Le est fier de présenter...

touslescontes.com est une bibliothèque virtuelle qui contient un grand nombre d’histoires puisées dans le domaine public, ou confiées par des auteurs contemporains. Des contes merveilleux, des récits historiques, des légendes traditionnelles… Des contes de tous les continents et de toutes les cultures…

Synopsis du conte... || Ce conte fait ± 16½ pages (45626 caractères)
Pays ou culture du conte : France.

Chroniques du Cadger’s Club

Louis Hémon (1880-1913)

I - Le « trial »

« Fatty » Bill, massif et majestueux dans son sweater blanc, une serviette sur l’épaule, arrêta un instant dans sa course l’éponge imbibée d’eau qu’il tenait à la main, et dit sentencieusement :

– Freddie, mon fils, si vous vous obstinez à tenir le coude en l’air comme si que vous offririez un bouquet de fleurs à une duchesse, vous allez attraper quelque chose de mauvais dans les côtes, présentement. C’est qu’il est chaud, le petit. Méfiez-vous !

L’éponge maniée avec art répandit sur le visage marbré une pluie bienfaisante, rafraîchit les lèvres fendues, effaça le minuscule filet rouge qui suintait d’une narine, transforma miraculeusement une fois de plus en un combattant suffisamment frais et d’aspect presque redoutable la personne terne et mélancolique du petit Fred Diggins, qui, les mains sur ses genoux, regardait droit devant lui d’un air ennuyé.

« Fatty » Bill s’accroupit devant lui et lui massa doucement les jambes en le regardant d’un air inquiet.

– Qu’est-ce qu’il y a qui ne va pas, petiot ? demanda-t-il à voix basse. Voyons ! vous n’allez pas laisser ce petit gars-là vous tamponner tout autour du ring, et devant le patron, encore !

Fred tourna lentement la tête, et considéra l’un après l’autre le patron, qui se tenait à quelques pas de là, en bras de chemise, et son adversaire, qu’un autre soigneur éventait, épongeait et séchait avec tendresse, tout en lui prodiguant ses conseils. Après quoi, il répondit d’une voix blanche.

– Ça va bien, Bill !

Et il attendit le son du gong avec résignation.

* * *

La patron, une main sur la corde du ring, tenait dans l’autre un peigne qu’il passait et repassait distraitement dans ses cheveux couleur de foin. Assez grand, et maigre, la poitrine creuse, il avait, dans un visage blême, des yeux décolorés, au regard indécis et comme étonné. Sa chemise mauve à rayures noires, ses vêtements dont l’élégance un peu bruyante ressortait encore davantage parmi les hardes verdies et râpées de ceux qui l’entouraient, ses boutons de manchette en or véritable, le fer à cheval clouté de rubis minuscules qui parait sa cravate, ne lui inspiraient apparemment aucune vanité. Il était là chez lui, dans un local loué par lui, au milieu de pauvres hères pour lesquels il représentait le pouvoir infini et les raffinements d’une aristocratie fabuleuse ; le jeune inconnu qui venait de poursuivre férocement d’un coin à l’autre du ring le mélancolique Fred le regardait à la dérobée par-dessus l’épaule de son soigneur, cherchant à deviner l’effet produit, caressant un rêve obscur de « side-stakes » énormes, de matches annoncés en grosses lettres sur des affiches multicolores, de ceintures de championnat, d’opulence et de gloire... Mais l’arbitre de sa destinée continuait à se peigner rêveusement, fixant dans le vide des yeux naïfs, stupéfaits, ruminant un autre rêve : quelque énigme insoluble qui devait le hanter depuis longtemps !

Le gong résonna et les deux hommes reprirent le centre du ring et se remirent à l’ouvrage. Fred feintait sans conviction, hors de portée, « rentrait » en traînant les pieds, baissait machinalement la tête pour esquiver des swings possibles, envoyait devant lui un direct du gauche, et s’accrochait en corps en corps. Quand il en était arrivé là, il s’appuyait languissamment sur l’épaule de son adversaire, les coudes en dedans pour protéger ses côtes, et prenait deux ou trois respirations profondes qui semblaient des soupirs de soulagement. Arc-boutés l’un contre l’autre, penchés en avant pour utiliser leur poids, les deux hommes tournaient lentement dans le ring pendant quelques secondes, se séparaient prudemment et comme à contre-cœur, méfiants, et recommençaient.

Un profane eût pensé qu’ils accomplissaient là un rite solennel, une pantomime réglée d’avance, quelque chose comme un « grand salut » d’escrime, sans fleurets, et compliqué d’enlacements ingénieux. Mais les spectateurs, le patron, les soigneurs et quelques adolescents mal vêtus qui s’effaçaient modestement contre les murs, les suivaient attentivement des yeux, et reconnaissaient à mesure, dans chaque phase de leur pantomime, un des secrets du culte ancien, un des gestes connus et catalogués du cérémonial sacré qu’on se transmet d’une génération à l’autre sans y rien changer, depuis les jours épiques de Jem Belcheret de Tom Cribb.

* * *

Les quatre becs de gaz espacés au-dessus du ring couvraient d’une lueur crue les deux torses blêmes, les deux cous bruns de fumée et de hâle, les deux visages aux méplats meurtris, où les têtes baissées pour une esquive jetaient parfois des ombres grises.

Et entre les cordes tendues, la pantomime s’accélérait peu à peu, se faisait plus heurtée, plus violente, donnait enfin l’illusion d’un combat. Un moment, Fred, par-dessus l’épaule de son adversaire, dont il immobilisait les bras, levait vers la lumière du gaz des yeux indifférents et découragés ; et, l’instant d’après, il se dégageait lentement, sournois, et, sans reculer, cherchait sa mâchoire avec des crochets ennuyeux, qu’il fallait accomplir tant bien que mal, une ambition d’apprenti qu’il fallait démolir peu à peu pour conserver son gagne-pain. Et l’apprenti, pour qui cet essai représentait tant de choses, combattait ardemment, plein d’intérêt, lui tout entier à son ouvrage, et perdant la tête, à la fin, à force de se heurter chaque fois à des parades, des contres et des ficelles éventées qui avaient déjà servi pour tant d’autres !

Les cheveux bruns qui frisaient sur un front bas, le nez court et large, les dents fortes, espacées, les yeux brillants de bonne humeur et de sauvagerie ingénue, formaient un joli masque de combattant – avait déclaré Bill avec bienveillance – et le masque complétait à souhait un physique plein de promesses. Il avait conscience de tout cela, le novice, et s’enrageait à la longue, que sa force et sa bonne volonté vinssent s’émousser chaque fois sur l’à-propos languissant du triste Fred, qui, entre deux corps à corps, le considérait d’un air désabusé et plein de reproche affectueux, songeant sans doute aux innombrables novices qui étaient entrés avant celui-ci dans ce ring, débordant de confiance et d’espérances démesurées, et en étaient sortis dans les bras paternels de Bill, les yeux obstinément fermés sur le monde qui leur refusait la gloire.

* * *

La dernière minute du round précipitait le rythme du combat ; la lumière crue faisait reluire les visages suintant de sueur et les torses où paraissaient, l’une après l’autre, de larges taches roses ; dans le silence de la salle au plafond bas, le crépitement du gaz et le halètement des combattants semblaient annoncer en chuchotant un dénouement proche. Et une fois de plus, la vieille histoire se répéta. Le novice avait abandonné toute prudence, et chargeait aveuglément : une rentrée rapide, un rejet du corps en arrière pour éviter le contre, et des swings des deux mains qui trouaient l’air comme des coups de fléau. Sans rien perdre de son air blasé et plein de dégoût profond, Fred se protégeait la mâchoire, recevait les swings sur ses coudes, et attendait patiemment. Quand l’occasion vint, il la saisit sans retard, mais sans hâte, comme si c’eût été, en vérité, son dû, un événement inévitable et arrêté longtemps d’avance par des puissances supérieures. Le dur crochet du gauche dont il arrêta son homme au milieu d’un élan, le swing du droit qui sembla venir de très loin, négligemment, paresseusement, pour compléter l’ouvrage, accrocha l’extrémité du menton et passa dans le vide, c’étaient encore des gestes consacrés, qu’il avait dû répéter tant de fois, tant de fois, qu’il n’en ressentait plus d’autre impression que la satisfaction du travail achevé et de la rétribution probable.

« Fatty » Bill empoigna sous les aisselles le novice évanoui, le hissa sur sa chaise, et lui pétrit l’abdomen avec sollicitude, pendant que l’autre soigneur faisait pleuvoir sur la tête ballottante une pluie d’eau rosâtre. Et quand leur homme rouvrit les yeux, ils le consolèrent à tour de rôle avec des paroles de sagesse fraternelle.

* * *

À deux pas de là, Fred retirait ses gants, et le regardait revenir à lui avec un sourire blasé. Il s’avança ensuite en louvoyant vers le patron, qui contemplait le groupe de ses yeux indécis, son peigne à la main, avec des hochements de tête entendus. Fred reçut d’un air modeste ses félicitations un peu vagues, s’agita malaisément quelques secondes, et, les yeux sur l’épingle de cravate ornée de rubis, marmotta enfin une requête.

Le patron, la bouche entrouverte, regardait sans voir par-dessus son épaule et continuait à hocher la tête sans écouter. Fred attendit quelques instants, lui toucha le coude, et recommença humblement. Cette fois le patron sursauta, répondit hâtivement : « Bien sûr ! Bien sûr ! » et mit la main à son gousset.

Cinq minutes plus tard, Fred sortait dans Bethnal Green Road, suivait languissant le trottoir jusqu’au « Lockhart’s » le plus proche, et là commençait soudain de se gaver de saucisses et de purée de pommes de terre avec une énergie inattendue. Quand il s’en alla, repu et sa monnaie en poche, le monde était redevenu tolérable, et lui, Fred, étendait sa vaste bienveillance à tous ceux, connus et inconnus, qui le peuplaient. Le patron ? Un brave homme, et pas d’erreur ! « Fatty » Bill ? Un frère ! Et le novice ? Un garçon courageux devant qui s’ouvrait un glorieux avenir !

Car l’âme héroïque de Fred avait déjà tout pardonné : le travail rare, la malchance et la famine, et les coups pleuvant sur son estomac creux.

II - Le ballon

Tenant le ballon entre ses genoux, « Fatty » Bill pliait avec effort son corps épais, insérait l’extrémité du tube entre ses lèvres et soufflait puissamment. Après quoi il se redressait, la figure violacée, et faisait une longue pause, plaçant le tube entre ses doigts et promenant autour de lui le regard placide d’un travailleur consciencieux. Quand ses pesées méthodiques lui eurent révélé que la sphère de cuir avait atteint la dureté voulue, il replia le tube sur lui-même et le ligota avec soin : opération qui nécessita l’emploi simultané des genoux, des deux mains et des dents, et force soufflements plaintifs. Il ne restait plus qu’à suspendre le ballon au-dessus de sa plate-forme et régler la longueur de la corde. Lorsque tout fut prêt, Bill contempla le résultat de ses efforts d’un air satisfait, lui infligea quelques taloches délicates, esquissa un exercice compliqué des coudes, qu’il manqua, et se rassit sans insister.

Un mépris secret pour l’aberration incompréhensible qui amenait certaines gens à malmener ce ballon, par pur plaisir et sans aucun espoir de récompenses pécuniaires ; une curiosité amusée des motifs qui pouvaient pousser le patron à le soudoyer, lui Bill, et à payer le loyer de ce sous-sol, apparemment à seule fin d’y poursuivre un entraînement sans espoir, et d’offrir l’hospitalité à nombre de petits professionnels besogneux ; enfin, la reconnaissance indulgente que lui inspirait ce caprice inexplicable ; toutes ces choses flottaient dans le cerveau de Bill, à l’état de formes indistinctes, et se fondaient en une béatitude complaisante. Sans doute le Seigneur, dans sa sagesse, inspirait-il à certaines de ses créatures une folie douce, afin d’en faire profiter d’autres de ses enfants, par exemple certains pugilistes vieillis, un peu obèses, et qui s’étaient retirés du métier sans avoir jamais connu la richesse ni la gloire, sauf en doses éphémères.

* * *

Ces songes indolents furent interrompus par l’arrivée du patron, qui sortait du sous-sol voisin, lequel servait de vestiaire, le torse nu, dégingandé et blême, assujettissant minutieusement les tampons qui lui protégeaient les phalanges. Il marcha droit sur le ballon, félin et sournois, sans un geste, et lui décocha en passant un crochet féroce ; puis il fit une volte-face brusque pour le rattraper au second balan, redoubla, fit donner sa droite, et sous le plafond bas ce fut un roulement de tonnerre, une suite de détonations serrées, la clameur d’un grand tam-tam de guerre résonnant sous des massues d’anthropophages.

L’homme s’avançait peu à peu jusqu’au centre de la plate-forme, se déplaçant pouce par pouce et frappant à chaque fois jusqu’à ce que, campé sous le pivot, il eût acculé le ballon dans un coin, où il le maintenait avec les directs du gauche, vites et sûrs, qui faisaient rendre à la plate-forme un tapotement monotone. Parfois, il retenait sa main une seconde, esquivait prestement de la tête pour éviter le choc du retour, et reprenait son martèlement.

Après cela, il laissait le ballon osciller dans le vide, et tournait autour avec une moue hostile. Il feintait d’une main : puis, de l’autre, menaçant, changeait brusquement d’avis et, se redressant, contemplait d’un air de défi la sphère impuissante. Puis il se jetait en avant avec une férocité inattendue, et faisait frémir les planches sous une série de swings terrifiants.

Son jeu de jambes méritait, également, d’être observé. Tantôt il s’avançait par glissades successives, le torse penché, bien couvert, prêt à tout, et l’on croyait voir un ennemi intimidé reculer à mesure. Et tantôt il déroutait son adversaire par des entrechats subtils, et se riait de ses efforts maladroits. Mais toutes ces phases du combat fictif se terminaient de la même manière, par un coup du droit qui venait à son heure, terrible, aussi inéluctable qu’un châtiment céleste, évoquant des images d’os fracassés et de loques humaines s’affaissant sur le sol.

* * *

Toujours assis, Bill faisait entendre des grognements d’approbation et palpait des gants de huit onces. Quand le patron abandonna finalement le ballon et s’assit pour souffler, Bill prit une serviette et l’éventa avec sollicitude. Ensuite il l’aida à revêtir ses gants et enfila les siens.

Lorsqu’ils furent tous les deux dans le ring de seize pieds et qu’ils eurent échangé la poignée de mains préliminaire, Bill montra, par sa mine résolue et presque féroce, qu’il ne se proposait nullement de ménager son adversaire. Il n’avait pas affaire à un débutant inexpérimenté et fragile ! Non ! L’homme qui lui faisait face savait donner des coups et les recevoir, de sorte qu’il convenait de tirer serré et de rester sur ses gardes. Les bras de Bill, énormes sous le sweater blanc, oscillaient d’avant en arrière comme les pistons d’une machine gigantesque, et son torse gras semblait bourré de possibilités menaçantes. Mais ces démonstrations terrifiantes aboutissaient en tapes inoffensives, simples taloches de nourrice, horions furieux qui se transformaient en route et finissaient en bourrades indulgentes.

Le patron se trouvait tenu en conscience d’imiter cette modération, et se contentait donc d’esquisser ses coups, qui en d’autres circonstances eussent semé l’effroi et le carnage. Attentif, presque grave, il fronçait les sourcils, chargeait de défi et de menace ses yeux indécis, et appuyait tantôt un gant, tantôt l’autre, sur une des bajoues de Bill, ou bien au creux de sa vaste poitrine.

Après quelques minutes de ce simulacre, Bill dit d’un ton pénétré : « Time ! » retourna aussitôt dans son coin et s’appuya aux cordes, respirant avec fracas, comme s’il importait de faire provision de souffle et de force pour des épreuves nouvelles. Lorsqu’ils se rencontrèrent pour la seconde fois, le patron lui dit avec un sourire pâle :

– Allez-y donc, Bill ! Vous n’avez pas peur de me casser, voyons !

Bill secoua la tête et reprit son air naturel. L’homme qui paye est le maître, et ses ordres doivent être obéis. Celui-ci commandait à Bill « d’y aller », et Bill « y alla ». Il y alla avec modération, et soucieux de ne pas trop malmener la poule aux œufs d’or. Mais la chair est faible, et même les vieux pugilistes désabusés ne peuvent guère rentrer dans le ring sans y retrouver quelques vestiges de leur fougue passée, quelque trace de l’humeur combative qui survit à travers la vieillesse et l’obésité, et leur fait oublier, par moments, qu’il est d’infortunés mortels à qui de mauvaises fées ont donné, à leur naissance, la crainte instinctive et l’horreur des coups.

Pour Bill, le choc d’un poing ganté sur sa mâchoire ou sa tempe n’était qu’un événement naturel et aucunement troublant, un simple accident de contact. Comment aurait-il pu deviner qu’il est des hommes que la menace de deux mains impitoyables qui feintent, déconcertent, frappent et poursuivent, remplit de timidité affolée, écœure et démoralise ? Les yeux décolorés qui tout à l’heure défiaient le ballon dirent une gêne et une angoisse maladive. Chaque pas en avant de l’adversaire, qui amène à bonne portée un jeu de muscles hostiles, chaque feinte qui trompe et découvre, chacun des regards de brutalité placide qui annonce l’indifférence aux coups et le désir de les rendre, toutes ces choses, encore plus que le heurt des poings fermés, plongeaient dans une panique irraisonnée l’homme qui s’agitait dans le ring avec des gestes gauches ; et pendant qu’il poursuivait sa pantomime brave d’attaque et de défense, un frisson froid lui courait de la nuque aux reins : le frisson de ceux qui se noient ou qui tombent.

* * *

Quand Bill appela « Times ! » pour la seconde fois, le patron dit négligemment :

– Ça suffira pour cette fois, Bill ! Je ne me sens pas en train ce soir.

Bill répondit sur-le-champ qu’il ne fallait jamais exagérer, et retira ses gants avec empressement. Le patron retira aussi les siens et sortit du ring.

Un instant il resta immobile, se caressant les bras, rêveur et mélancolique, pendant que Bill mettait tout en ordre. Puis il avisa de nouveau le ballon, et l’assaillit avec une violence haineuse.

Ses poings s’abattirent sur le cuir gonflé, furieux, impitoyables, firent vibrer la plate-forme massive, élevèrent de nouveau dans le sous-sol nu un grondement féroce de tam-tam. Les dents serrées, le frappeur épuisait toute la gamme des coups terribles, martelait sur la sphère une revanche implacable. Et quand un dernier swing eut rompu la corde et envoyé rebondir contre un mur le ballon dégonflé, son amertume s’apaisa, et il connut les joies du triomphe.

III - La chrysalide

Seul dans le sous-sol de Bethnal Green, le patron allait et venait, bricolait, mélancolique, frappant sur le ballon ou boxant avec son ombre quand il commençait à sentir le froid sur son torse nu.

Rien que cette nudité partielle lui était déjà une satisfaction, presque un orgueil. Le miroir collé contre un pan de mur, qu’un punching-ball échappé à sa corde avait fêlé du haut en bas, ne lui renvoyait que l’image d’une poitrine plate, d’épaules maigres, de bras fuselés où l’exercice constant avait plaqué une musculature artificielle, dont les rondeurs saillant sous l’effort, étonnaient. Mais la sensation de l’air froid sur son corps, le reflet blême de sa peau à la lumière, le jeu facile des articulations libérées lui donnaient l’illusion d’une épreuve prochaine, semblaient des préparatifs de combat. Il jouissait de cette illusion, et se réjouissait en même temps secrètement que ce ne fût que cela ; car la vue d’un autre homme demi-nu entrant dans le ring avec lui eût suffi pour tuer son ardeur et faire monter en lui cette gêne, cette intimidation gauche qui ressemblait si fort à la peur.

« Fatty » Bill était allé à Wonderland soigner un protégé, et le patron avait refusé de les accompagner, préférant rester seul pour caresser sans témoins sa chimère enfantine, ce goût passionné du combat qui s’alliait paradoxalement en lui à un manque de cœur lamentable.

Il marchait de long en large dans le ring, ses gants aux mains, et parfois tombait en garde, menaçant, rapide et trouait l’air de coups terribles. Il poursuivait, frappait encore, acculait, écœurait l’adversaire sous une grêle de horions décochés avec art ; calme, maître de soi, les yeux bien ouverts, guettant son homme, attentif et lucide. Et tout à coup le ridicule de ce simulacre descendait sur lui comme une douche froide : il s’arrêtait court, laissait retomber ses mains, et ses yeux indécis s’emplissaient de découragement. Ses six cents livres de rente, le « pub » bien achalandé de Highbury dont il hériterait quelque jour, son épingle de cravate en or et ses chaussures américaines, comme il aurait volontiers échangé tout cela contre le cœur indomptable et simple de quelque « pug » irlandais, affamé, en haillons et toujours mieux prêt pour une rixe que pour un repas ou une belle fille !

* * *

De gros souliers trébuchant dans l’escalier le sortirent de sa rêverie, et un inconnu déboucha dans le sous-sol en hésitant un peu.

– Bill n’est pas là ? demanda-t-il. Je l’ai rencontré l’autre jour et il m’a dit comme ça que je pourrais venir travailler ici. Il paraît que le patron est une bonne poire, qui vous laisse faire tout ce que vous voulez, et même se laisse taper, des fois... Le Cadger’s Club, qu’ils appellent cet endroit-ci ! Alors Bill n’est pas là ! Eh bien, on va travailler un peu tous les deux, hein ? On est à peu près du même poids. Je vais me déshabiller.

Le patron répondit :

– C’est ça ! Vous trouverez des chaussons dans l’autre pièce.

Il resta au milieu du ring, s’étirant languissamment, calme en apparence, mais sentant le vieux frisson de panique lui courir une fois de plus de la nuque aux reins, l’angoisse d’un bloc de glace au creux de l’estomac, la tentation affolée de trouver quelque prétexte pour éviter l’épreuve... Mais quand l’autre revint il était encore là.

Ils étaient du même poids, en effet, ou à peu près ; mais l’autre avait bien trois pouces de moins de taille, qu’il rattrapait en épaisseur. Des tatouages compliqués ornaient ses avant-bras et sa poitrine, et un collier couleur de terre de Sienne formait un autre tatouage permanent autour de son cou musculeux. Il avait un air placide et bon enfant de brute ingénue, et un profil presque perpendiculaire, de la racine des cheveux au menton, où le nez ne faisait qu’une saillie insignifiante, comme s’il jugeait plus prudent de se rentrer d’avance.

Il chargea d’emblée, envoya deux ou trois larges swings, et s’arrêta pour en contempler l’effet, gouailleur. Quelques directs du gauche, qu’il reçut en pleine figure, firent seulement épanouir sur ses lèvres un sourire béat, et, cette preuve que son adversaire n’était pas absolument une mazette suffisant à faire disparaître tous scrupules chevaleresques, il s’appliqua à s’amuser de son mieux.

Le patron, haletant et blême, passa par plusieurs phases de panique. D’abord, il rendit les coups avec usure, ensuite il dansa tout autour du ring, multipliant les esquives, scientifique, ne ripostant qu’en tapes courtoises, espérant par là donner l’exemple à l’autre ; et, quand cette courtoisie eut lamentablement échoué, il oublia tout, essoufflé, les yeux troubles, et ne songea plus qu’à rester debout et à se défendre n’importe comment.

Il lui vint tout à coup à l’esprit qu’ils étaient tous les deux seuls, qu’il n’y avait là personne qui pût leur conseiller fraternellement, de temps à autre, de s’arrêter pour souffler un peu, et que le code d’honneur du ring interdit à celui des deux hommes qui a le dessous de demander une pause. L’avenir allongeait donc devant lui une perspective apparemment interminable de fuite, de poursuite et de coups, perspective où le torse tatoué et le faciès écrasé de son adversaire intervenaient avec une persistance horrible. Pendant qu’il songeait à cela un swing sur l’oreille le coucha à terre et, à partir de ce moment-là, il fit coup sur coup plusieurs découvertes.

Il découvrit d’abord que, contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’absence de spectateurs est le plus fort des encouragements. Plus de crainte de paraître inférieur ou ridicule ! Plus de préoccupation néfaste de ce que la galerie pense de vous ! Rien que les murs, le ring de seize pieds où deux hommes, demi-nus, primitifs, sont enfermés avec leur désir ardent et simple.

Il découvrit encore, un peu plus tard, que le choc et la douleur des coups, même la chute humiliante et le heurt des membres sur les planches, ne sont rien ; que ce qui affole, écœure et démoralise, c’est la poursuite sans répit de l’adversaire et la retraite devant sa menace constante. De sorte qu’il suffit seulement, pour éviter le trouble et la peur, de foncer aveuglément sur ses rentrées, et d’être autant que lui celui qui poursuit, tout au moins jusqu’à l’évanouissement final.

Et cela monta tout à coup en lui comme une marée joyeuse, l’instinct sûr qu’après tout ce n’était qu’un homme luttant contre un autre homme, qu’entre eux il n’y avait que de minimes différences de structure qui n’avaient pas tant d’importance ; et que, dans le but essentiel de combat, la déesse du beau sang rouge, des muscles vivants et de la virilité venait de surgir de lui, tout armée et prête à la guerre...

* * *

Toute la science péniblement acquise qu’il trouva tout à coup à son service, toute la force que des années d’exercice découragé lui avaient donnée quand même, tout l’orgueil d’être pour la première fois un homme qui se bat, et de ne pas songer à autre chose ; tout cela passa dans la détente de ses épaules, dans la ruse de ses feintes et de ses esquives, dans la fougue calculée qui le jetait en avant. Et l’homme au masque écrasé, travaillé avec art, s’affaiblit, flotta, vit rouge, chargea à l’aveuglette et se heurta à la cuirasse surnaturelle de héros que le « publican » de Highbury venait de ceindre...

Quand il fallut le relever, le patron, soudain émerveillé de son ouvrage, dit à haute voix : « Seigneur ! qu’il est lourd ! » Et voici que « Fatty » Bill sortait mystérieusement de l’ombre de l’escalier et venait l’aider sans rien dire.

L’homme haleta un peu sous la douche de l’éponge, ouvrit les yeux, se frotta la nuque, et dit avec respect :

– Le dernier, c’était une beauté, Gouverneur ! Une vraie beauté !

Le patron sentit la large main de Bill lui tomber fraternellement sur le dos et entendit le vieux pugiliste lui dire d’une voix nouvelle, d’une voix d’égal :

– Je savais bien que ça viendrait un jour ou l’autre, patron ! Il ne s’agissait que d’attendre !

IV - Fraternité

Ils étaient tous là, « Fatty » Bill, Fred Diggins, Wally Keyes, Alf Plimmer... formant bloc au milieu du public, échangeant à voix basse des propos mystérieux, ou se penchant sur l’épaule de Bill pour consulter le programme qu’il tenait à la main.

Fred se hissa sur la pointe des pieds, appuya le menton sur l’encolure massive qui lui cachait la moitié du ring, et chuchota à l’oreille de Bill :

– Six rounds !... Vous croyez qu’il tiendra ?

Bill fit une lippe prodigieuse d’oracle, et répondit :

– Il tiendra... ou il ne tiendra pas. On ne peut pas savoir. C’est un drôle de garçon !

Alf Plimmer dit avec un geste de mépris écrasant :

– Ce type contre qui qu’il tire, Sid Brown... il ne vaut rien ! Je l’ai vu dans une compétition de novices, il n’y a pas six mois ; il a gagné sa série sans le faire exprès, parce que l’autre s’est trouvé là au moment où il faisait tourner ses bras... Le jour de la demi-finale celui qui devait boxer contre lui a oublié de venir ; et il a remporté la finale parce que son adversaire a été disqualifié. Un boxeur, ça ! Un bébé le démolirait sans s’arrêter de boire...

Pensif, Bill dit à demi-voix :

– Oui... oui... C’est tout ce que j’ai pu trouver de moins dangereux pour lui ; et, des fois, avec un peu de chance, et moi dans son coin... Pourquoi donc qu’il ne gagnerait pas ? Il devrait même gagner, voyez-vous, entraîné comme il l’est ; mais avec lui on ne sait jamais. Pourvu au moins qu’il n’ait pas peur pour sa figure, ce soir !

Ils hochèrent tous la tête, soucieux et regardèrent en connaisseurs les deux hommes qui entraient dans le ring à ce moment. Quand ils se furent malmenés et bousculés pendant quatre rounds, maladroits, essoufflés, l’un d’eux intercepta au passage un swing aventureux, et s’affaissa sur les planches, inanimé, au milieu d’applaudissements enthousiastes.

Bill se détourna avec un soupir.

– Ah ! Seigneur ! fit-il. Ça me fatigue rien que de les voir faire. Pourquoi donc qu’ils n’essaient pas d’apprendre quelque chose, avant de s’exhiber comme ça ?

Il consulta le programme, et s’en alla vers le vestiaire. Les autres se serrèrent pour rester ensemble, et se dirent l’un à l’autre :

– C’est pour après celui-ci !

* * *

Le patron allait combattre. Oui ! Combattre réellement, dans un vrai ring, avec de vrais gants et devant un vrai public, un homme qui ne saurait pas qui il était et qui le traiterait probablement sans aucuns égards. C’était lui qui l’avait voulu, et s’il s’en était remis à « Fatty » Bill du soin de trouver un adversaire et de fixer les conditions, ç’avait été sous défense solennelle de rien « arranger » d’avance. Bill avait bien fait les choses : un défi retentissant, appuyé d’un enjeu de dix livres, lancé au nom d’« Un inconnu », avait attiré d’innombrables bonnes volontés, et le résultat d’une sélection curieuse était le match qui mettait aux prises, en six rounds de deux minutes, avec gants de six onces, ledit « Inconnu » et le moins redoutable de ceux qui s’étaient offerts. Un obscur établissement de la rive sud, loin des quartiers où le patron était connu, avait été choisi comme lieu de la rencontre, et tous les habitués du sous-sol de Bethnal Green étaient là, loyaux, mais sceptiques, et profondément étonnés, comme des gens dont l’univers oscille tout à coup.

Le patron ! Ils n’avaient jamais songé à lui que comme à un être inexplicable, mis sur leur chemin par une Providence complaisante pour leur fournir un local d’entraînement, et des demi-couronnes de temps en temps, dont il se laissait taper sans résistance. Quand par hasard il s’alignait dans le ring contre l’un d’eux, son adversaire s’efforçait avec une application touchante de combiner une courtoisie un peu empruntée avec un simulacre de pugilat, et d’ailleurs Bill était toujours là, second, chronométreur et arbitre, rappelant à l’ordre d’un froncement de sourcils féroce les frappeurs distraits...

Pourtant il avait eu, récemment, des crises de combativité inattendues, et il lui était arrivé d’abandonner tout à coup sa pantomime inoffensive et scientifique pour charger à vrais coups de poing, pêle-mêle, un comparse stupéfait. Et voici maintenant qu’il allait s’enfermer dans un ring, en public, avec un garçon robuste et dépourvu de manières, qui ne se douterait pas de l’honneur qui lui était fait. Le patron ! Un homme qui, clairement, n’aimait pas qu’on lui fît du mal, et qui n’avait pas besoin de cela pour vivre ! Les habitués du Cadger’s Club secouaient rêveusement la tête et parlaient bas, comme en présence de quelque manifestation surnaturelle...

Ils l’acclamèrent pourtant bruyamment quand il fit son entrée ; et lorsque, emportant les dernières recommandations et une tape paternelle de Bill, il s’avança crânement et plaça d’autorité un joli direct à la figure, leur enthousiasme ne connut plus de bornes. Entre deux vociférations, ils échangèrent des signes de tête entendus. Hein ! Bon vieux patron ! Pas si mazette que ça, après tout ! Ce n’était pas pour rien qu’ils avaient tous mis la main à la pâte pour l’entraîner, là-bas, dans le sous-sol dont il payait le loyer, où il faisait sec et chaud, les soirs d’hiver ! Il se comportait très bien, ma foi ; vraiment bien... enfin... pas si mal ! En tous cas ils étaient tous avec lui de cœur, et quand un swing heureux de son adversaire l’eut jeté dans les cordes, ils furent tous debout en un instant, lui hurlant des encouragements :

– C’est un coup de chance !... Ce n’est rien !... Faites pas attention, patron, rentrez et tapez dedans !

Le placide Fred Diggins vociférait des conseils de carnage ; Wally Keyes suivait les combattants des yeux, avec des demi-esquives et des contractions d’épaules instinctives, par sympathie, et Alf Plimmers’offrait à dépêcher sommairement un voisin qui protestait contre leur tumulte. Mais Bill, les bras appuyés sur la plate-forme surélevée du ring, surveillait son homme d’un air inquiet. Il semblait bien que le patron eût « peur pour sa figure », tout au moins pour le moment. Son jeu indécis, ses hésitations gauches, ses entrechats inutiles annonçaient à qui savait lire qu’il songeait au public, à lui-même, à l’humiliation possible, à tout sauf à la besogne simple à laquelle il aurait dû s’appliquer tout entier. Et quand une voix cria du fond de la salle : « Eh bien ! Allez-y donc, voyons ! Est-ce qu’il a peur ? » il tenta une rentrée maladroite et se fit descendre encore une fois.

Alf Plimmer s’était retourné vers l’endroit d’où la voix était partie, et distribuait des défis sauvages. Sur la plate-forme, Bill maniait l’éponge en virtuose, avec une sorte de mélopée de nourrice, calmante, consolante, farcie de sagesse. Et le patron, affalé sur sa chaise, les mains accrochées aux cordes, ses cheveux couleur de foin lui retombant sur la figure, semblait suivre des yeux quelque chose d’insaisissable, qui fuyait. Il tint pourtant toute la seconde reprise, et toute la suivante. Au quatrième round il fit jeu égal, nettement. Au cinquième, il eut une défaillance, flotta, s’accrocha, fut projeté deux fois à terre, au milieu des hurlements, et deux fois se releva à la neuvième seconde, blême, les yeux vagues, le cœur en déroute, et pourtant aiguillonné par quelque invincible désir... Et voici qu’au cours du dernier round il plaça un lourd crochet du droit au corps, comprit en une seconde que l’homme qui lui faisait face était encore plus fatigué que lui, tout aussi près de céder, et le poursuivit autour du ring toute une minute sauvage, fonçant comme un bélier, cognant, rompant les corps à corps avec des bourrades rageuses, et cognant encore...

* * *

Dans le « pub » où ils s’étaient rendus en sortant, le patron, lavé, peigné, la figure à peine tuméfiée, commanda du « scotch » pour tout le monde, et s’assit sur un tabouret, son verre à la main, avec un sourire mélancolique.

« Fatty » Bill lui mit une main sur l’épaule.

– Battu, patron ! dit-il, mais pas déshonoré ! pas déshonoré !

Alf Plimmer dit violemment :

– Aux points ! Ça ne compte pas... D’abord ç’aurait dû être un match nul. Au dernier round, il ne tenait plus, l’autre !

Fred se pencha, l’air effaré, les yeux ronds, et lui expliqua d’un ton mystérieux :

– Je vas vous dire... Vous êtes parti trop tard. Voilà ! La prochaine fois que vous le rencontrerez, cet homme-là, vous l’aurez facilement... facilement !

Ils le regardaient tous, sincères, fraternels, oubliant son élégance, son argent, oubliant qu’ils l’avaient longtemps considéré comme un simple d’esprit, hanté par une marotte inexplicable, un benêt qu’il fallait tondre... C’était maintenant un garçon comme eux, qui s’était aligné à son heure, et qui avait tenu jusqu’à la fin.

Le patron, toujours assis, son verre à la main, les regardait aussi l’un après l’autre. Il se sentait encore un peu étourdi, presque bouleversé, facile à émouvoir, comme si les coups l’avaient ébranlé jusqu’au cœur. Et soudain il baissa le nez sur son whisky et balbutia :

– Vous êtes de braves garçons... Je... je... vous êtes de braves garçons. Videz vos verres...

V - Fin d’idylle

Dehors, c’était l’horreur du premier brouillard de l’hiver : un brouillard précoce mais épais à souhait, une de ces « pea soups » qui abattent sur Londres, de Mile End à Kew, comme une couche de l’atmosphère d’un autre monde, faite de vapeurs épaisses, de fumée et de suie. Dans les rues, les becs de gaz, restés allumés toute la journée, n’avaient fait que peupler les ténèbres d’astres piteux, joncher les rues de petites oasis de clarté que séparaient des espaces pleins de mystère.

En l’absence du patron, « Fatty » Bill régnait en maître dans le sous-sol de Bethnal Green. Ses gestes larges invitaient les arrivants à se mettre à leur aise. Ceux qu’une insatiable ambition ou la perspective d’un match prochain poussait à s’entraîner quand même entraient dans le ring deux par deux, et se bousculaient l’un l’autre courtoisement, avides de montrer leur science, mais pleins d’égards pour un collègue qui serait probablement quelque jour un adversaire. Les plus sages s’asseyaient autour de Bill et prêtaient respectueusement l’oreille à ses discours.

– Oui ! disait-il, il y a des matches de championnat, des matches à grand orchestre, avec de gros enjeux et des bourses de cinq cents livres, qui ne sont que du chiqué à faire pleurer. Et à côté de ça il y a des exhibitions, des affaires à l’eau de rose, truquées et répétées à l’avance, qui tournent mal à moitié chemin et finissent par des dégâts sérieux. Et je ne parle pas seulement des amateurs : des petites poires qui veulent faire les malins et qui vous font suer pour rien ! Même des garçons sensés comme vous et moi perdent la tête, des fois, et en donnent au public pour bien plus que son argent. Ah ! Seigneur ! Ce que c’est que d’être jeune !

Rêveur, il contempla les deux novices qui occupaient le ring, esquissant hors de portée des coups ingénieux, et sembla regretter ses erreurs passées.

* * *

« Moi qui vous parle, reprit-il, quand je n’étais pas plus vieux que ces gosses-là, j’ai eu mon nom dans tous les journaux ; et pas dans le Sporting Life ; dans les grands journaux politiques, s’il vous plaît ! « Scène de désordre à Hampstead » qu’ils ont appelé ça ! Même que ça m’a valu quinze shillings d’amende, ou huit jours de tôle, au choix, et j’ai choisi la tôle, pour cause !

« Il faut vous dire qu’à cette époque-là j’étais amoureux d’une petite fille à cheveux jaunes – Sal, qu’elle s’appelait – qui travaillait dans une fabrique de confitures, et on avait arrangé de se marier tous les deux, un jour ou l’autre. Alors elle m’embêtait tout le temps pour que je gagne des tas d’argent, et moi j’allais embêter les organisateurs des réunions de boxe pour qu’ils me donnent un match de temps en temps. Pour un demi « quid » je me serais aligné contre n’importe quel poids lourd, et bien content, encore ! Après tout, ce n’était qu’un petit moment à passer !

« Et, comme on approchait de la Pentecôte, voilà que je tombe sur un vieux copain à moi, Harry Webster, qui me dit comme ça qu’il venait d’être engagé à l’arène de Hampstead Heath, pour le lundi de la Pentecôte, et que peut-être je pourrais aussi avoir un engagement, si seulement je voulais faire le nègre. N’est-ce pas, une troupe n’est pas complète sans un nègre, et il se trouvait que cette année-là les vrais nègres étaient hors de prix. Alors Sid Delaney, qui organisait l’affaire, cherchait un garçon discret et consciencieux pour faire le nègre. Quand j’ai été le trouver, il m’a regardé un bon moment, et m’a déclaré que j’étais juste ce qu’il lui fallait. Je ne me sentais pas flatté, flatté ! Mais j’ai accepté tout de même.

« Tout le dimanche de la Pentecôte, pendant que les copains se payaient du bon temps, il a fallu préparer les toiles de la baraque et tout arrimer sur la voiture, et le soir ç’a été un demi-gallon de teinture de choix à me coller sur la peau : un vilain mélange de brou de noix, de cirage et de je ne sais quoi encore, dont Sid me badigeonnait toutes les demi-heures. Il m’avait aussi recommandé de rouler mes cheveux sur des papillotes ; mais je n’ai pas voulu. Après tout, on a sa dignité !

« Le lundi, jusqu’à cinq heures du soir, ça a bien marché. Vous savez tous comment c’est : la parade devant la baraque, et Sid Delaney dégoisant des balivernes pour attirer les badauds. Naturellement on était tous champions de quelque chose ; ça impressionnait le public et ça rendait les amateurs prudents. Des vrais amateurs, il n’y en avait guère et on était obligé de se rabattre sur le groupe de purotins qui stationnaient toute la journée devant la baraque pour lancer des défis sensationnels, tirer le chiqué et faire leur petite quête. Moi, j’étais le « Champion de couleur de l’Afrique du Sud » et à l’heure du déjeuner Sid m’a encore donné une bonne couche de peinture, parce qu’à force de suer et de recevoir des coups sur la figure, je commençais à devenir créole.

« On était sur le devant de la baraque, carrant les épaules pour avoir l’air plus imposant, et Sid Delaney racontant toutes nos victoires et invitant les amateurs à venir se faire massacrer, quand j’entends une voix qui dit : « Eh là ! Envoyez les gants par ici ! Je prends le nègre ! »

* * *

« Je regarde, et le diable m’emporte si ce n’était pas Tom, mon copain, mon poteau, Tom, avec qui j’avais tout partagé, le manger, le boire et le tabac... Et voilà qu’il fallait encore que je partage Sal avec lui ! Car c’était Sal qui l’accompagnait, splendide, avec une robe de velours vert et un grand chapeau à plumes jaunes, comme pour l’empêcher d’aller se battre avec ces vilaines gens... Je n’avais pas voulu lui dire ce que je faisais ce jour-là, parce que ç’a m’aurait humilié qu’elle me voie en nègre, et elle en avait profité pour se faire emmener à la fête par Tom ! Naturellement ils ne m’avaient pas reconnu, et moi, sur mon estrade, je dansais de rage, tellement que Delaney m’a rappelé à la fin que j’étais là pour boxer et pas pour faire l’avaleur de poulets vivants.

« Alors je me suis calmé tout d’un coup, et j’ai été choisir mes gants. C’étaient des gants qui avaient bien dix ans de service, avec tout le crin ramassé en boulettes, durs comme le fer, des gants qu’on n’offrait jamais aux amateurs, naturellement. Je les avais déjà enfilés quand Tom est entré dans la baraque, et je lui ai fait donner de beaux gants neufs, bien épais, qui n’auraient pas fait mal à un bébé.

« Le public n’avait jamais rien vu de pareil dans une baraque foraine, et quand à Sid Delaney, il s’arrachait les cheveux, tout simplement, de voir qu’on faisait de la vraie bourre dans son établissement sans qu’il ait augmenté le prix des places. Mais le plus étonné de tous c’était Tom, qui était venu là pour cinq minutes de chiqué, à la rigolade, et sa petite quête, et qui se faisait gâcher la figure sans comprendre pourquoi. Il cognait de son mieux, mais ses gants bien rembourrés ne faisaient que caresser mon brou de noix et chaque fois que je le touchais, moi, ça faisait comme un rond dans l’eau, un beau petit rond qui lui marquait la figure en rose pâle, et qui devait tourner successivement au bleu, violet, vert et jaune tous les jours de la semaine suivante. Le chronométreur se doutait bien qu’il y avait quelque chose là-dessous, et il nous faisait des rounds de cinq minutes, sauf quand j’étais en mauvaise posture, et alors ça finissait de suite.

« Ce qui m’enrageait, c’est que je boxais depuis dix heures du matin, moi, et que je me sentais trop fatigué pour l’arranger comme j’aurais voulu. Même à la fin, je me sentais vidé, et j’ai perdu la tête. Quand on est tombé tous les deux, dans un corps à corps, je me suis mis à genoux sur lui, et j’ai commencé à retirer mes gants pour mieux le marquer.

« On nous a séparés, naturellement, et voilà Sal qui me tombe dessus à coups d’ongles en m’appelant « Sale nègre » ! Alors j’ai encore perdu la tête, et j’ai commencé à taper dedans.

« Deux jours plus tard, quand le magistrat m’a octroyé huit jours de « quod », Tom était là ; et, moi, j’étais encore brun clair ; mais lui ! Une vraie peinture ! Ça m’a fait plaisir à voir ; et comme on m’emmenait à Wormwood Scrubs, voilà qu’il se met à me raconter des boniments au passage, à me dire que c’était un malentendu, qu’il allait m’expliquer...

« Je lui ai répondu comme ça, très digne, qu’il pouvait garder pour lui ses explications, son œil violet, et Sal.

« Les explications et l’œil, il aurait pu s’en consoler. Mais Sal ! Il ne me l’a jamais pardonné. »

* Ce conte est dans le domaine public au Canada, mais il se peut qu'il soit encore soumis aux droits d'auteurs dans certains pays ; l'utilisation que vous en faites est sous votre responsabilité. Dans le doute ? Consultez la fiche des auteurs pour connaître les dates de (naissance-décès).

- FIN -

Biographie et autres contes de Louis Hémon.

Pays : France | Corriger le pays de ce conte.
Mots-clés : ballon | boxe | combat | combattant | coup | crochet | exhibition | gant | gong | nègre | novice | panique | patron | peur | ring | round | swing | teinture | tôle | Retirer ou Proposer un mot-clé pour ce conte.
Proposer un thème pour ce conte.

Signaler que ce conte n'est pas dans le domaine public et est protégé par des droits d'auteurs.


© Tous les contes | Hébergé par le RCQ.

| | | |

Concept et réalisation : André Lemelin

à propos | droits d'auteurs | nous diffuser | publicité | ebook/epub

haut


Ajouter des contes sur touslescontes.com
Signaler une erreur ou un bogue.

Des contes d'auteurs et de collecteurs : Grimm, Perraut, Andersen... Des contes traditionnels: Blanche neige, Le trois petits cochons, Aladin, ou la Lampe merveilleuse... Des contes français, chinois, russes, vietnamiens, anglais, danois...