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Synopsis du conte... || Ce conte fait ± 5½ pages (15077 caractères)
Pays ou culture du conte : France.

Recueil : La Belle que voilà

La belle que voilà

Louis Hémon (1880-1913)

Ils se regardaient par-dessus la petite table ronde du café avec des sourires de cordialité forcée, et malgré le tutoiement qu’ils avaient repris, sans réfléchir, dans la première surprise de leur rencontre, ils ne trouvaient vraiment rien à se dire.

Les mains sur ses genoux écartés, le ventre à l’aise, Thibault répétait distraitement :

– Ce vieux Raquet ! Voyez-vous ça ! Comme on se retrouve !

Raquet, recroquevillé sur sa chaise, les jambes croisées, le dos rond, répondait d’une voie fatiguée :

– Oui... Oui... Quinze ans qu’on ne s’était vu, hein ? Quinze ans ! Ça compte !

Et quand ils avaient dit cela, ils détournaient les yeux ensemble et regardaient les gens passer sur le trottoir.

Thibault songeait : « Voilà un bonhomme qui n’a pas l’air de manger à sa faim tous les jours ! »

Raquet contemplait à la dérobée la mine prospère de son ancien camarade, et d’involontaires grimaces d’amertume plissaient sa figure maigre.

Le sol du boulevard était encore luisant de pluie ; mais les nuages se dispersaient peu à peu, découvrant le ciel pâle du soir. Au delà de l’ombre qui s’épaississait entre les maisons, l’on pouvait presque suivre du regard la course de la lumière qui s’enfonçait dans ce ciel, fuyant éperdument la surface triste de la terre.

Séparés par la petite table de marbre, les deux hommes continuaient à échanger des exclamations distraites :

– Ce vieux Raquet !
– Ce vieux Thibault !

Et ils détournaient les yeux.

Maintenant la nuit était venue, et dans la lumière chaude du café ils causaient sans gêne, presque avec animation. Ils repêchaient dans leur mémoire, l’un après l’autre, tous les gens qu’ils avaient connus autrefois, et chaque souvenir commun les rapprochait un peu, comme s’ils rajeunissaient ensemble.

« Un tel ? Établi quelque part... commerçant... fonctionnaire... Cet autre ? A fait un beau mariage ; grosse fortune ; vit avec la famille de sa femme, en Touraine... La petite Chose ? Mariée aussi ; on ne savait pas trop à qui... Son frère ? Disparu. Personne n’en avait entendu parler... »

– Et la petite Marchevel..., dit Thibault. Tu te souviens de la petite Marchevel... Liette... que nous retrouvions aux vacances. Elle est morte ; tu as vu ?
– J’ai su, fit Raquet.

Et ils se turent.

Le heurt des soucoupes sur le marbre des tables, les voix, les bruits de pas, le fracas confus du boulevard : ils n’entendaient plus rien de tout cela ; et ils ne se voyaient plus l’un l’autre. Un souvenir avait tout balayé ; un de ces souvenirs si réels, si poignants, que l’on s’étire en en sortant comme si l’on sortait d’un rêve. Le souvenir d’un grand jardin, d’une pelouse ceinturée d’arbres, baignée de soleil, où jouaient des enfants... Sur cette pelouse, ils étaient quelquefois beaucoup d’enfants, toute une foule d’enfants, garçons et filles, et d’autres fois, ils n’étaient que deux ou trois. Mais toujours Liette, la petite Liette était là. Les jours où Liette n’était pas là n’avaient jamais valu qu’on se souvînt d’eux...

Thibault épousseta son genou d’un geste machinal :

– C’était une belle propriété, dit-il, qu’ils avaient là, les Marcheval. Ils arrivaient toujours de Paris le 13 juillet, et ils ne repartaient qu’en octobre. Tu les voyais à Paris, toi, c’est vrai ! Mais nous, les campagnards, nous ne les avions guère que trois mois par an.

« Tout est vendu maintenant, et c’est tellement changé que tu ne t’y reconnaîtrais plus. Quand Liette est morte, n’est-ce pas, ça a tout bouleversé. Tu ne l’avais peut-être pas vue après son mariage, toi, puisqu’elle était aller habiter dans le Midi. Elle avait changé très vite, toute jolie fille qu’elle était, et la dernière fois qu’elle est venue là-bas...

– Non ! fit Raquet avec un geste brusque. Je... J’aime mieux pas savoir.

Sous le regard étonné de son ancien camarade, sa figure hâve s’empourpra un peu.

– C’est toujours la même chose, dit-il. Les femmes qu’on a connues autrefois, petites filles ou jeunes filles, et qu’on retrouve plus tard, mariées, avec des enfants peut-être, elles sont toutes changées, naturellement. Une autre, cela me serait égal, mais Liette... je ne l’ai jamais revue, et j’aime mieux ne pas savoir.

Thibault continuait à le regarder, et voici que sur sa figure épaisse l’air d’étonnement disparut peu à peu, faisant place à une autre expression presque pathétique.

– Oui ! fit-il à demi-voix. C’est vrai qu’elle n’était pas comme les autres, Liette ! Il y avait quelque chose...

Les deux hommes restaient silencieux, retournés à leur souvenir.

Ce jardin !... La maison de pierre grise ; les grands arbres du fond, et entre les deux la pelouse à l’herbe longue, jamais tondue, où l’on pourchassait les sauterelles ! Et le soleil ! En ce temps-là il y avait toujours du soleil. Des enfants arrivaient par l’allée qui longeait la maison, ou bien descendaient le perron marche par marche, avec prudence, mais en se dépêchant, et couraient vers la pelouse de toutes leurs forces. Une fois là, il n’y avait plus rien de défendu. L’on était dans un royaume de féerie, gardé, protégé de toutes parts par les murs, les arbres, toutes sortes de puissances bienveillantes qu’on sentait autour de soi, et c’étaient des cris et des courses, une sarabande ivre en l’honneur de la liberté et du soleil. Puis Liette s’arrêtait et disait, sérieuse :

– Maintenant, on va jouer !

Liette... Elle portait un grand chapeau de paille qui lui jetait une ombre sur les yeux, et quand on lui parlait, pour dire de ces paroles d’enfant qui sont d’une si extraordinaire importance, on venait tout près d’elle et on se baissait un peu en tendant le cou, pour bien voir sa figure au fond de cette ombre. Quand elle se faisait sérieuse tout à coup, l’on s’arrêtait court et l’on venait lui prendre la main, pour être sûr qu’elle n’était pas fâchée, et quand elle riait, elle avait l’air un peu mystérieux et doux d’une fée qui prépare d’heureuses surprises.

L’on jouait à toutes sortes de jeux splendides, où il y avait des princesses et des reines, et cette princesse ou cette reine, c’était Liette, naturellement. Elle avait fini par accepter le titre toujours offert sans plus se défendre, mais elle s’entourait d’un nombre prodigieux de dames d’honneur, qu’elle comblait de faveurs inouïes, de peur qu’elles ne fussent jamais jalouses. D’autres fois, elle forçait doucement les garçons à jouer à des jeux « de filles », des jeux à rondes et à chansons, qu’ils méprisaient. Ils tournaient en se tenant par la main, prenant d’abord des airs maussades et moqueurs. Mais, à force de regarder Liette qui se tenait debout au milieu de la ronde, sa petite figure toute blanche dans l’ombre du grand chapeau de paille, ses yeux qui brillaient doucement, ses jeunes lèvres qui formaient les vieilles paroles de la chanson comme autant de moues tendres, ils cessaient peu à peu de se moquer, et chantaient aussi sans la quitter des yeux :

Nous n’irons plus au bois
Les lauriers sont coupés,
La belle que voilà...

Ils s’étaient séparés et ils avaient vieilli, beaucoup d’entre eux sans jamais se revoir. Mais ceux qui se rencontraient bien des années plus tard, n’avaient qu’à prononcer un nom pour se rappeler ensemble les années mortes et leur poignant parfum de jeunesse, pour revoir la petite fille aux yeux tendres qui tenait sa cour entre la maison et les grands arbres sombres, sur la pelouse marbrée de soleil.

Thibault soupira et dit à demi-voix comme se parlant à lui-même :

– Le cœur humain est tout de même une drôle de machine ! Me voilà, moi, marié, père de famille et le reste ! Eh bien ! Quand je pense à cette petite-là et au temps où nous étions jeunes ensemble, ça ramène d’un coup toutes les choses bêtes auxquelles on songe à seize ans : les grands sentiments, les grands mots, ces histoires comme on en voit dans les livres. Ça ne veut rien dire tout ça ; mais, rien que de penser à elle, c’est comme si on la voyait, et voilà que ces machines-là vous reviennent dans la tête, tout comme si c’étaient des choses qui comptent !

Il se tut un instant, et regarda son camarade curieusement.

– Et toi ! dit-il, qui devais la voir plus que moi, je parierais ben que tu as été un peu amoureux d’elle dans le temps ?

Raquet se tenait courbé vers la table, les coudes sur les genoux, et regardait le fond de son verre. Après quelques instants de silence, il répondit doucement :

– Je ne suis ni marié, ni père de famille, et toutes ces choses qui vous hantent à seize ans, et que les hommes de bon sens oublient ensuite, je ne les ai jamais oubliées.

« Oui, j’ai été amoureux de Liette, comme tu dis. Cela m’est égal qu’on le sache, maintenant. Ce qu’on ne saura jamais, c’est tout ce que cela voulait dire pour moi, et veut encore dire. Je l’ai aimée quand elle n’était qu’une petite fille et nos parents devaient le deviner et en rire. Je l’ai aimée quand elle est devenue une jeune fille et que j’étais un jeune homme ; mais personne n’en a rien su. Et comment je l’ai aimée encore après cela, à travers toutes ces années, jusqu’à sa mort et après sa mort ; si j’essayais de le dire, les gens n’y comprendraient rien.

« Un amour d’enfant, ce n’est qu’une plaisanterie, et un amour romanesque de jeune homme ne compte guère plus. Un homme comme les autres passe par là, souffre un peu et vieillit un peu, puis finit par en sourire et entre pour de bon dans la vie. Mais il se trouve des hommes qui ne sont pas tout à fait comme les autres, et qui ne vont pas plus loin. Pour ceux-là, les petites amourettes d’enfance et de jeunesse ne deviennent jamais de ces choses dont on rit ; ce sont des images qui restent incrustées dans leurs vies comme des saints dans leurs niches, comme des statues de saints, peintes de couleurs tendres, vers lesquelles on se retourne plus tard, après avoir longé sans rien trouver tout le reste du grand mur triste.

« J’avais toujours aimé Liette de loin, en timide et en sauvage. Quand elle s’est mariée et qu’elle est partie, en somme il n’y a rien eu de changé pour moi. Ma vie ne faisait que commencer, une vie dure ; il me fallait lutter et me débattre, et je n’avais guère de temps pour les souvenirs. Puis j’étais encore très jeune et j’attendais de l’avenir toutes sortes de choses merveilleuses... Des années ont passé... J’ai appris sa mort... Encore des années, et voilà que j’ai compris un jour que les choses que j’attendais autrefois ne viendraient jamais ; que tout ce que je pouvais espérer, c’était une suite d’autres années toutes pareilles, tristes et dures ; une longue bataille terne, sans gloire, sans joie, sans rien de noble ni de doux, tout juste du pain, et que j’avais laissé dans la bagarre tout ce qu’il y avait de jeune en moi, presque tout ce qu’il y avait de vivant.

« J’ai senti que je n’aimerais plus jamais. Il ne me restait qu’un pauvre cœur à la mesure de ma vie, qui se fermait encore un peu plus chaque jour. Les grands sentiments, les grands mots, comme tu dis, toutes ces choses que tant d’hommes laissent mourir sans un regret, j’ai senti qu’elles m’échappaient aussi et c’est cela qui a été le plus terrible. Je me souvenais de ce que j’avais été, de ce que j’avais désiré, de ce que j’avais cru, et de songer que tout cela était fini et que bientôt je ne pourrais peut-être même plus m’en souvenir, c’était comme une première mort hideuse, longtemps avant la seconde mort. J’ai senti que je n’aimerais plus jamais...

« C’est alors que le souvenir de Liette m’est revenu ; de Liette toute petite avec son chapeau de paille qui lui mettait de l’ombre sur les yeux ; avec ses manières de souveraine tendre, jouant avec nous sur cette pelouse ; de Liette grandie, femme, pleine de grâce douce, et conservant ce je-ne-sais-quoi qui montrait qu’elle avait toujours son cœur d’enfant. Et je me suis dit que j’avais aimé au moins une fois, et longtemps, et que tant que je pourrais me rappeler cela, il me restait quelque chose.

« Elle m’appartenait autant qu’à n’importe quel autre, puisqu’elle était morte ! Et je suis revenu sur mes pas, j’ai retracé le chemin de l’autrefois et ramassé tous les souvenirs qui fuyaient déjà, tous mes souvenirs d’elle – mille petites choses qui feraient rire les gens, si j’en parlais – et je les passe en revue tous les soirs, quand je suis seul, de peur de rien oublier. Je me souviens presque de chaque geste et de chaque mot d’elle, du contact de sa main, de ses cheveux qu’un coup de vent m’avait rabattus sur la figure, de cette fois où nous nous sommes regardés longtemps, de cet autre jour où nous étions seuls et où nous nous sommes raconté des histoires ; de sa présence tout contre moi, et du son mystérieux de sa petite voix.

« Je rentre chez moi le soir ; je m’assieds à ma table, la tête entre les mains ; je répète son nom cinq ou six fois, et elle vient... Quelquefois, c’est la jeune fille que je vois, sa figure, ses yeux, cette façon qu’elle avait de dire : « Bonjour » d’une voix très basse, lentement, avec un sourire, en tendant la main... D’autres fois c’est la petite fille, celle qui jouait avec nous dans ce jardin ; celle qui faisait que l’on pressentait la vie une chose ensoleillée, magnifique, le monde une féerie glorieuse et douce, parce qu’elle était de ce monde-là, et qu’on lui donnait la main dans les rondes...

« Mais, petite fille ou jeune fille, dès qu’elle est là, tout est changé. Je retrouve devant son souvenir les frémissements d’autrefois, la brûlure auguste qu’on porte dans sa poitrine, cette grande faim de l’âme qui fait vivre ardemment, et toutes les petites faiblesses ridicules et touchantes qui deviennent précieuses aussi. Les années s’effacent, les écailles tombent, c’est ma jeunesse palpitante qui revient, toute la vie chaude du cœur qui recommence.

« Parfois, elle tarde à venir, et une grande peur me prend. Je me dis : C’est fini ! Je suis trop vieux ; ma vie a été trop laide et trop dure, et il ne me reste plus rien. Je puis me souvenir encore d’elle, mais je ne la verrai plus...

« Alors je me prends la tête dans les mains, je ferme les yeux, et je me chante à moi-même les paroles de la vieille ronde :

Nous n’irons plus au bois
Les lauriers sont coupés
La belle que voilà... 

« Comme ils riraient les autres, s’ils m’entendaient ! Mais la Belle que voilà m’entend, et ne rit pas. Elle m’entend, et sort du passé magique, avec ma jeunesse dans ses petites mains. »

* Ce conte est dans le domaine public au Canada, mais il se peut qu'il soit encore soumis aux droits d'auteurs dans certains pays ; l'utilisation que vous en faites est sous votre responsabilité. Dans le doute ? Consultez la fiche des auteurs pour connaître les dates de (naissance-décès).

- FIN -

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