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Father Flanagan dit avec un soupir : « Il ne viendra personne ce soir, Timmy ! » et il alla se poster derrière la devanture pour regarder dans la rue, par-dessus le carreau dépoli. À deux cents mètres de là, les tramways électriques passaient sans relâche, s’arrêtant quelques secondes et repartant aussitôt vers Aldgate ou Poplar avec des appels de timbre. La large avenue droite où s’allongeait leur voie s’évasait, au coin de West India Dock Road, en un carrefour qu’entouraient plusieurs « homes » pour matelots de toutes races et de tous pays, un hôtel, et un « public house » qui étalait en lettres immenses son nom, auréole de splendeur et de mystère « The Star of the East ». Mais les tramways électriques, et à vrai dire tous autres symboles d’une civilisation effrénée, reprenaient leur sens exact et leur importance véritable lorsqu’on les contemplait du coin de Limehouse Causeway, du point précis que marquait la façade fraîchement peinte de cette boutique minuscule, presque une échoppe, mais une échoppe au front de laquelle l’inscription neuve saillait comme un acte de foi, une échoppe qui semblait se détourner avec indifférence des rues larges et claires où le progrès passait avec son tintamarre de parvenu, et s’ouvrir sur la ruelle étroite où des races plus sages s’étaient réfugiées. L’inscription neuve se composait d’un seul mot : « Dispensaire », mais derrière la vitre de la devanture une pancarte plus ambitieuse disait : « Ici on parle plusieurs langues, et on comprend tous les hommes. » Cette affirmation pouvait sembler une fanfaronnade, affichée comme elle l’était à la lisière du quartier asiatique, et pourtant elle n’exprimait que faiblement la bonne volonté sans borne de ses auteurs. Tous les soirs ils attendaient là, derrière les vitres dépolies, qu’on voulût bien venir leur demander ce qu’ils avaient à donner, et chaque soir ils se lamentaient qu’on leur demandât si peu. L’un d’eux se désolait de ne voir diminuer qu’à peine son arsenal de pansements et de remèdes, tout l’appareil composé avec amour, et dont l’ordre trop parfait disait l’inutilité ; et l’autre se désolait de ce que les trop rares patients fussent tous des infidèles endurcis dans leur erreur, qui venaient faire soigner leurs corps, méfiants et hostiles, cuirassant jalousement contre la voix du vrai Dieu leurs âmes qui cheminaient vers l’abîme. Sur le trottoir d’en face quelques matelots chinois, réunis en groupe, fumaient indolemment, promenant leurs yeux étroits sur tout ce qui les entourait dans ce coin d’une ville barbare qui ne les étonnait plus. Ils avaient appris de longue date ce qui, dans cette civilisation étrangère, était bon à prendre, et, méprisants et moqueurs, ils regardaient autour d’eux les barbares blancs se saisir avidement de ce qu’ils jugeaient, eux les jaunes, bon à laisser. Father Flanagan les contemplait à travers la vitre avec une sorte de convoitise mélancolique. Certains d’entre eux, ou d’autres tout semblables à ceux-là, passeraient probablement par son dispensaire un jour ou l’autre. Ils viendraient se faire panser ou chercher des remèdes, avec force marques de respect et de reconnaissance ; bien volontiers ils écouteraient ses conseils, recevraient et emporteraient avec eux quelques-unes de ses brochures pieuses qu’ils serreraient devant lui dans une poche intérieure de leur tunique, pour lui marquer leur déférence, et ils s’en iraient pour ne plus jamais revenir, avec des remerciements réitérés et un inscrutable sourire. Les soins que leur dispensait son neveu, les philtres magiques qu’il leur distribuait dans de petites bouteilles, sans exiger aucun paiement, étaient parmi les choses bonnes à prendre ; mais les soins que lui, Father Flanagan, eût voulut prendre de leur âme, et les formules salutaires qu’il cherchait à leur enseigner, ce n’était, semblait-il, que bon à laisser. Et ils se laissaient exhorter, en vain, avec toute la patience indulgente, toute la sagesse dédaigneuse, poliment dissimulée, d’une race qui s’était fatiguée de croire avant que les autres races n’eussent inventé leurs « Credo ». Father Flanagan répéta : « Il n’y aura personne ce soir, Timmy ! » et soupira de nouveau. Son neveu se leva à son tour, s’assura d’un coup d’œil circulaire que tout serait prêt si quelqu’un venait par hasard, ouvrit une armoire dont il vérifia le contenu pour la dixième fois, et s’arrêta lui aussi derrière la vitre, les mains derrière le dos, pour contempler le spectacle de la rue d’un air découragé. Quand les généreux philanthropes qui soutenaient de leurs deniers cette croisade combinée d’hygiène et de foi catholique leur demanderaient des comptes, comment pourrait-on leur faire comprendre que tant d’efforts eussent produit des résultats si pauvres ? Quelques matelots norvégiens, protestants naturellement, qui sortaient brusquement, traînant derrière eux des pansements inachevés, lorsqu’on insinuait avec des ménagements infinis que la plus ancienne des religions chrétiennes pouvait bien, après tout, être encore la meilleure ! Des Irlandais de Wapping, catholiques ceux-là, qui venaient avec force professions de foi se faire soigner pour des malaises imprécis, et finissaient par mendier de quoi aller boire à la santé du « vieux pays » ! Des Asiatiques qui proclamaient dès l’abord avec orgueil une conversion ancienne, et s’ébahissaient grandement d’apprendre qu’ils avaient abandonné le culte de leurs pères pour embrasser un autre culte qui n’était pas vrai ! Bilan misérable, qui eut découragé des fois moins robustes ! Pour la troisième fois, Father Flanagan répéta avec tristesse : « Il n’y aura personne ce soir, Timmy ! » et il colla son front à la vitre pour voir plus loin dans Limehouse Causeway, où d’innombrables infidèles se préparaient à dormir en paix, pleins d’une confiance lamentable en l’efficacité de leurs idoles. Chez chacun des dix-sept logeurs chinois, derrière les murs du restaurant de Wang-Ho et de la boutique de Chong-Chu, et dans Pennyfields, de l’autre côté de West India Dock Road, il n’était guère de maison qui ne servît de refuge à quelques fils de l’empire du Milieu. Dans la journée, lorsqu’ils étaient lassés de chercher un navire dans les docks voisins, ils flânaient sur les trottoirs, jouaient avec les bambins de la rue ou faisaient la cour à quelque beauté blanche ; mais voici que la nuit était venue, et l’un après l’autre ils mettaient une muraille entre eux et les barbares pour retrouver l’atmosphère de la terre sacrée, et sa grande paix. Father Flanagan suivait de l’œil les formes indécises qui s’agitaient dans l’ombre de la rue. De temps à autre une porte s’ouvrait, laissait flotter sur le mur d’en face une faible clarté, et se refermait. Chaque fois qu’une de ces clartés trouait l’ombre, et dessinait un instant sur la chaussée ou les murs une silhouette qui s’effaçait aussitôt, il comprenait que c’était encore un païen qui lui échappait, pour ce soir-là tout au moins, et il soupirait tristement. Le bruit de la porte qui s’ouvrait le fit se retourner d’un seul coup, et quand il vit que c’était une femme qui venait d’entrer, il s’avança avec son meilleur sourire de bienvenue, pendant que son neveu s’installait derrière sa table. Ils la firent asseoir, et tandis que le prêtre s’efforçait de la mettre à son aise avec des paroles de bon accueil, le médecin avisait la main blessée et déroulait doucement les linges maculés qui l’entouraient. Quand il eut examiné le mal, il dit très doucement, comme s’il eût parlé à un enfant : – Ce n’est qu’un abcès... un petit abcès... Il va falloir que je vous fasse un peu mal ! Mais ce ne sera pas long... Pendant qu’il ouvrait l’abcès, Father Flanagan resta à son côté, lui passant les bandes de toile et les fioles, et tout en envoyant à la patiente des sourires d’encouragement, il cherchait à deviner qui elle était, et d’où elle venait. Ni Malaise, ni Hindoue, mais trop brune pour une Levantine... Ses cheveux noirs, huilés, fins, nullement crépus, étaient cachés sous un châle ; le même châle cachait ses épaules et son torse et descendait bas sur la jupe effrangée, et les pantoufles ornées de perles et de paillettes qu’elle avait aux pieds semblaient avoir laissé dans la boue de Londres tout l’éclat et le scintillement de leurs jeunes années. Pourtant elle n’avait pas l’aspect de bête de somme qu’ont certaines femmes d’Orient ; même sous ces vêtements sordides, elle conservait une certaine grâce libre de port et de mouvement, et toute l’oppression écrasante d’une ville triste et dure aux pauvres n’avait pu tuer l’expression de ses yeux chauds et de son sourire ingénu, ni la vanité naïve d’une femme consciente du prix de son corps. Quand l’abcès eut été ouvert, soigné et pansé, Father Flanagan lui versa lui-même un verre de cordial, l’invita à s’approcher du feu, et causa avec elle en ami. Elle comprenait fort bien l’anglais mais ne le parlait guère, et une ou deux fois employa quelques mots qu’il lui demanda de répéter. Timmy, qui rangeait ses instruments, dit soudain : – Mais c’est du français ! Et elle hocha vigoureusement la tête. Avec orgueil elle expliqua qu’elle avait été instruite par des missionnaires français, et leur meilleure élève. Son nom ? Taoufa. Catholique ? Mais oui ! Catholique romaine ; et elle avait appris la couture, et à lire, et à chanter dans les chœurs. Tout ce qu’une femme doit apprendre pour devenir l’égale des blanches, être convoitée des jeunes hommes, et gagner finalement le Paradis, le vrai Paradis, celui des Saints et des Anges, elle l’avait appris avec le plus grand soin, dans l’île où elle était née, quelque part entre les Samoa et les Marquises... Les mains sur ses genoux, Father Flanagan se penchait vers elle d’un air enchanté. Il lui demanda d’une voix plus basse : – J’espère que vous n’avez pas négligé les pratiques du culte, depuis que vous avez quitté votre pays, hein ? Elle avoua avec simplicité qu’elle les avait un peu négligées, parce que, malgré elle, elle ne pouvait arriver à croire que le Dieu de là-bas fût bien le Dieu qu’il fallait ici... tout était tellement différent... Et puis elle ne savait où aller... elle ne connaissait personne qui pût continuer à lui apprendre... Father Flanagan lui prit une main entre les siennes et lui expliqua très doucement, moitié en confesseur et moitié en ami, qu’elle avait eu grand tort, qu’elle avait compromis son salut et que, clairement, c’était la main de Dieu qui l’avait, ce soir-là, conduite vers lui... Dès le lendemain elle devrait revenir le voir, et tout serait promptement remis en ordre. Elle l’avait écouté avec respect et même un peu de crainte ; pour la réconforter il la questionna sur cette île où elle était née. Était-ce une île plaisante et fertile, où il faisait bon vivre ?... Pour toute réponse, elle poussa d’abord un grand soupir extasié, avec un geste tendre de ses mains dans le vide, et quand elle essaya de décrire l’île bienheureuse, elle se trouva forcée de s’arrêter à tous les mots, hésitante, pour répéter ce geste qui voulait dire tant de choses ! En vérité cette île était belle et douce, la perle du Pacifique, une merveille que le Seigneur gardait jalousement dans un coin du monde, presque secrète, pour ses seuls élus ! Il y avait de grands bois pleins de parfums lourds, et des sentiers tracés dans ces bois comme des défilés, deux sources, une colline du sommet de laquelle on voyait de tous les côtés la mer bleue fouettée d’écume, la ceinture de corail et la lagune lisse comme une feuille où passaient les pirogues des pêcheurs. Il y avait encore de longues grèves, peuplées de crabes roses, balayées de souffles tièdes, qui descendaient en pente douce de l’ombre des manguiers vers l’eau transparente où zigzaguaient des poissons multicolores. Et les chœurs de femmes dans les bois ! Et les cortèges de fiançailles qui passaient en chantant aussi, agitant des palmes et des fleurs ! Et les bains dans la mer chaude, d’où l’on émergeait en riant pour se sécher au soleil et tresser des couronnes de fleurs pourpres qui semblaient retrouver une vie nouvelle dans les chevelures noires lavées et frottées d’huile ! Oui, le père avait lu des livres où l’on parlait de ces pays ; mais ces pays n’étaient pas l’île merveilleuse. Les pères de là-bas, quand ils avaient voulu lui décrire les délices du Paradis, avaient dit que ce serait une île immense, semblable à sa patrie, mais encore plus belle, où l’on ne connaîtrait pas les typhons ni la mort. Et l’angoisse des damnés qui songeaient au Paradis ne pouvait être plus terrible que la tristesse de ceux qui songeaient à leur île, dans le froid des rues boueuses, entre les hautes maisons grises, sous un ciel chargé de pluie ! Le feu fumait et brûlait mal ; entre les blocs de charbon des langues de flamme jaillissaient, et mouraient aussitôt ; chacune d’elles mettait une lueur plus vive sur la peau brune et fine, sur les yeux liquides, couleur de café, qui se posaient alternativement sur les bandages de la main blessée et sur la triste réalité d’alentour, avec la même expression d’apitoiement pathétique. À travers la porte vitrée on pouvait voir le groupe de matelots chinois, immobiles et presque silencieux, sous un réverbère, transis mais stoïques, sous leurs tuniques minces aux cols relevés. Les coups de timbre des tramways électriques se faisaient entendre de temps en temps, affaiblis par la distance, et c’était le silence de nouveau, rompu une autre fois par un rire grêle d’Asiatique ou un bruit de sandales traînées sur le trottoir. Taoufa contemplait les linges de sa main, et songeait à son île ; le châle troué était retombé en arrière, découvrant des cheveux qui luisaient à la lumière du gaz ; elle avançait vers le feu, pour chauffer les pieds, les pantoufles couvertes de paillettes ternies, et regardait, mélancolique, les petites flammes courtes naître et mourir comme des regrets brûlants. Sur un coup d’œil de son oncle, Timmy se leva et s’en alla nonchalamment vers la porte pour tambouriner une marche sur le carreau en regardant dehors. Father Flanagan se pencha vers Taoufa, et lui demanda d’une voix très douce : – Et... qu’est-ce que vous faites ici, mon enfant ? Elle le regarda d’un air étonné et secoua la tête. Il hésita un peu, et changeant sa question : – Avec qui êtes-vous ici, mon enfant ? Elle expliqua sans aucun embarras qu’elle était avec deux hommes de sa race, qu’elle ne pouvait quitter parce qu’ils avaient besoin d’elle : l’un était malade, et l’autre très vieux. Mais quelque jour, un peu plus tard, ils s’en retourneraient ensemble. Si l’un d’eux mourait, ceux qui restaient s’en retourneraient quand même. Qui étaient ces hommes ? L’un était très vieux et plein de sagesse, son grand-père peut-être, bien qu’elle n’en fût pas très sûre. Elle prononça son nom de là-bas, qui était long et sonore comme un verset de cantique. Et l’autre ? L’autre était son mari. Father Flanagan demanda encore à voix basse : – Est-ce un prêtre de là-bas qui vous a mariés ? Elle secoua la tête sans rien dire. Qu’il posât ces questions lui semblait évidemment tout naturel. Elle n’avait rien à se reprocher, son maintien et l’expression sereine de ses yeux indiquaient une conscience limpide ; mais elle semblait craindre que, tout comme le père de là-bas, il ne vît certaines choses sous un jour incompréhensible. Quand il insista pourtant, elle lui exposa en toute sincérité qu’elle avait été mariée comme il fallait, par un prêtre et avec toutes les cérémonies convenables, mais que son mari n’avait pas été bon pour elle, et qu’elle l’avait quitté. Elle l’avait quitté pour celui-ci, qui était bon pour elle, et qui l’aimait. Seulement il allait mourir. Les mains du prêtre s’élevèrent en un geste qui témoignait de la noirceur du péché commis, avant même qu’il n’eût parlé. Tous les enseignements du père de là-bas, et le privilège d’avoir été admise à la vraie foi, et les promesses de félicités éternelles distribuées par les ministres du Seigneur, et leurs menaces de châtiments sans fin, n’avaient donc pu la protéger ! Plus heureuse que tant d’autres, elle avait été sauvée par des intercesseurs puissants, et plus coupable qu’elles, voici qu’elle était retombée dans la boue du péché ! Les liens que forgeaient les Pères blancs ne pouvaient être dissous : ils duraient aussi longtemps et plus longtemps que la vie, et les rompre, c’était se passer autour de son propre cou et du cou de son complice, la chaîne des damnés ! Taoufa répondit en secouant la tête que, s’il y avait péché, le péché ne durerait pas bien longtemps, car son mari d’à-présent allait mourir. S’il n’avait pas été près de mourir, ils s’en seraient retournés ensemble dans l’île, et ils auraient été heureux. Father Flanagan se redressa et devint sévère. Il invoqua son autorité égale à celle des pères qui l’avaient instruite dans la religion chrétienne, et lui dit que la manière dont elle vivait était un état de péché grave et terrible ; que chaque regard de l’homme qui disait l’aimer n’était pas ce qu’il paraissait être, mais bien une offense et une souillure, et que chaque jour qu’elle tolérait cette souillure était un crime nouveau contre la bonté du Seigneur et la majesté de l’Église. Taoufa se contenta de regarder le feu et de secouer de nouveau la tête. Elle drapait son châle plus étroitement autour de ses épaules, et ses yeux disaient une détresse enfantine. Une terre dure et sans pitié, comme sans soleil, où il fallait tout abandonner pour acheter des bonheurs problématiques qui ne viendraient, pour elle tout au moins, que beaucoup plus tard ! Elle tenait les coins de son châle dans sa main valide, et courbait les épaules sous les menaces divines, peureuse et pourtant hostile, comme si elle eût défendu contre tous quelque chose de précieux sur quoi elle se sentait un droit. Quand le prêtre répéta d’un ton sévère : « C’est un péché terrible ! » elle releva les yeux et répondit d’une voix claire, comme si elle se disculpait enfin d’un seul mot : – Il a dit qu’il ne fallait pas écouter les Pères blancs et que ce n’était pas un péché, parce que nous nous aimions si grandement ! Elle redit le nom qu’elle avait prononcé tout à l’heure, avec une sorte de dévotion chaleureuse, et regarda Father Flanagan d’un air de triomphe innocent. Il demanda : – Qui dit cela ? Pour la troisième fois elle répéta le nom, ajoutant : – Ce vieil homme... Il est très vieux, et il a vu beaucoup de choses... Father Flanagan reprit les syllabes l’une après l’autre, et demanda : – Qu’est-ce que ce nom-là veut dire ? Cette fois elle hésita un peu, chercha des mots et finit par traduire lentement, avec plusieurs pauses : – Celui... qui voit... les Dieux... Il a dit que ce n’était pas un péché, parce que nous nous aimions si grandement ! Timmy tambourinait sur la vitre et prétendait ne pas entendre ; dans la rue alternait des périodes de silence, le braillement lointain d’un matelot ivre et le frôlement veule de sandales sur le trottoir. Dans la petite salle du dispensaire, le gaz brûlait bravement, comme s’il avait aussi l’ambition de faire un peu de bien, d’attirer de loin par sa lumière les Orientaux transis et de leur donner une faible illusion de chaleur et de soleil. Et près du feu d’où jaillissaient toujours de petites flammes mort-nées, Father Flanagan engageait un combat singulier contre les puissances du mal pour la possession de l’âme encore païenne de Taoufa. Elle s’enfermait tout entière dans son châle dont elle tenait les coins dans ses mains serrées, jalouse et peureuse comme pour se protéger contre toutes ces choses froides qui l’entouraient : le brouillard, le vent humide et triste, la boue glacée de la rue et ces lois impitoyables qu’on essayait de lui imposer. Tantôt elle pliait le dos et serrait les épaules, mettait sa main blessée bien en évidence, et levait vers le prêtre des yeux pleins de détresse enfantine et de supplication ; tantôt elle se contentait de regarder le feu et de secouer obstinément la tête ; ou bien elle prenait une mine assurée, presque de défi, et invoquait une autorité si haute qu’elle jetait une sorte d’ombre protectrice sur tout ce qu’elle pouvait faire, elle, Taoufa, et tenait en échec même les ordres solennels du Père blanc. « Celui qui voit les Dieux » avait dit que ce n’était pas mal, parce qu’ils s’aimaient si grandement ! Quand elle avait répété cela, elle se croyait évidemment acquittée d’avance, et recevait les reproches d’un air de martyre. « Celui qui voit les Dieux » était si vieux qu’il n’était personne dans l’île qui pût se rappeler l’avoir vu jeune, et si plein de sagesse que personne n’eût osé le consulter sans lui obéir ensuite. Voilà longtemps, longtemps, qu’il avait cessé de travailler et de marcher comme les autres hommes, et quand il était encore dans l’île, restait tout le jour assis auprès des monuments de pierre élevés par les héros et les dieux d’autrefois, qu’il voyait, et dont il entendait les voix. Quand on lui demandait un conseil, il attendait pour répondre que les dieux fussent venus à son appel et l’eussent éclairé d’une sagesse surnaturelle ; et ceux qui consultaient restaient à distance troublés et frappés d’épouvante, pendant que les puissances invisibles se réunissaient autour de lui, et parlaient en signes miraculeux et redoutables. Et quand il faisait enfin connaître ses conseils, ils étaient si justes et si sages, que clairement, c’était la voix des immortels qui les avait dictés. Même ici, au cœur des pays sans soleil sur lesquels devaient régner des dieux moroses, il restait tout le jour perdu dans une contemplation mystérieuse et rien ne pouvait troubler sa paix ! Quand les pères de là-bas avaient tenté de lui parler de leur Dieu, il leur avait répondu que ce Dieu-là n’avait jamais été de ceux qui venaient tenir conseil avec lui ; et même les élèves les plus dociles des pères, et les croyants les plus fidèles de la nouvelle religion, s’étaient accordés pour dire que le Dieu blanc devait être trop jeune pour un homme d’un âge aussi prodigieux, et qu’il valait mieux le laisser en paix au milieu des dieux de sa jeunesse, qui avaient depuis longtemps quitté la terre... Father Flanagan écoutait, sans quitter des yeux la figure brune où dansaient des reflets de flamme, et il s’attristait de voir si clairement qu’elle était redevenue une petite sauvage idolâtre, et que peut-être, elle n’avait jamais été autre chose au fond. Les enseignements pieux, les efforts de missionnaires dévoués, les leçons ressassées inlassablement à un cercle de grands enfants au cœur simple, là-bas, en marge du monde, tout cela s’était évanoui aussi vite, et sans laisser plus de traces, que l’eau qui sous le soleil sortait en buée des chevelures mouillées, après le bain, sur les longues plages où s’affolaient les crabes roses. Les commandements de Dieu et de l’Église ne pesaient rien dans la balance, parce que dans l’autre plateau un vieillard idolâtre avait laissé tomber une sorte d’absolution sauvage. Il dit soudain : – Si « Celui qui voit les Dieux » est encore païen, il n’est que temps qu’il apprenne à connaître la vérité, et qu’il entende parler du vrai Dieu avant d’être appelé devant lui. Où habitez-vous, Taoufa ? Taoufa lui jeta un regard rapide de bête traquée, et se cacha la figure dans son châle. Quand il répéta sa question, elle répondit d’une voix terrifiée : – Nous habitons dans Pennyfields, ô père ! dans la maison à côté de la boutique de Yum-Tut-Wah ; mais il ne faut pas venir ! Les deux hommes qui sont là... il faut les laisser en paix, père ! Il y a mon mari d’à-présent, qui va mourir bientôt, parce que le froid est entré dans sa poitrine... et il dit que si je n’étais là avec lui, moi qu’il aime si grandement, le froid entrerait jusqu’à son cœur, et son sang s’arrêterait de couler... Et « Celui qui voit les Dieux », père, il est si vieux !... Si vous lui dites que ses dieux ne sont pas les vrais, sûrement il mourra aussi ! Son regard de supplication affolée défaillit devant les yeux du prêtre. Il répondit d’une voix égale : – Il vaut mieux mourir d’avoir vu la vérité, Taoufa, que de vivre dans l’erreur. Les pères de là-bas ne vous ont-ils pas enseigné cela, ou bien avez-vous tout oublié ? Je vais aller voir « Celui qui voit les Dieux », ce soir même, pour lui montrer le vrai Dieu avant qu’il ne soit trop tard ! Taoufa était partie, et Father Flanagan décrochait sa houppelande pour la suivre. Il mit dans une de ses poches quelques brochures pieuses, une gravure coloriée qui représentait des nègres, des Polynésiens et des Asiatiques s’agenouillant aux pieds du Sauveur, et un crucifix ; et, ce faisant, il disait, en s’adressant à son neveu qui était demeuré près de la porte, le front appuyé au carreau : – Une petite sauvage, Timmy ! Voilà tout ce qu’elle est restée, une petite sauvage, qu’il faudrait reconvertir tous les jours ! Et cet autre sauvage qui est avec elle, le jeune, sera bien mieux à l’hôpital, s’il est malade, bien mieux ! N’est-ce pas ? Timmy répondit lentement : – Oui !... Je suppose que oui... Et il resta rêveur. – Pourtant, continuait le prêtre, ces gens des races brunes sont plus faciles à influencer que les jaunes. Des barbares, si l’on veut, mais des barbares au cœur tendre... On peut les toucher, ceux-là, en parlant à leurs sens d’abord, en leur montrant Celui qui est mort pour eux comme pour nous, et en leur racontant sa mort, pour leur faire comprendre combien il les aimait. « Un père m’a raconté autrefois qu’il était arrivé dans une île du Pacifique où ils n’avaient encore jamais vu de missionnaire, et que dès le premier jour il les avait réunis autour de lui, et leur avait raconté, par la bouche d’un interprète et simplement comme un conte, la vie et la mort du Christ, et les tourments qu’il avait endurés pour l’amour de nous. Avant qu’il n’eût fini son récit, toutes les femmes pleuraient et se lamentaient, demandant si vraiment il était mort, et quand il leur montra le crucifix et leur dit que c’était son image, une d’elles le supplia avec des larmes de l’enlever enfin de sa croix si dure pour le laisser reposer sur des nattes. « Et c’est pourquoi, Timmy, nous sommes désignés, bien mieux que les protestants, pour nous adresser à ces gens-là et toucher leur cœur. Les autres ne peuvent que leur expliquer péniblement une foi incolore et toute en paroles, tandis que nous leur mettons, nous, sans cesse sous les yeux l’effigie de Celui qu’ils doivent adorer, et quand ils voient sur son visage et aux plaies de son corps ce qu’il a souffert pour eux, ils en viennent toujours à l’aimer, en sauvages peut-être, mais à l’aimer. Et ces gens-là savent aimer ! » Au moment de sortir il s’arrêta court, et dit : – J’y songe, Timmy, cet homme qui est malade... Il vaudrait peut-être mieux que vous veniez ! Timmy hocha la tête sans rien répondre, prit son sac, et sortit avec lui. En traversant West India Dock Road, Father Flanagan se répétait à haute voix : – Dans Pennyfields, la maison à côté de la boutique de Yum-Tut-Wah... Une femme qui n’est qu’un enfant, un homme qui meurt, et un vieil idolâtre halluciné, venus tous les trois des mers du Sud, Dieu sait pourquoi et comment !... Londres est un drôle d’endroit, Timmy !... « Celui qui voit les Dieux »... Pauvres hérétiques ! Il n’est que temps ; mais au moins il aura vu le vrai Dieu avant de mourir ! Quand ils frappèrent à la porte de la maison à côté de la boutique de Yum-Tut-Wah, il y eut un bruit de pas dans le couloir et dans l’escalier, puis un silence, et Taoufa vint leur ouvrir. Elle les regarda sans rien dire avec de grands yeux terrifiés, et monta l’escalier devant eux. Sur le palier une porte restée entrouverte fut claquée bruyamment, envoyant dans l’air une bouffée de fumée bleue à l’odeur âcre et lourde, et Taoufa ouvrit une autre porte devant eux. Ils entrèrent dans une très petite pièce nue, à l’air étouffant, où le feu qui brûlait devait avoir accumulé depuis des semaines des gaz empestés. Le mobilier semblait se composer de débris de nattes et de carrés de tapis usé jusqu’à la corde, et d’une petite malle de tôle qui servait de table. Sur un grabat tiré jusqu’au milieu de la pièce, tout près du foyer, un homme jeune, décharné, les guettait avec des yeux brillants. Sur un autre grabat, un très vieil homme, accroupi, leur tournait le dos. Father Flanagan dit à haute voix : – Dites-leur qui je suis, Taoufa, et pourquoi je viens. Taoufa secoua la tête sans répondre, puis elle montra d’un geste le vieillard accroupi, et dit à voix basse : – « Celui qui voit les Dieux ! » Le prêtre reprit : – Dites-lui que je viens lui montrer le vrai Dieu, Taoufa ! Il mit la main sur le crucifix dans la poche de sa houppelande et s’avança d’un pas. Mais Timmy le retint d’un geste, et secoua la tête. Alors il regarda à son tour en se penchant, et ne sut que dire. Car « Celui qui voit les Dieux » était aveugle ; et que la vision qu’il portait en lui lui montrât les dieux de pierre de son île ou les dieux de feu qu’avait forgés son cœur, il n’aurait jamais d’autre vision, il ne verrait jamais le dieu d’ivoire. |
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- FIN -
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