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Synopsis du conte... || Ce conte fait ± 5 pages (14272 caractères)
Pays ou culture du conte : France.

Recueil : La Belle que voilà

La peur

Louis Hémon (1880-1913)

Je vais, suivant la phrase d’un personnage de Kipling, le naturaliste Hans Breitmann, vous raconter une histoire que vous ne croirez pas.

Elle concerne un homme qui vécut fort paisiblement de ses rentes, fut considéré toute sa vie comme parfaitement normal et bien équilibré, jouit jusqu’au bout de l’estime de ses égaux et du respect de ses fournisseurs, et mourut étrangement.

Je fis sa connaissance à Hastings, ville qui donna son nom à une bataille célèbre, plage élégante qui est à peu près, de tous les endroits que je connais, celui où l’homme a le plus scientifiquement défiguré la mer. Il serait coûteux et peu pratique d’amener la mer dans Piccadilly, mais il est une solution très simple, c’est de transporter Piccadilly près de la mer. Le résultat est une admirable promenade longue de cinq milles, large comme les Champs-Élysées, bordée d’un côté par des villas, des hôtels et des boutiques de toutes sortes, et de l’autre côté par un mur en très belle maçonnerie qui, à marée basse, forme pour la grève un « fond » très satisfaisant et, à marée haute, maintient dans l’ordre les vagues, tour à tour humiliées et rageuses. C’est un endroit sans pareil pour fumer un cigare dans un complet de flanelle de bonne coupe, entre le clapotis des flots domestiqués et les accords d’un orchestre hongrois ; mais pour les gens qui aiment l’eau libre et les coins de falaise tranquilles, « ça n’est pas ça ».

« Ça n’était pas ça », évidemment, pour un homme d’élégante apparence que je rencontrais jour après jour sur cette grève-boulevard, et ce fut probablement ce qui nous attira l’un vers l’autre. Nous échangeâmes, un après-midi, des opinions sévères sur la localité et ses habitants, et, le lendemain, nous trouvant ensemble à l’heure du bain, nous allâmes de compagnie, à brasses tranquilles, vers le large où la mer, loin des petits enfants qui jouent sur le sable, des jeunes dames trop bien habillées et des orchestres à brandebourgs, ressemble vraiment à la mer et reprend son indépendance.

Il nageait dans la perfection : ce n’était ni le style impeccable d’un Haggerty, ni le coup de pied formidable d’un Jarvis, mais l’allure d’un homme qui a l’habitude de l’eau et s’y trouve à son aise. Dès lors, nous prîmes régulièrement nos bains ensemble. Il n’était pas bavard et j’étais encore moins curieux, de sorte que plusieurs semaines s’écoulèrent sans qu’aucun de nous deux se souciât d’apprendre sur l’autre autre chose que ce qu’il avait bien voulu raconter. Il m’annonça un matin qu’il partait le soir même, et quelque peu à ma surprise, ajouta qu’il habitait une petite propriété du Devon, et qu’il serait heureux de me voir, si je pouvais trouver le temps d’aller passer quelques jours avec lui. Il fit miroiter à mes yeux les délices des pipes fumées à plat ventre dans l’herbe drue et me parla d’une pièce d’eau qui lui appartenait, auprès de laquelle la mer, à Hastings, n’était qu’un bassin malpropre et sans charme. J’acceptai son invitation et je m’y rendis un mois plus tard.

Il vivait dans une maison absolument quelconque, brique et plâtre, assise au flanc d’un coteau. Il me fit voir, derrière la maison, un jardin qui descendait le long de la pente et indiqua d’un geste vague la vallée au-dessous de nous, en me disant que c’était là que se trouvait l’eau. Je proposai un bain immédiat, mais il me répondit d’un ton embarrassé, qu’il était préférable d’attendre le soir et que, d’ailleurs, c’était l’heure du thé. Nous rentrâmes ; son thé se composait de brandy et soda, mélangés par moitié. Il en but trois verres et nous parlâmes de bains et de natation. Les courses et les records ne l’intéressaient pas ; il nageait l’« over-arm stroke » dans la perfection, – je l’avais vu à l’œuvre, – mais il n’en savait même pas le nom. Il me raconta d’un air rêveur que tous les hommes de sa famille avaient beaucoup aimé l’eau : son père était mort d’une congestion à l’âge de soixante-douze ans, en se baignant dans les environs de Maidenhead, et son frère, encore enfant, s’était noyé dans les herbes, – il ne désigna pas l’endroit. Je voulus, par politesse, donner aussi mon histoire, et lui parlai d’un homme que j’avais connu, qui nageant dans une crique sur la côte d’Irlande, avait distinctement vu, à quelques mètres de lui, une pieuvre de six pieds d’envergure collée contre un rocher. Il en conçut une si effroyable peur qu’il revint vers la terre, à brassées affolées, voulut se hisser sur une pierre, qui tourna en lui cassant la jambe, et resta un quart d’heure dans l’eau, cramponné à la roche, incapable de remuer et hurlant d’épouvante.

Mon hôte m’écouta avec des yeux égarés, la bouche ouverte et les deux mains crispées sur la table. Je lui demandai s’il était nerveux ; il me répondit que non, se versa deux doigts de brandy, – sa main tremblait un peu, – les but et regarda par la fenêtre d’un air hébété.

Le soleil était sur le point de se coucher lorsque nous descendîmes vers la vallée. Il nous fallut traverser un taillis inculte, puis dévaler le long d’un talus en pente raide pour arriver à l’eau.

C’était une grande mare d’aspect sauvage, complètement entourée de fourrés et de broussailles et de forme assez curieuse. Elle était longue de cent cinquante mètres environ et, en face du point où nous étions, large d’au moins soixante. Mais l’autre extrémité allait en se rétrécissant progressivement et se terminait par une sorte de canal, mesurant à peine quatre ou cinq mètres d’un bord à l’autre, et complètement obscurci par le feuillage d’un bouquet d’arbres qui le surplombait. L’eau paraissait parfaitement propre et pourtant singulièrement peu transparente, si bien que, sauf sur le bord, il était impossible de distinguer le fond.

Je commençai à me dévêtir tranquillement savourant d’avance la volupté d’une demi-heure dans l’eau froide, après une chaude journée. Mon hôte resta quelques secondes immobile, puis défit brusquement ses vêtements, les jeta à terre, enfila son caleçon et se tint de nouveau immobile, debout, tourné vers la mare et haletant un peu. J’attribuai à l’influence du brandy son évidente nervosité et ne pus m’empêcher de songer qu’il avait de grandes chances de finir quelque jour par la fâcheuse congestion, comme son père avait fini.

J’entrai dans l’eau d’un saut, et quelques minutes plus tard, il m’y suivit. Après avoir hésité un peu, il s’avança d’abord lentement, par enjambées prudentes, puis, quand la profondeur fut suffisante, il se laissa aller doucement, sans bruit ni éclaboussure et se dirigea aussitôt vers la partie resserrée de l’étang, nageant avec une force et une précision singulières. Il s’arrêta devant l’entrée de cette sorte de couloir dont j’ai parlé et pendant quelques instants se tint presque immobile, ne remuant dans l’eau qu’avec d’infinies précautions et la figure tournée vers la surface, sous laquelle il semblait scruter quelque chose d’invisible pour moi. Ses manières me parurent si étranges que je lui demandai ce qu’il pouvait bien y avoir à cette extrémité de l’étang. Il me répondit très bas : « Il y a... il y a une source », et se tut de nouveau. Je m’efforçai, moi aussi, de distinguer ce qui se trouvait au-dessous de nous et ne tardai pas à m’apercevoir que la profondeur était beaucoup plus grande que je ne l’avais d’abord supposé.

On ne voyait du fond que l’extrémité de hautes herbes, qui s’arrêtaient à environ un mètre cinquante de la surface et ondoyaient perpétuellement, bien que l’eau fût parfaitement calme en apparence. L’existence d’une source au fond de cet étroit canal, qui pouvait avoir huit à dix mètres de long, expliquait en effet le mouvement qui les agitait. Elles s’écartaient parfois et laissaient alors entre elles une sorte de chenal, dont il était difficile d’évaluer la profondeur, et qui se continuait comme une voie soudainement tracée, jusqu’à la rive verticale du fond où je pouvais discerner vaguement un trou, la source fort probablement, qu’un nouveau mouvement des herbes dissimulait un moment plus tard. C’était bien le plus étrange coin de mare que j’aie jamais vu.

Je tournai la tête pour faire une observation à ce sujet à mon compagnon, mais la vue de son visage me fit instantanément oublier ce que j’allais dire. Il était pâle, ce qui pouvait s’expliquer par l’extrême froideur de l’eau, mais surtout tiré et plissé de rides soudaines et portait une expression curieusement affairée et inquiète. Je le regardai encore quand il nagea lentement vers moi, toujours à brasses prudentes, et me regarda dans un chuchotement effaré : « Il n’y a rien, hein ? » J’allais lui répondre avec douceur qu’il n’y avait rien du tout et que nous ferions peut-être bien de nous habiller, lorsque je sentis les couches profondes de l’étang remuées par une mystérieuse poussée. Les longues herbes du fond s’ouvrirent brusquement, comme écartées par le passage d’un corps, et mon hôte se retourna d’un brusque coup de reins, et, poussant une sorte de gémissement, fila vers l’autre bout de la mare, s’allongeant dans l’eau comme une bête pourchassée. Son affolement devait être contagieux, car je le suivis aussitôt avec la même hâte, mais j’avais conservé assez de sang-froid pour observer qu’il nageait le « trudglon » (double-over-arm-stroke-single-kick), nage que je ne l’avais jamais vu employer auparavant, et cela avec tant de puissance et d’habileté que, loin de le rattraper, je le voyais, malgré mes efforts, gagner sur moi à chaque instant. Quand j’arrivai à la berge, il était déjà sorti de l’eau, et assis sur l’herbe vaseuse, la bouche ouverte, haletait et râlait de telle manière que je crus qu’il allait mourir sur place.

Il se remit pourtant et, un quart d’heure plus tard, ayant repris nos vêtements, nous retournâmes vers la maison.

Je m’abstins de poser aucune question sur les incidents de la journée à celui que j’avais déjà catalogué comme un alcoolique, affligé de troubles nerveux, et me contentai de l’observer à la dérobée. Il fut pendant toute la soirée parfaitement calme et normal, ne but que quelques verres de bière en dînant, et bien que peu bavard, causa sur divers sujets de la manière la plus raisonnable.

La matinée du lendemain fut également paisible. Après le lunch, je lui demandai s’il ne serait pas préférable de prendre notre bain un peu plus tôt dans la journée que nous ne l’avions fait la veille. Il acquiesça, mais trouva par la suite quelque futile prétexte, et il faisait presque sombre, quand nous partîmes. Il était, comme le jour précédent, non pas positivement ivre, mais déséquilibré par la surexcitation continue de l’alcool et donna, en approchant de l’étang, des signes de nervosité maladive ; il exécuta devant le trou obscur où se trouvait la source la même pantomime de peur abjecte et de curiosité, et s’avança plus près, puis plus près encore, jusqu’à ce que, devant le recul soudain des herbes, il exécutât dans l’eau un brusque soubresaut, avant de se retourner pour s’enfuir.

Mais j’avais eu soin de me placer un peu en arrière de lui, et, le saisissant au passage par le bras, je l’arrêtai net. Je le tenais encore quand l’eau parut s’agiter derrière lui, et avec une sorte de halètement, il donna un coup de pied brusque qui le jeta contre moi. Alors je sentis distinctement sur ma jambe le frôlement d’une chose longue et rapide qui passait près de mon corps, une chose qui semblait avoir surgi d’entre les herbes épaisses et secouait de son élan brusque les couches profondes de l’étang. Je suis peu impressionnable et aucunement nerveux, mais, à ce simple contact, la peur, l’effroyable peur me bloqua soudain la gorge. Je ne puis me rappeler rien d’autre qu’une fuite affolée, côte à côte avec un homme qui laissait échapper à chaque brassée un gémissement d’angoisse désespérée. Je me souviens confusément qu’il nageait encore le « trudgeon » – nage qu’il m’avait toujours dit ignorer – et la puissance de son effort laissait derrière lui dans l’eau trouble un sillage profond ; mais cette fois, la même force nous poussait tous les deux et j’arrivai à la berge avant lui.

Quand nous fûmes habillés, je me retournai une seconde pour regarder la mare, avant de retraverser les fourrés. La surface en était merveilleusement calme et luisait sous la lumière mourante comme une plaque d’étain, mais il me sembla voir à l’autre extrémité, les inexplicables remous qui faisaient osciller les herbes du fond.

Pas un mot ne fut prononcé entre nous sur ce qui s’était passé, ni dans la soirée, ni le lendemain ; mais quand vint le soir, je refusai net de l’accompagner à l’étang et lui laissai entendre que, vu l’état de ses nerfs, il ferait mieux de m’imiter. Il secoua la tête sans rien dire et partit seul. Pendant qu’il était absent, je fus saisi par l’énorme ridicule de la situation et, lui laissant un mot, je bouclai ma valise et partis sans plus de formalités.

Un mois et demi plus tard, le hasard me fit passer sous les yeux un bref « fait divers » qui annonçait que M. Silver, de Sherborne (Devon), avait été trouvé mort dans un étang qui lui appartenait. Lorsque le cadavre fut découvert, il était à moitié sorti de l’eau, les mains étaient cramponnées désespérément aux branches d’un saule qui surplombait, et la figure était figée dans une grimace d’effroyable horreur. La mort était attribuée à un accident cardiaque.

Ma version à moi... était légèrement différente ; mais je n’ai pas cru devoir la donner sur le moment, pour la simple raison que l’on ne m’aurait pas cru, pas plus que vous ne me croirez.

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- FIN -

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