course romanesque d’amours pures et distinguées. Et elle rêve... Il y a souvent un héros dans son rêve ; il est loyal, chaste et tendre. Ce n’est certes pas le mauvais sujet des romans, ni l’étranger à moustache noire qui incarne le vice et la débauche ! Non : c’est un Anglo-Saxon splendide : il a six pieds de taille – pas un pouce de moins – un menton carré et des yeux de galahad. Devant sa juste indignation l’on voit trembler et fuir les continentaux pervers qui avaient osé jeter les yeux sur l’héroïne ! Quelque part dans le jardin il doit y avoir un frelon, car on l’entend bourdonner. Betty le cherche en vain des yeux, puis renverse de nouveau la tête sur le dossier du fauteuil, et voici que tout à coup elle reste figée, les yeux grands ouverts, la bouche entrouverte aussi, formant un « Oh ! » qui oublie de s’échapper... À mille mètres en plein ciel, presque au-dessus d’elle, un aéroplane passe. Elle sait que c’est un aéroplane, bien qu’elle n’en ait jamais vu. Cela ressemble à une colombe aux ailes blanches étendues, toute petite dans le bleu du ciel, et qu’on devine pourtant très grande. Betty s’émerveille ; mais ce n’est qu’au bout de quelques instants qu’elle songe à ceci, qu’elle avait oublié : c’est un homme qui est là-haut ! Un homme... l’idée lui donne le vertige ; non pas le vertige qui fait peur, mais un vertige glorieux et doux d’adoration. Que voit-il de là-haut ce grand frère des alouettes ? À quoi songe-t-il, ce demi-dieu qui a reçu le ciel pour sa part d’héritage, et navigue l’air ensoleillé, chevauchant loin du sol l’immense colombe ? * * * Le soir tombe. Le ciel couleur de saphir est devenu couleur de turquoise. Tout à l’heure des petits garçons ont passé en courant dans la rue, criant les dernières nouvelles des journaux du soir : « ...Un aviateur français vole au-dessus de Hampstead et Golder’s Green... » Dans son cabinet de travail, Mr. Algernon Ashford écrit d’abondance, une rougeur d’indignation aux joues. « ...Le péril est imminent, car l’impudence des aviateurs, adulés par une presse servile, s’accroît d’heure en heure. Aujourd’hui même, un homme – ce nous est une satisfaction de savoir que ce n’était pas un Anglais – a été assez fou et assez coupable pour passer au-dessus de ces quartiers paisibles, menaçant nos vies, celles de nos enfants, nos maisons, nos jardins ! Qu’attend-on pour intervenir ? » ...Betty a oublié de ramasser le livre tombé sur la pelouse ; elle a repris le rêve interrompu ; mais voici qu’il y a maintenant quelque chose de changé dans ce rêve. Le héros qui est en route ne se présentera plus monté sur un cheval fougueux, mais bien sur un monoplan aux vastes ailes. Elle n’exige plus aussi impérieusement qu’il soit conforme à son idéal d’autrefois, parce que, tel qu’il sera, il descendra du ciel, et qu’il ne faut pas trouver à redire aux messagers divins. Il est auréolé de gloire, et beau de la beauté de ceux qui ne sont plus esclaves de la terre. Et – miracle des miracles – c’est un Français. |
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- FIN -
Biographie et autres contes de Louis Hémon. Pays : France | Corriger le pays de ce conte.Mots-clés : aéroplane | automobile | avion | héros | lettre | livre | vélocipède | Retirer ou Proposer un mot-clé pour ce conte. Proposer un thème pour ce conte. Signaler que ce conte n'est pas dans le domaine public et est protégé par des droits d'auteurs. © Tous les contes | Hébergé par le RCQ.
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