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Synopsis du conte... || Ce conte fait ± 5¾ pages (15241 caractères)
Pays ou culture du conte : France.

Recueil : La Belle que voilà

La vieille

Louis Hémon (1880-1913)


Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre.

– C’est bien ici le musée ?
– Oui donc ! Entrez.

Grand-Grégoire s’est effacé en hâte pour laisser passer les étrangers, et ceux-ci franchissent le seuil l’un après l’autre, tâtonnant du pied, baissant la tête, et se groupent de nouveau dans l’intérieur obscur.

– Par ici, dit Grand-Grégoire.

Devant une très petite fenêtre par où pénètre un peu du jour gris on a disposé une sorte de vitrine grossière toute pareille à un châssis de maraîcher. Grand-Grégoire en nettoie le verre avec sa manche ; les visiteurs approchent et se penchent, examinant les objets disparates qui sont alignés là. Il y a deux boulets entiers, un fragment de bombe, plusieurs sabres, un casque et deux shakos, des pistolets, un long fusil à pierre, et au milieu, étalé de toute sa largeur, un dolman à brandebourgs percé de deux trous, le trou rond d’une balle, la fente étroite d’un coup de pointe, autour desquels s’étendent des taches couleur de rouille.

– À votre gauche, récite Grand-Grégoire, un boulet qui s’était logé dans le mur de la maison : vous pouvez encore voir le creux du dehors, au-dessus de la porte. L’autre boulet a été ramassé sur le champ de bataille, à l’endroit où s’était formé le dernier carré. La bombe aussi. La tunique était celle d’un chasseur de la garde qui a été tué en chargeant l’infanterie autrichienne ; voyez les marques des deux blessures et les taches de sang ; le sabre recourbé qui est à côté lui appartenait aussi et il le tenait encore à la main quand on l’a ramassé. L’autre sabre était celui du général français.

Il ment avec sérénité, parce que son astuce de paysan lui dit que ces reliques de la grande bataille, et la bataille elle-même, sont de très vieilles choses dont les vivants ne peuvent rien savoir.

Les visiteurs écoutent jusqu’au bout, puis parlent entre eux à voix basse.

– Croyez-vous que ce soit authentique, tout ça ?

Un sceptique esquisse une moue indulgente. Un autre regarde autour de lui.

– En tout cas, c’est une très vieille maison.

Ils semblent un peu déçus, mais Grand-Grégoire n’en a cure, parce qu’il a gardé pour la fin la pièce rare du musée, la relique vivante dont l’effet est certain.

– Vous aimeriez peut-être ben causer avec la vieille, dit-il tout à coup. Elle est assise là, près du feu : on aime ben se chauffer, à cet âge-là.

Bonhomme, il les conduit au grand fauteuil à dossier droit où la vieille a été installée au matin, et où depuis de longues heures elle se tasse sur elle-même et semble vouloir glisser vers la terre, ne restant assise enfin que parce que ses membres raides refusent de se plier pour la chute et que son corps usé n’a presque plus de pesanteur.

– Hé ! la mère !

Il lui met une main sur l’épaule et la secoue un peu, mais sans violence, avec la précaution que l’on doit à un organisme centenaire qu’un miracle seul garde vivant.

– Voilà des étrangers qui voudraient vous causer un peu de la bataille... Vous vous rappelez bien : la grande bataille... et l’Empereur... Hein ?... Vous étiez là ?

Les visiteurs ont formé un demi-cercle devant le fauteuil de la vieille et la regardent avec des grimaces de curiosité ou de compassion. Un bonnet plissé cache miséricordieusement sa tête, mais ce que l’on voit de son visage indique un âge émouvant. Les joues forment de grands creux entre les os des pommettes et des mâchoires ; de ses yeux blancs suintent des larmes continuelles qui roulent et s’accrochent aux mille plis de la peau, car ce visage n’est plus qu’un amas de rides pareilles à des coupures. Le dur travail précoce, la pauvreté harcelante, la maternité, et après cela toute une longueur encore de vie sordide et dure, sont venus d’année en année corroder et taillader cette chose qui avait été une figure de femme, pour en faire un exemple déchirant. Et ce que l’on devine de son corps, sous les vêtements informes, est tel que cela fait mal d’y penser.

– Hé ! la mère !

Une dernière poussée a réveillé en elle un tressaillement de vie, et tout de suite elle commence à réciter sa leçon, sans bouger ni tourner la tête, d’une voix qui tremble et défaille entre ses gencives.

– Oui, oui... C’est ben vrai que j’étais là et je m’en rappelle comme il faut... Les canons et les fusils faisaient ben du bruit, et aussi les chevaux qui couraient tous ensemble, et je vous dis que j’avais assez peur... Il y a eu des hommes qui étaient tout déchirés et qu’on a soignées ici, et les canons ont manqué démolir la maison. C’est vrai...
– Et l’Empereur, la mère ? N’oubliez pas l’Empereur ?
– C’est ben vrai que j’ai vu l’Empereur aussi. Il a passé derrière la maison avec un grand monde à cheval, des généraux et je ne sais pas qui encore. Là, derrière la maison, sur le chemin, il a passé, et je l’ai vu comme je vous vois... comme je vous vois.

Quand elle en est arrivée là, elle se rappelle la pantomime apprise et tourne vers les visiteurs ses yeux usés qui ne voient plus, en branlant la tête.

– C’est ben vrai... je l’ai vu.
– Quel âge a-t-elle donc ? demande une voix.
– Cent sept ans, répond Grand-Grégoire avec assurance.

Du coin de l’âtre une autre voix chevrotante s’élève.

– Cent sept ans, oui, c’est ben ça.

C’est la tante Ferdinand qui parle, et tous les regards se dirigent de ce côté. Comme l’aïeule elle est assise sur une chaise à dossier droit sur laquelle son corps voûté se tasse et vacille ; son visage est presque pareil à celui de l’autre, marqué des mêmes plis innombrables et profonds qui creusent la peau jaune, et semble presque aussi vieux ; mais en elle la vie est encore forte et ses petits yeux aigus voyagent et luisent.

– J’ai quatre-vingt-quatre ans, moué, et je suis sa fille ! Voyez donc ! Cent sept ans, c’est ça. C’est son âge.

Avec des exclamations d’étonnement les visiteurs se sont retournés et contemplent une fois de plus la survivante des temps héroïques, celle qui a vu, de ses propres yeux, les grands hommes et les grandes guerres. Ils voudraient lui poser des questions, mais la pitié les arrête ; ils voient le délabrement pathétique de la face, les yeux morts, la fente sèche qui fut sa bouche ; ils devinent l’épuisement du maigre corps affaissé, et se taisent. Seul, Grand-Grégoire parle, et assure que la vieille est encore solide, quoi qu’on en pense, et pleine de vie ; elle est un peu sourde, et n’a plus ses yeux de vingt ans, mais elle comprend tout et mange bien.

– On ne le croirait pas à la voir, mais elle mange quasiment autant comme moi ! Oh ! je vous dis qu’elle n’est pas près de mourir ! On en a ben soin...

La pauvreté décevante du musée est oubliée ; les visiteurs s’en vont vers la porte, saisis, un peu émus ; des pièces blanches sortent des goussets. Grand-Grégoire les reçoit d’un geste gauche et suit le groupe jusqu’au seuil. Un des étrangers se retourne, une fois dehors, et regarde le trou que le boulet a creusé dans le mur ; d’autres s’arrêtent quelques instants au bord du chemin, le chemin où quatre-vingt-dix-huit ans plus tôt une petite fille a regardé passé l’Empereur et son escorte. Puis ils s’éloignent lentement.

Grand-Grégoire revient vers la vieille et la regarde avec une nuance d’inquiétude.

– Elle a ben du mal à se réveiller, aujourd’hui !
– Ouais ! fait la tante Ferdinand. C’est tous les jours pire, et quand des étrangers viennent, elle en raconte un peu moins toutes les fois.

Le silence emplit la maison. Dehors, le vent fouette la vaste plaine brune, les nuées grises se pourchassent d’un bout à l’autre du ciel gris, et tous les reliefs de la campagne – les maison et les granges aux toits noirs, les arbres que l’automne dénude et que le vent brutalise – ont l’air de s’ennuyer ou de souffrir.

Les bûches mal séchées fument dans l’âtre ; la vieille est affaissée sur sa chaise dure devant la cheminée, et elle n’a plus conscience que de la fatigue qui l’écrase, et plus d’autre désir que celui de la mort.

Il y a quelques années – quinze ou vingt ans peut-être : qu’est-ce que cela pour elle ? – son grand âge lui inspirait une sorte de vanité sénile et elle redoutait de mourir. Mais depuis, d’autres années trop nombreuses sont venues, et d’autres encore, et le tout l’a chargée d’un fardeau tel qu’un Dieu miséricordieux n’aurait jamais dû l’imposer à une de ses créatures. Le poids l’écrase, presse ses vieux os dans leurs jointures usées, fait de son souffle et des battements de son cœur des spasmes douloureux dont l’arrêt amènerait pourtant une autre douleur insupportable, et ce qui reste de sa chair a perdu la vie et n’est plus qu’un suaire inerte et froid qui l’oppresse.

Elle est assise de telle sorte qu’elle ne peut tomber, et il lui semble pourtant que c’est son seul désir : quitter une fois l’éternelle posture immobile qui lui fait mal, se pencher et tomber face contre terre, secouant du même coup le fardeau qui l’écrase sur elle-même et la douleur de ses os. Elle sent que la terre l’appelle, et que si elle pouvait se jeter en avant, coucher son corps usé sur le sol frais et rester là quelques instants, l’insoutenable lassitude de ses membres se muerait en repos.

Mais plusieurs fois par heure quelqu’un vient la remonter sur sa chaise dure, lui secouer l’épaule, éloigner l’inconscience douce qui semble toujours sur le point de venir, et il faut qu’elle violente sa poitrine et sa gorge séchées pour prononcer une fois de plus les mots qu’elle a appris autrefois, qui n’ont plus de sens pour elle et que ses propres oreilles n’entendent plus. Si seulement – ô Dieu pitoyable – elle pouvait trouver la force de se pencher et de se laisser tomber en avant, pour répondre à l’appel de la terre !

Le silence dure longtemps. Les bûches se consument. Grand-Grégoire vient en jeter d’autres sur le feu et retourne s’asseoir. Les nuées défilent toujours dans le ciel attristé, et le jour gris reste pareil à lui-même à travers les heures de l’après-midi.

Mais quelque chose approche lentement dans la plaine, Grand-Grégoire se lève et regarde par la petite fenêtre carrée. C’est une automobile à carrosserie longue qui porte plusieurs personnes, quatre ou cinq ; maintenant elles sont descendues et s’approchent encore, s’arrêtant souvent et parlant entre elles avec des gestes qui montrent le lointain. Des étrangers ? Ils vont venir au musée, sans aucun doute, et leur apparence promet une moisson de pièces blanches.

Grand-Grégoire lisse encore avec sa manche le verre de la vitrine, s’approche de la vieille et lui touche l’épaule :

– Hé, la mère ! Voilà du monde qui arrive.

Il attend quelques instants et la secoue de nouveau :

– Hé !

Il n’a jamais été brutal avec elle, mais voici qu’une peur le prend et sa poigne se fait rude :

– Hé ! réveillez-vous.

La poussée a fait osciller le corps menu, qui s’affaisse sur lui-même encore plus que de coutume et commence à glisser vers le sol dans une posture singulière. Il le relève aussitôt et l’accote contre le dossier, mais l’inertie assouplie de ce corps et de la tête qui vacille, et le regard qu’il a jeté sur la figure ridée, lui ont dit la même chose en même temps.

La tante Ferdinand le voit reculer d’un pas et comprend de suite.

– Elle a passé ?

Grand-Grégoire reste muet et hoche la tête.

Par la fenêtre il peut voir le groupe des étrangers qui s’approchent lentement, et cela lui fait saisir en une seconde l’étendue du désastre. Sans la centenaire, son musée n’est plus qu’une supercherie grossière et inefficace qui n’attirera personne, c’est leur gagne-pain qui est parti avec elle. L’angoisse de la misère qui vient le prend à la gorge, et la tante Ferdinand, qui a compris aussi, se penche et regarde le cadavre avec des yeux incrédules et terrifiés. Le bois craque dans l’âtre, scandant les secondes anxieuses.

Encore un coup d’œil jeté par la petite fenêtre qui donne sur la plaine, et tout à coup Grand-Grégoire s’est décidé et se hâte. Il prend le corps inerte dans ses bras, l’enlève du fauteuil à grand dossier, et fait à l’autre vieille un signe de tête effaré.

– Toué ! Viens là, toué.

La tante Ferdinand se lève à grand-peine, vacillant sur ses jambes raides, et se traîne jusqu’au fauteuil où elle s’affaisse à son tour. Rien n’est changé ; la flamme de l’âtre éclaire une autre figure flétrie qui révèle un âge émouvant, et les mains désséchées aux veines enflées qui tremblent sur la jupe noire suffisent à exciter la pitié.

Mais Grand-Grégoire tourne autour de la pièce unique de la maison, portant dans ses bras, que l’âge commence déjà à raidir aussi, le cadavre léger et menu, et il cherche désespérément une cachette. Le lit ?... Mais les rideaux d’indienne ne ferment pas. Quelque coin sombre ? Il regarde et secoue la tête.

Les voix se font déjà entendre auprès du seuil et il commence à trembler à son tour et à perdre la tête, quand ses yeux frappent soudain la grande armoire de noyer. C’est assez d’un bras, d’une main, pour tenir le corps désséché de la centenaire ; de l’autre main, il ouvre le grand panneau, voit tout l’intérieur d’un coup d’œil, les maigres piles de linge ; les vêtements de drap soigneusement pliés occupent les deux étagères ; dans le bas, il n’y a que quelques couvertures, des sacs vides, et le harnais usé du cheval qu’il a fallu vendre quand le fils est mort. Y aura-t-il place ?

Le chétif corps replié disparaît dans le fond de la grande armoire : la tête roule sur une couverture de laine brune et une des mains sèches semble faire un dernier geste et vient s’appuyer contre la paroi. Grand-Grégoire referme le panneau de toute la vitesse de ses mains tremblantes et se retourne juste à temps.

– Est-ce ici le musée ?
– Oui. Entrez.

Ils sont cinq : trois hommes et deux femmes aux manteaux riches. Grand-Grégoire leur montre la vitrine d’un geste ; ils approchent et commencent à examiner les armes et le dolman troué ; dans le fauteuil en face de l’âtre, la tante Ferdinand se débat contre son angoisse et cherche à se rappeler ce qu’elle doit dire. Et Grand-Grégoire qui se sent pas capable encore de réciter la leçon de tous les jours, reste stupidement adossé à l’armoire, les mains étendues à plat contre les panneaux, comme pour empêcher de sortir le secret sinistre qu’il y a enfermé.

S’il avait su... S’il avait pu deviner quel contentement infini la vieille avait trouvé dans la mort, et combien l’abandon du corps jeté là, sans respect, replié et tordu sur les couvertures et les pièces de cuir, la tête contre le bois de l’armoire, était doux à celle qui avait trop longtemps attendu !

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- FIN -

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