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Synopsis du conte... || Ce conte fait ± 8½ pages (24894 caractères)
Pays ou culture du conte : France.

Recueil : Contes à mes petites amies

Ressource en soi-même

Jean-Nicolas Bouilly (1763-1842)

La fortune, capricieuse dans ses dons comme dans ses rigueurs, apporte souvent des distances parmi les membres d’une même famille. Cela nous prouve que nous devons nous résigner avec courage aux desseins de la Providence, et ne jamais envier les avantages qu’il accorde à nos parents, à nos amis. On peut être heureux dans un état obscur comme dans une position brillante, quand on a le contentement de soi-même et le pouvoir de suffire à ses besoins, soit par son travail, soit par son économie ; et l’on répète alors gaiement ces admirables paroles d’un ancien poète latin qui avait fait une étude profonde du vrai bonheur : « Que m’importe de voguer dans la vie sur un grand ou sur un petit vaisseau ? Je vogue, et cela me suffit. » 

Octavie, fille de M. Darmont, riche négociant à Tours, était l’idole de ses parents. Unique objet de leur tendresse, héritière d’une grande fortune, elle avait été élevée dans un oubli total de ce qui concerne l’intérieur d’une maison, dans une ignorance complète de toutes les nécessités de la vie. Entourée de nombreux domestiques, ayant à ses ordres particuliers une femme de chambre, bien qu’à peine elle comptât quatorze printemps, Octavie regardait tous les besoins de son existence comme prévus d’avance par le destin, qui l’avait si bien favorisée. Assise nonchalamment sur un canapé, indécise dans ses goûts, elle bornait ses études à relire les Contes des Fées, et l’exercice de ses talents à tracer au crayon un dessin de broderie, ou à s’accompagner sur la harpe en chantant la romance du jour. Bientôt alors l’ennui s’emparait d’elle, et souvent elle s’endormait jusqu’au moment où l’on venait l’avertir que le dîner était servi. Se réveillant alors en sursaut, et s’agitant un peu pour la première fois de la journée, elle arrangeait à la hâte ses cheveux blonds, passait une robe élégante, et descendait au salon. 

Madame Darmont avait une soeur, veuve d’un négociant autrefois célèbre dans la ville de Tours, où il faisait exister plus de cinquante familles ; mais, ruiné par de fausses spéculations, trompé par des correspondants infidèles, il était mort de chagrin, en laissant une modique existence à sa femme et à sa fille unique, âgée d’environ treize ans. Fanni du Cange, moins belle que sa cousine Octavie, mais plus vive, plus gracieuse, avait pour mère une de ces femmes de mérite qui cachent, sous des principes austères, l’amour maternel le plus vrai, le plus prévoyant. Madame du Cange, passée de l’opulence à la plus stricte médiocrité, avait supporté ce changement avec un noble courage ; mais, éclairée par l’expérience, elle prétendait qu’une jeune personne devait connaître tous les détails de l’administration d’une maison ; que c’était le seul moyen de bien conduire un jour la sienne, de ne pas être trompé par ses gens, et de se suffire à soi-même dans les diverses chances de la fortune, dans tous les événements de la vie. Aussi, dès l’âge de dix ans, Fanni savait travailler en linge ; et bientôt il ne fut aucun objet composant toute sa toilette qu’elle ne sût faire avec autant d’adresse que de promptitude. Pour amener sa fille à ce précieux et rare avantage, madame du Cange avait exigé que, chaque année, le jour de naissance de Fanni, celle-ci parût devant elle vêtue entièrement du travail de ses mains : « C’est, lui disait cette excellente mère, la plus grande preuve de tendresse que tu puisses me donner ; c’est le moyen le plus sûr de me faire chérir le jour où j’eus le bonheur de te donner la vie. » 

Quoique l’habitation de M. Darmont fût le rendez-vous des personnes les plus distinguées de la ville, madame du Cange la fréquentait souvent. Le tendre attachement qu’elle portait à sa soeur, dont le caractère paraissait tout à fait opposé au sien, lui faisait surmonter ces souffrances secrètes, ces humiliations sans cesse renaissantes que produit toujours la distance de fortune. Les deux jeunes cousines s’aimaient de même, bien qu’elles n’eussent ni les mêmes goûts ni les mêmes habitudes. On voyait Fanni travailler souvent, dans l’appartement d’Octavie, à renouveler les rubans d’un chapeau, à changer de forme la garniture d’une robe, à réparer la déchirure d’une pointe de blonde. Celle-ci, qui jamais n’avait manié l’aiguille, ignorant même comment on faisait une seule reprise, le simple ourlet d’un mouchoir, était mollement étendue sur un canapé, comme un automate qui attend, pour remuer, qu’on monte le ressort dont il reçoit le mouvement. C’était, en un mot, une indolente pour laquelle il fallait, pour ainsi dire, préparer l’air qu’elle allait respirer, et dont la monotone existence était par cela même à la discrétion de toutes les personnes qui l’entouraient. Aussi ne se passait-il pas de jour qu’elle n’éprouvât mille contrariétés : tantôt une femme de chambre inhabile lui avait passé sa robe du matin dont la garniture bridait par devant : ce qui produisait un effet détestable et cachait le plus joli pied du monde ; mais l’adroite et bonne Fanni calmait bientôt ce mouvement d’humeur ; et, au moyen de plusieurs points d’aiguille prompts comme l’éclair, tout était réparé. Tantôt c’était le coiffeur qui avait oublié Octavie, invitée à un déjeuner délicieux où devaient se réunir les jeunes personnes les plus élégantes : impossible de se présenter devant elles sans être coiffée à la dernière mode... La complaisante Fanni s’emparait aussitôt des beaux cheveux de sa cousine, et en moins d’un quart d’heure l’habile coiffeur était remplacé. Tantôt enfin c’était un chapeau d’un genre exquis qu’Octavie avait commandé pour une promenade en calèche ; mais, ô surprise ! ô douleur ! ce chapeau se trouve être d’une forme trop basse, les rubans bouillonnent mal ; les fleurs sont posées horriblement ; et il faut partir dans une heure ! Ô maudite marchande de modes ! si jamais on achète chez vous la moindre chose ! Mais heureusement Fanni entre en ce moment chez sa cousine ; et, toujours bonne, attentive, elle prend le chapeau, juste cause d’un si grand désespoir, et lui donne une forme nouvelle qui sied à ravir à la figure d’Octavie, et lui procure l’inexprimable jouissance d’aller se montrer aux boulevards si fréquentés dont la ville est entourée. 

Tant d’adresse, tant de services rendus par Fanni, toujours en riant et sans la moindre prétention, pénétrèrent Octavie d’une reconnaissance et d’une admiration qui lui firent naître le désir de pouvoir imiter sa cousine. Elle ne put s’empêcher, malgré son indolence insurmontable, d’envier cette précieuse activité que souvent elle avait critiquée, cette heureuse habitude de se suffire à soi-même, et avec laquelle on bravait l’oubli du coiffeur, la négligence de la marchante de modes. Mais entraînée par le tourbillon du grand monde, effrayée d’un laborieux apprentissage, la jeune indolente resta dans son ignorance absolue, se résignant à toutes les contrariétés qu’elle éprouvait, et qui souvent aigrissaient son caractère et nuisaient à son heureux naturel. 

Un mariage devait avoir lieu dans la famille de mesdames du Cange et Darmont. La fille d’un de leurs proches parents, propriétaire d’une riche manufacture établie sur les bords de l’Indre, devait épouser le fils unique d’un des plus grands propriétaires du pays. Ce mariage, que comblait l’espoir de deux familles honorables réunirait les principaux habitants des petites villes circonvoisines. C’était un de ces grands événements dont on s’entretient à plusieurs lieues à la ronde, et qui font époque en province. Chacun avait la prétention d’être invité ; chacun déjà se disposait à étaler les plus riches parures, les dentelles d’héritage et les diamants de famille. 

M. de Sorlis, père de la jeune future, était venu faire à Tours les emplettes nécessaires au mariage de sa chère Estelle. Il devait emmener madame du Cange et Fanni dans une berline très commode, où l’on pouvait tenir aisément cinq personnes. M. Darmont avait été obligé de se rendre, dans sa voiture et avec ses chevaux, à la vente d’une forêt très étendue, située à dix lieues de Tours, et dont il désirait acquérir une grande partie. M. de Sorlis s’empressa donc d’offrir à sa parente de l’emmener avec sa chère Octavie : ce qu’elle accepta. Il fut en conséquence décidé, au grand regret de cette dernière, qu’on n’emmènerait point de femme de chambre. La tendresse que Fanni portait à sa tante, son adresse et son aimable prévoyance, déterminèrent madame Darmont à cette privation momentanée. Octavie, bien qu’elle comptât également sur l’obligeance de sa cousine, sembla pour la première fois sortir de son engourdissement, et s’occupa de ce qui devait composer sa double toilette ; car non seulement elle voulait paraître avec éclat à la célébration du mariage, mais elle projetait encore de tout éclipser au bal qui devait avoir lieu, par une robe de crêpe d’Italie, garnie de volubilis, et qui devait produire un effet merveilleux. Fanni, sans être insensible au plaisir d’être bien vêtue, n’avait pas les mêmes prétentions que sa cousine ; elle avait fait elle-même deux robes neuves : la première de percale, ornée d’une simple broderie, et la seconde de mousseline-gaze, garnie de roses printanières, ses fleurs favorites, et qui toutes étaient l’ouvrage de ses mains. Elle avouait ingénument qu’elle se faisait une fête de soutenir la haute idée qu’on se fait dans les petites villes de l’élégance des dames qui habitent la capitale de la province, et que, disait-elle en riant, il était de son devoir de dignement représenter. 

Arrive enfin le jour du voyage projeté : c’était la veille du mariage en question. M. de Sorlis fit conduire dès le matin sa voiture chez madame Darmont, afin qu’elle pût profiter d’une partie de la bâche qui restait vide, et y faire placer les divers objets composant la toilette de ces dames. On y mit en effet le linge et tous les vêtements qui ne craignaient pas d’être chiffonnés ; mais impossible d’y déposer des robes garnies de blondes et de fleurs. On ferma donc la bâche, sur laquelle on posa un grand carton contenant les chapeaux, les différents châles des quatre voyageuses ; et l’on plaça derrière la voiture une caisse couverte d’une toile cirée, contenant les robes qui exigeaient le plus de précautions. Mesdames du Cange et Darmont occupèrent le fond de la berline, M. de Sorlis se plaça sur le devant avec Octavie et Fanni. 

On était à l’équinoxe, au commencement de l’automne ; et quoiqu’il ne fallût à peu près que sept heures de route à M. de Sorlis pour se rendre à sa manufacture, située entre Loches et Châtillon, il désirait partir sitôt après le déjeuner, afin de pouvoir faire reposer ses chevaux à moitié chemin, et être rendu d’assez bonne heure pour veiller par lui-même aux préparatifs de la cérémonie du lendemain. Mais le départ de quatre femmes peu habituées à voyager, et dont la moitié avait des prétentions de toilette, est sujet à bien des retards. Ce fut donc en vain qu’à midi précis M. de Sorlis entra dans sa voiture, attelée de trois vigoureux chevaux conduits par un habile postillon ; madame Darmont, chez laquelle on devait se réunir, n’en finissait point de ses précautions, de ses préparatifs ; et sa chère Octavie craignait tant d’oublier la moindre chose nécessaire à sa toilette, que, malgré les instances réitérées de M. de Sorlis et la juste impatience qu’il témoignait, on ne put partir qu’à deux heures ; et, par conséquent, l’on n’arriva qu’à neuf heures à la manufacture, où nos voyageurs furent reçus avec les démonstrations de la joie la plus vive. 

Mais elle fut bientôt troublée par la nouvelle généralement répandue dans cette vaste habitation, que les domestiques, empressés de décharger la voiture, n’avaient trouvé par derrière que les courroies qui attachaient la caisse, qu’on avait probablement volée à la faveur de l’obscurité de la nuit. Les voyageuses furent désespérées de cet événement. Madame Darmont y perdait la plus belle parure de dentelle qu’elle possédât dans toute sa riche garde-robe : ce qui la consolait cependant, c’est qu’il lui restait les cachemires, qu’elle avait placés dans le grand carton attaché sur la bâche, où elle avait heureusement déposé une robe de velours épinglé, sans garniture il est vrai, mais assez apparente pour se montrer décemment à la noce. Madame du Cange n’avait rien placé dans la cassette, elle n’éprouvait aucune privation ; mais Octavie et Fanni se voyaient dépouillées de leurs robes garnies ; il ne leur restait plus que de petits vêtements du matin, sous lesquels il leur était impossible de paraître au mariage, parmi tant de personnes devant faire assaut de toilette. C’était en effet dans toute la manufacture un mouvement, une agitation qui annonçaient les grands préparatifs que faisaient déjà tous les gens invités à la noce pour y briller de tout l’éclat qui serait en leur pouvoir. La vanité, dans les petite villes, est plus ambitieuse encore que dans les capitales. Tout y est comparé, critiqué, dénigré avec une rigueur réciproque dont chacun s’arme sans pitié. 

Les deux jeunes cousines n’avaient même pas la ressource d’emprunter le moindre vêtement à la mariée. Outre que celle-ci pouvait avoir le double de leur âge, elle était d’une taille ou d’un embonpoint qui ne leur permettaient pas d’avoir recours à sa garde-robe. On voulut d’abord envoyer à Tours un domestique à franc étrier, chercher de nouveaux ajustements pour ces dames ; mais la poste n’était que fort mal établie sur ces routes de traverse ; et le même cheval n’eût pu faire près de vingt-cinq lieues dans une seule nuit et revenir le lendemain matin à onze heures très précises, moment fixé pour la bénédiction nuptiale. On voulut ensuite avoir recours aux couturières de Loches ou de Châtillon, lesquelles, avec quelques aunes de gaze ou de linon, auraient pu, sinon pour la messe de mariage, du moins pour le grand bal du soir, faire à la hâte deux robes à la taille d’Octavie et de Fanni ; mais ces ouvrières de petites villes ont encore plus de prétentions que celles des grandes cités ; il eût fallu se conformer à leur routine, et se voir affubler à la mode du pays : cette idée était insupportable... Enfin la pendule du salon sonna minuit, et, la fatigue du voyage faisant éprouver le besoin de repos, on remit au lendemain matin à prendre le parti qui paraîtrait le plus convenable. Madame Darmont se retira avec sa chère Octavie dans l’appartement qu’on leur avait préparé ; leur indolence accoutumée leur fit braver la contrariété qu’elles éprouvaient, et qu’un profond sommeil éloigna bientôt de leur pensée. Octavie s’endormit la première, en répétant ces mots à plusieurs reprises : « Deux si jolies robes... ô mes chers volubilis ! je vous... je vous regretterai longtemps. » 

Madame du Cange et Fanni furent logées dans un appartement composé de deux chambres contiguës, formant le premier étage d’un pavillon séparé de la grande habitation. La modeste mère n’avait rien à regretter pour elle-même ; elle s’abandonna promptement à un sommeil profond. Il n’en fut pas de même de Fanni. Les ressources que l’on ressent en soi-même raniment le courage, éveillent l’imagination. Elle descend donc avec précaution, et s’adressant à une ancienne femme de chambre qui avait élevé la mariée, et qu’elle rencontre fort heureusement dans un corridor, elle lui demande s’il n’y aurait pas dans la corbeille de sa cousine Estelle quelques pièces de gaze ou de linon, des rubans blancs et des fleurs artificielles. L’excellente bonne, aussi vive qu’intelligente, répond que sa jeune maîtresse a reçu un trousseau considérable, où se trouvent en abondance tous les objets que désire Mademoiselle. « Ah ! répond Fanni en se jetant à son cou, si vous étiez assez bonne pour me seconder, je pourrais réparer la perte que j’ai faite. – De tout mon coeur, ma charmante demoiselle ; vous me paraissez si adroite, si au fait de tout !... Je suis à vous à l’instant. » Elle sort à ces mots, et rejoint bientôt Fanni dans son appartement. Celle-ci, tout en portant les yeux vers la chambre où reposait sa mère, quitte son chapeau, sa robe de voyage et sa collerette, relève à la hâte ses cheveux noirs sur le sommet de sa tête, et se dispose à mettre à profit son savoir-faire. La vielle femme de chambre arrive, portant un grand carton qui contenait justement une pièce de mousseline-gaze et plusieurs garnitures de fleurs artificielles, parmi lesquelles se trouvaient heureusement des roses printanières. On approche avec précaution un large guéridon au milieu de la chambre, et Fanni, les ciseaux à la main, taille avec autant d’adresse que de vivacité les lés d’une jupe, et tous les morceaux qui composent le corsage. L’habitude qu’elle avait de travailler pour elle et le désir inexprimable de paraître bien vêtue au bal lui firent avancer son travail beaucoup plus qu’elle ne l’espérait ; et, parfaitement secondée par l’ancienne bonne, qui se piquait aussi d’émulation, elle parvint, en deux heures de temps, à terminer la jupe de son ajustement. Il n’y eut que la garniture et le corsage à la vierge qui exigèrent un peu plus de temps ; mais chaque coup d’aiguille que donnait Fanni était aussi prompt que l’éclair ; et comme, en pareil cas, il est permis de coudre à grands points, l’habit de bal fut entièrement confectionné vers quatre heures du matin. Fanni, l’attachant alors à l’un des rideaux de la croisée pour lui conserver sa fraîcheur et sa forme élégante, remercie la digne femme qui l’avait aidée avec tant de zèle, et se jette sur son lit, où elle se livre à un sommeil réparateur. 

Dès huit heures du matin, les cours et les jardins de M. de Sorlis retentirent des cris de joie des nombreux ouvriers de sa manufacture, du bruit des tambours de la garde nationale, que commandait cet homme respectable, et bientôt après des chants mélodieux de toutes les jeunes vierges du canton, qui venaient offrir à la mariée la couronne de fleurs, que l’usage du pays leur accordait l’honneur de présenter elles-mêmes. Octavie se réveille à ce bruit, en répétant encore : « Ô mes charmants volubilis ! je vous regrette plus que jamais. » Elle se lève triste et chagrine ; et, après avoir rempli auprès de son indolente mère l’office de sa femme de chambre, qu’on n’avait pu amener, elle se rend chez sa cousine, qui sommeillait encore. À l’aspect de la robe charmante pendue aux rideaux de la croisée, elle s’imagine que la caisse est retrouvée, pousse un cri de joie, de surprise, réveille Fanni, et attire madame du Cange de la chambre voisine. Celle-ci, jetant les yeux sur la robe nouvelle, et remarquant toutes les petites rognures de mousseline-gaze éparses sur le guéridon, tous ces restes de rubans et de fleurs artificielles, devine sans peine ce qu’a fait sa fille pendant la nuit, et, la pressant dans ses bras avec ivresse, elle se félicite de l’avoir habituée à se suffire à elle-même. Octavie joint ses félicitations à celles de sa tante, et ne peut surtout se défendre d’envier l’adresse et le bonheur de son aimable cousine. 

On passe à l’appartement de madame Darmont, incapable de rien préparer pour sa toilette. Fanni, tout en remplissant auprès de sa tante les devoirs les plus empressés, lui raconte l’heureuse inspiration qu’elle avait eue d’emprunter à la jeune mariée de quoi réparer l’accident de la cassette. « Mais moi, dit Octavie, sous quels vêtements vais-je paraître à la bénédiction nuptiale ? – J’ai placé dans la bâche, lui répond sa tante, deux robes de percale, brodées simplement : si l’une des deux peut te convenir, chère amie... – Mais, ma tante, le corsage nous contiendrait ma cousine et moi. – Laisse-moi faire, dit Fanni : au moyen de trois ou quatre fortes pinces qui seront cachées sous le cachemire long de ta mère, et de deux bons remplis par le bas, nous sauverons les apparences. » 

Ce parti était le seul proposable en cet instant, il fallut bien s’y arrêter. Fanni, l’infatigable Fanni, après avoir aidé sa tante à faire une riche toilette, et Octavie à cacher, le mieux possible, le ridicule de la sienne, alla se revêtir de la robe qu’elle avait faite, et se rendit avec sa mère au salon, où déjà se trouvaient réunies toutes les dames des environs, surchargées de parures. Madame Darmont éblouit par la richesse de sa robe moderne et par l’éclat de ses diamants. Fanni réunit tous les suffrages. Octavie parut gauche et maussade. Empaquetée dans le cachemire de sa mère, elle n’osait faire un seul mouvement, dans la crainte de découvrir son risible corsage. Elle ne cessa donc d’être l’objet de critiques les plus amères. « Quel maintien roide et guindé ! disait la femme du sous-préfet : c’est une poupée qui ne remue qu’au moyen de quelque ressort caché. – Ne voyez-vous pas, ajoutait la femme du maire, qu’il y a défaut de taille, et qu’on voudrait le dérober à nos regards ; mais on y voit clair à la campagne tout aussi bien qu’à Tours... » Octavie était au supplice ; déjà même elle se proposait de prétexter une indisposition et de remonter à son appartement, lorsqu’un jeune garçon de noce vint lui offrir la main pour la conduire à l’église avec tout le cortège. Là, nouveaux sarcasmes, nouveaux caquets. « Entends-tu, disait Octavie à Fanni, comme on me traite ? Oh ! que tu es heureuse de pouvoir te suffire à toi-même ! – Prends courage, ma pauvre cousine ; il me vient une idée qui pourra te rendre tous tes avantages et te venger des plus injustes préventions. » 

En effet, au retour de l’église, Fanni choisit parmi les jeunes filles qui avaient offert la couronne de fleurs à la mariée celles dont la couture était l’état habituel, et qui pouvaient la seconder dans son projet. Elle les conduit à son appartement, taille sur la pièce de mousseline-gaze une robe pareille qu’elle avait faite pendant la nuit, et s’établit au milieu des jeunes ouvrières, qui n’avaient qu’à coudre ce qu’elle leur indiquait. Octavie les rejoint bientôt, portant une riche garniture, non de volubilis, mais de fleurs blanches que la mariée lui avait prêtée sur sa corbeille. Elle veut essayer d’aider les jeunes ouvrières, et de coudre elle-même pour abréger le temps ; mais elle se pique les doigts et tache plusieurs morceaux de la robe. « Laisse-nous, lui dit Fanni : chaque métier exige un apprentissage. » L’atelier de couture dirigé par celle-ci produisit des merveilles, et, au bout de deux heures à peine, elle eut la jouissance de revêtir Octavie de sa robe charmante, et de l’accompagner au banquet, où chacun admira la dignité de son maintien et l’élégance de sa taille. Elles réduisirent au silence les critiques les plus austères. Octavie, sortant tout à coup de son indolence accoutumée, parut presque aussi spirituelle, aussi aimable que Fanni : on ne parla que des deux cousines ; on les cita comme des modèles parfaits de grâce, de candeur et de bon ton. 

Mais, si l’une était ravie de s’être montrée avec tous ses avantages, l’amie était bien plus heureuse d’avoir pu, par son adresse et son travail, éviter un chagrin à l’amie de son enfance. Fanni devenait en ce moment la plus riche ; et sa cousine, en se jetant dans ses bras, lui dit avec l’expression d’une vive reconnaissance : « Je te dois beaucoup, chère amie : je veux te devoir plus encore. Apprends-moi, de grâce, à faire moi-même tout ce qui compose la toilette d’une femme ; fais que je puisse aussi, le jour de ma naissance, paraître vêtue entièrement du travail de mes mains ! tu trouveras en moi l’apprentie la plus soumise, la plus zélée. Ah ! tu m’as fait connaître une vérité qui jamais ne s’effacera de mon souvenir. Oui, quels que soient le rang et la fortune que l’on possède dans le monde, quelles que soient les faveurs dont la nature ait voulu nous combler, le plus grand bonheur en tous temps, en tous lieux, à tout âge... c’est d’avoir une ressource en soi-même. » 

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- FIN -

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