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Commentaire du vers I du Dhammapada Tout ce qu’on est est fruit de l’esprit, a pour essence l’esprit, est fait de l’esprit. Si quelqu’un parle ou agit avec un esprit mauvais, alors le malheur le suit comme la roue suit le pied de la bête attelée. Cet enseignement du Dhamma où a-t-il été dit ? À Sâvatthi. Concernant qui ? Concernant le thera Cakkhupâla. Il y avait à Sâvatthi un chef de famille qui s’appelait Mahâsvaṇṇa, qui avait beaucoup de biens, de jouissances mais point de fils. Or, étant allé un jour à un tîrtha pour se baigner, comme il s’était baigné et revenait, il vit au milieu du chemin un arbre à branches très étendues. « Cet arbre est sans doute possédé par une grande divinité », pensa-t-il, et il en fit nettoyer la partie inférieure, fit construire un mur tout autour, répandit du sable, planta un étendard et orna l’arbre : « Si j’obtiens un fils ou une fille, je vous rendrai de grands honneurs. » Sur cette promesse, il s’en alla. Dans le sein de son épouse voilà que fut conçu un enfant. Lui fit la cérémonie de la conception. Quand dix mois furent écoulés, la femme mit au monde un fils. Le marchand, qui avait obtenu ce fils pour avoir protégé l’arbre, lui donna le nom de Pâla. Une autre fois, il eut un autre fils et comme il l’avait appelé Cullapâla (petit Pâla), il appela l’autre Mahâpâla (grand Pâla). Et le marchand et sa femme les établirent tous deux quand ils eurent l’âge d’avoir une maison. En ce temps-là le maître ayant mis en mouvement la roue de la loi, était venu demeurer dans le couvent de Jetavana construit par Anâthapiṇḍika, le grand marchand, au prix de vingt-quatre koṭis, et le maître faisait prendre à beaucoup de gens le chemin du ciel et de la délivrance, car le Tathâgata demeura pendant une année dans le couvent fondé par des personnes de sa famille : quatre-vingts du côté maternel et quatre-vingts du côté paternel ; et il demeura aussi dix-neuf ans dans le grand couvent de Jetavana construit par Anâthapiṇḍika ; il fit un séjour de six ans à Pubbârâma, qu’avait construit Visâkhâ en dépensant vingt-sept koṭis ; sachant les bonnes qualités des deux familles, pour ce qui est de Sâvatthi, il y demeura vingt-cinq ans. Or Anâthapiṇḍika et Visâkhâ la grande laïque, régulièrement, deux fois par jour, allaient honorer le Tathâgata et en allant ils se disent : « Les jeunes novices vont regarder nos mains. » Car jamais ils n’allaient les mains vides : avant le repas ils faisaient porter des mets nourrissants et après le repas les cinq remèdes et les huit boissons. Dans leur résidence il y a aussi toujours des sièges prêts pour deux mille bhikkus, et en fait de nourriture, de remèdes et de boissons, chacun trouve ce qu’il désire. Pendant que le maître était parmi ces gens, aucun ne l’avait questionné, pas même Anâthapiṇḍika qui pensait : « Le Tathâgata est très délicat entre les Buddhas, très délicat entre les ksattriyas, ce maître de maison est mon bienfaiteur, en m’enseignant la loi il se fatiguerait. » Voilà pourquoi, par excès d’amitié pour le maître, on ne lui posait aucune question. Alors le maître pensa ainsi : « Ce marchand me ménage tandis que je n’ai pas besoin d’être ménagé, moi qui ai passé quatre asankheyya, et plus de cent mille kalpas en brisant ma propre tête bien parée, faisant sauter mes yeux, arrachant la chair de mon cœur, ayant abandonné mon fils et mon épouse, qui m’étaient plus chers que la vie, accomplissant toutes les œuvres de perfection, et cet homme me ménage (tandis que je n’ai pas besoin d’être ménagé.) » Et, pensant ainsi, il se met à prêcher la bonne loi. Or, il y avait alors à Sâvatthi sept koṭis d’habitants ; parmi eux cinq koṭis avaient entendu l’enseignement du Dhamma du maître et étaient devenus des ariya-sâvakas (nobles auditeurs), les deux autres koṭis étaient des hommes vulgaires. Or les ariya-sâvakas avaient deux devoirs : avant le repas ils donnent des aumônes, et après le repas, les mains chargées de guirlandes, de parfums, avec des vêtements et des remèdes, ils vont entendre la loi. Un jour, Mahâpâla vit les nobles sâvakas allant au couvent chargés de parfums et tenant à la main des guirlandes. Il demanda : « Où va cette foule ? — Entendre la loi, répondit-on. — Moi aussi, je vais y aller. » Il alla et, saluant le maître, il s’assit au bout de l’assemblée. Les Buddhas qui enseignent la religion ont coutume d’examiner les circonstances, puis d’après les circonstances ils enseignent le Dhamma. Par conséquent, ce jour-là aussi, le maître, ayant examiné les circonstances, enseigna la religion en racontant une histoire ; et il expliqua la charité, la morale et le ciel, le malheur des passions, les défauts, les souffrances, le mérite du renoncement. Comme il entendait cela, Mahâpâla, le chef de famille, se dit : « Celui qui part vers l’autre monde, ni son fils, ni sa fille, ni ses biens ne l’accompagnent, à quoi me sert d’habiter une maison ? je m’en vais entrer dans les ordres. » À la fin du discours, il s’approcha du maître et demanda : « Je voudrais entrer dans les ordres. » Le maître lui dit : N’as-tu aucun parent auquel tu doives demander la permission ? — Maître, j’ai mon jeune frère. — Eh bien, va lui demander la permission ! — Bien. » Il alla à la maison, appela son jeune frère et lui dit : « Mon cher, tous les biens, que nous les connaissions ou non, quels qu’ils soient, qui sont dans cette maison, tout est à ta charge, reçois-les tous et sois-en le maître, pour moi j’entrerai dans les ordres, qu’en penses-tu, mon petit frère ? — Tu as été pour moi, quand ma mère mourut, une autre mère ; quand mon père mourut, comme un autre père ; tu es très riche, et tu peux, tout en menant la vie de maître de maison, faire de saintes œuvres. Ne fais pas cela. — Mon cher, j’ai entendu l’enseignement du Dhamma du maître. La sainte religion a été enseignée par lui du commencement à la fin avec une explication minutieuse et exacte de son triple caractère. Je ne puis pas accomplir la loi religieuse dans ma maison, j’entrerai dans les ordres, mon cher. — Mon frère, reste ici tant que tu es jeune, tu entreras dans les ordres quand tu seras vieux. — Mon cher, les pieds et les mains du vieillard sont désobéissants et ne dépendent pas de sa volonté ; je ne ferai pas ce que tu dis, je remplirai le devoir du Samaṇa : Les vieux pieds et les vieilles mains sont désobéissants une fois usés par la vieillesse. Toi dont la force est perdue, comment accomplirais-tu le Dhamma ? Ainsi je me ferai moine, mon cher. » Après avoir ainsi proclamé, il alla en présence du maître, demanda d’être moine et reçut l’ordination, et il passa cinq années avec les maîtres et les savants ; il passa la saison des pluies, et après la clôture, s’étant approché du maître, il lui dit, l’ayant salué : — Vénérable, dans la loi, combien y a-t-il de devoirs ? Alors le maître lui expliqua ce qui est essentiel pour devenir Arhat ; il salua le maître et chercha des bikkhus pour aller avec lui, il en prit soixante et partit avec eux. Ils firent une marche de vingt yojanas et atteignirent un grand village voisin de la route et le moine y entra avec les siens pour mendier. Les gens voyant que les bikkhus étaient consciencieux, furent bien disposés pour eux, leur offrirent des sièges, les firent asseoir et leur donnèrent une nourriture savoureuse ; « Vénérables, dirent-ils, où vont vos nobles personnes ? — Laïcs, là où il y aura pour nous une agréable résidence. — Ainsi voilà : ces savants désirent un séjour pour y demeurer, » pensèrent-ils et ils dirent : « Vénérable, si ces nobles personnes demeuraient ici pendant trois mois, nous réfugiés dans le triple refuge, nous prendrons de bonnes habitudes de vertu. » Les autres se dirent : « Grâce à ces gens-là, nous allons faire notre salut. » Donc, ils acceptèrent la proposition, surveillèrent la construction du monastère : on leur fit des locaux pour se tenir pendant le jour, d’autres pour se reposer pendant la nuit qu’on leur donna, et régulièrement ils allaient mendier au village. Un jour, un médecin vint vers eux et leur dit : « Maîtres, là où habitent beaucoup de personnes ensemble, il se peut qu’une maladie survienne ; si cela arrive, dites-le moi, et je vous donnerai un remède. » Telle est l’offre qu’il fit. Le jour où commençait la saison des pluies, le thera dit : « Longue vie à vous, en quelles postures allons-nous passer ces trois mois ? — Dans les quatre postures (debout, en marche, assis, couché). — Longue vie à vous, qu’est-ce qui est convenable pour nous ? Ne devons-nous pas être sans nous laisser distraire ? c’est le Buddha qui nous a instruits ; on ne se concilie pas les Buddhas par la fourberie, mais par des dispositions vertueuses. Il y a quatre mauvaises destinées pour le distrait qui sont comme sa demeure ; donc ne soyez pas distraits. Longue vie à vous ! — Et vous, ô vénérable ! — Moi, je passerai mon temps en trois postures et je ne me souviendrai plus du monde, longue vie à vous ! — Bien, maître. Ne soyez pas distrait. » Comme le thera ne s’accordait pas de sommeil, une fois que le premier mois fut écoulé il lui vint une maladie des yeux et comme il tombe des gouttes d’eau d’un pot fendu ainsi il en tombait de ses yeux. Toute la nuit il accomplit les devoirs du Samaṇa ; à l’heure de l’aurore, étant entré dans sa cellule il s’assit. Les bikkhus, comme l’heure d’aller quérir l’aumône était venue, allèrent vers le thera et dirent : « Voici que l’heure d’aller quérir l’aumône est arrivée. — Longue vie à vous, prenez l’écuelle et le vêtement. » Et prenant lui aussi son écuelle et son vêlement il se mettait en route ; les bikkhus alors virent que ses yeux coulaient. « Qu’as-tu maître ? — Ce sont mes yeux ! Longue vie à vous ! ils sont comme crevés. — Un médecin, ne nous a-t-il pas fait des offres ? Nous allons le prévenir. — C’est bien, longue vie à vous. » Ils avertirent le médecin. Celui-ci ayant cuit une huile l’envoya au thera. Le thera s’étant assis se versa l’huile dans le nez, et alla ensuite au village. Le médecin le rencontrant dit : « C’est toi, vénérable, qui as les yeux comme crevés ? — Oui, laïc ! — Vénérable, je t’ai envoyé de l’huile que j’avais cuite, l’as-tu versée dans ton nez ? — Oui, laïc. — Et maintenant comment cela va-t-il ? — Ça va mal, laïc. — Comment se fait-il que, t’ayant envoyé une huile calmante ta maladie ne soit pas calmée ? » Et réfléchissant : « Vénérable, étais-tu assis ou couché quand l’huile a été versée dans ton nez ? » Le thera demeura silencieux et, même questionné plusieurs fois, il se garda de répondre. Le médecin pensa : « J’irai au couvent pour voir où il réside », et dit au thera : « Au revoir, vénérable. » Puis, une fois le thera congédié, le médecin alla au couvent regarder l’endroit où demeurait le thera ; il vit la place où déambuler et la place où s’asseoir, mais point de place où se coucher. « Maître, étais-tu couché quand tu t’es versé le remède ? » Le thera resta silencieux. « Vénérable, n’agis pas ainsi. On ne peut remplir le devoir du Samaṇaqu’avec un corps qui se soutient. Ainsi étends-toi pour t’injecter l’huile », et il le lui répéta à plusieurs reprises. « Au revoir, longue vie à vous ! je me déciderai après avoir pris conseil », répondit le thera. Or le thera n’avait là ni parents, ni famille, qu’il pût consulter et il se disait : « Allons ! mon ami Pâlita, qu’est-ce que tu vas considérer, tes yeux ou la loi du Buddha ? Que t’importe ! le temps à passer sans yeux dans le cercle des transmigrations, sur la route du salut, ne compte pas. Voilà déjà que des Buddhas ont passé par centaines et par milliers et tu n’en as pas fréquenté un seul. Maintenant tu as résolu de passer la saison des pluies, trois mois, sans te coucher ; par conséquent, que tes yeux périssent ou se fondent, pense à la loi du Buddha et non à tes yeux », et il s’adressait ces stances : Mes yeux se perdent, mes yeux à moi ! Après s’être ainsi édifié lui-même, grâce à ces trois stances, et ayant pris le remède pour son nez en restant assis, il alla mendier au village. Le médecin l’apercevant : « — Eh bien, vénérable, le remède pour le nez a-t-il été pris ? — Oui, laïc. — Comment va ? vénérable. — Ça va mal, laïc. — Vénérable, est-ce assis ou couché que tu as pris le remède. » Le thera demeura muet, et, quoique questionné à plusieurs reprises, ne dit rien. Alors le médecin : « Vénérable, tu ne fais pas ce qu’il faut. À partir d’aujourd’hui ne dis plus : Un tel fait cuire de l’huile pour moi. Et moi je ne me dirai plus : Je fais cuire de l’huile pour toi », dit-il. Alors, repoussé par le médecin, il retourna au couvent en pensant : « Tu es repoussé par le médecin, ne renonce pas, ô Samaṇa, à ta manière d’être : Repoussé par la médecine, tu es abandonné par le médecin. Édifié par cette stance, il accomplit les devoirs du Samaṇa, et quand ce fut la deuxième veille de la nuit, tout à coup voilà que ses yeux et ses douleurs s’en allèrent. Il devint un Arhat, entra dans sa cellule et s’assit. Les bikkhus, à l’heure où l’on va recueillir les aumônes, vinrent et dirent : « Lève-toi, c’est le moment d’aller recueillir les aumônes. — C’est le moment ? Longue vie à vous. — Oui, vénérable. — Eh bien, allez-y. — Et vous, vénérable ? — J’ai perdu mes yeux. Longue vie à vous. » Ils regardèrent ses yeux et, se mettant à pleurer : « Vénérable, ne vous mettez point en souci, nous veillerons sur vous. » Ils réconfortèrent le thera, remplirent leurs devoirs et ensuite allèrent au village. Les gens, comme ils ne voyaient pas le thera, disaient : « Vénérables, votre directeur où est-il ? » Ayant ouï l’événement ils envoyèrent du riz, et prenant eux-mêmes une sébile à aumônes ils allèrent pour honorer le thera, ils honorèrent les plantes de ses pieds et lui parlèrent en pleurant : « Ô vénérable, nous veillerons sur toi, ne t’inquiète pas, » et après l’avoir consolé ainsi ils repartirent. Dès lors quotidiennement ils envoyèrent au monastère du riz pour manger, et le thera adressait sans cesse des exhortations aux soixante bikkhus qui se conformaient strictement à ses exhortations, de sorte qu’à la fête de clôture qui suivit, tous ensemble ils obtinrent l’état d’Arhat avec les facultés surnaturelles et quand la saison des pluies fut passée, désireux de voir le maître, ils dirent au thera : « Vénérable, nous sommes bien désireux de voir le maître. » Le thera à ces mots pensa : « Moi je suis très faible, à mi-chemin il y a une forêt que ne fréquentent pas les êtres humains, si je vais avec eux, tous seront fatigués et seront incapables de mendier, je les enverrai donc en avant », et il leur dit : « Longue vie à vous ! allez en avant. — Et toi vénérable ? — Je suis faible et à mi-chemin il y a un bois qui n’est pas fréquenté par les êtres humains. Allez en avant, si je vais avec vous, vous serez tous fatigués. — Non, vénérable, ne fais pas ainsi, nous irons avec toi, dirent-ils. — Ne faites pas cela, vous ne me feriez pas plaisir. Quand mon frère cadet vous aura vus, il vous questionnera, alors racontez-lui comme quoi j’ai perdu les yeux. Il enverra quelqu’un vers moi avec qui j’irai. Quant à vous, honorez en mon nom celui qui a les dix forces et les quatre-vingts theras. » Tels sont les ordres qu’il donna à ses disciples ; ils lui demandèrent pardon de leur insistance et entrèrent dans le village. Les gens les faisaient asseoir, leur donnaient des aumônes et leur disaient : « Eh quoi, vénérables vous avez l’intention de partir ? — Oui, laïcs, nous sommes bien désireux de voir le maître. » Et après avoir insisté à plusieurs reprises, voyant que les bikkhus étaient décidés à partir, les gens du village les accompagnèrent en pleurant, puis s’en retournèrent chez eux. Les bikkhus arrivèrent au bout de quelques temps à Jetavana, ils saluèrent le maître et les grands theras, et le lendemain se mirent à aller demander l’aumône dans la rue où habitait le frère cadet du thera. Ce maître de maison les reconnut, leur donna des sièges et les reçut très cordialement, puis : « Et mon frère le thera où est-il ? », fit-il. Ils lui racontèrent ce qui c’était passé. Le frère du thera honora la plante de leurs pieds en pleurant et leur demanda : « Que faut-il faire maintenant, vénérables ? — Le thera attend que quelqu’un d’ici aille vers lui, avec qui en prenant son temps il arrivera. — Vénérables, il y a Pâlita, mon neveu, envoyez-le lui. — Impossible de l’envoyer ainsi, car il y a un danger à courir sur la route, il serait prudent de le recevoir préalablement moine. — Soit ! faites cela, puis envoyez-le. » Ils reçurent moine Pâlita après l’avoir instruit dans la règle seulement durant un demi-mois, puis ils le mirent en route. Le neveu Pâlita arriva enfin au village et apercevant un vieillard à sa porte il lui parla : « Y a-t-il un couvent aux environs du village ? — Oui, vénérable. — Et qui y demeure ? — Le thera Pâlita, vénérable. — Montrez-moi le chemin. — Qui es-tu ? — Je suis le neveu du respectable thera. » Le vieillard le conduisit au couvent, Pâlita salua le thera ; il lui rendit les devoirs prescrits pendant un demi-mois, veilla soigneusement sur lui, puis : « Maître, le maître de maison qui est mon oncle attend votre arrivée, allons-y, dit-il. — Prends mon bâton. Pâlita le neveu prit le bout du bâton et entra avec le thera dans le village. Les gens du village le firent asseoir. « Tu as donc l’intention de partir, vénérable ? — Oui, laïcs, je m’en vais aller saluer le maître. » Alors les gens le supplièrent de mille manières et voyant qu’ils ne réussissaient pas, ils prirent congé du thera, l’accompagnèrent à mi-chemin, puis s’en retournèrent en pleurant. Le novice Pâlita tenait l’extrémité du bâton du thera et marchait bien au milieu du chemin, et ils arrivèrent dans une forêt à l’endroit qu’on appelle Kaṭṭhanañgara où avait habité autrefois le thera. Comme ils s’éloignaient de cet endroit, voici qu’ils entendirent le son de la voix d’une femme qui chantait en ramassant du bois dans cette forêt. Il n’y a pas de son capable comme la voix d’une femme de troubler le corps entier des hommes. C’est pourquoi le Bienheureux lui-même a dit : Ô bikkhus ! je ne connais aucun son qui s’empare de l’âme d’un homme comme ceci : savoir, la voix d’une femme. Le novice, pris d’amour pour la femme, lâcha le bout du bâton et dit : « Restez là, ô vénérable, j’ai affaire » et il alla auprès d’elle qui le voyant resta silencieuse, et avec cette femme Pâlita perdit sa vertu. — Le thera de son côté pensait : « C’est le son d’un chant qui se fait entendre, certainement c’est une voix de femme ; évidemment le novice aura perdu sa vertu. » Le novice après cela revint en disant : Allons-nous-en, vénérable, dit-il, mais le thera lui demanda : « Es-tu tombé en état de péché, novice ? » Celui-ci demeurait muet, quoique interrogé à diverses reprises et ne répondit rien ; le thera dit alors : « Un pécheur tel que toi ne doit pas tenir le bout de mon bâton. » Pâlita troublé enleva son costume religieux et revêtit celui de maître de maison : « Vénérable, d’abord j’étais novice, maintenant je suis devenu maître de maison. Je n’étais pas devenu moine par foi, mais par crainte des dangers de la route. Allons-nous-en. — Longue vie à toi, un mauvais maître de maison est un pécheur, un mauvais novice est un pécheur. Toi-même dans la condition de Samaṇa tu n’as pas su être vertueux. Comme maître de maison qu’est-ce que tu feras de bon ? Un pécheur tel que toi ne doit pas tenir mon bâton. — Mais, vénérable, le chemin est semé de dangers surhumains et vous êtes aveugle, comment resteriez-vous ici ? » Le thera répondit : « Longue vie à toi, ne crois pas cela : quand même je devrais mourir étendu sur le sol, je ne partirais pas avec toi », et il dit cette stance : Ah ! j’ai perdu les yeux ; me voici dans un chemin impraticable ; L’autre se troubla à ouïr ces paroles et se dit : « J’ai, hélas ! commis une action grave, irréfléchie et irrégulière », et étendant les bras il s’élança en criant dans un bosquet d’arbres. Et par l’éclat des vertus du thera le trône de pierre Pandukambala, trône du roi des dieux, long de soixante yojanas, large de cinquante, de la couleur des fleurs du Jayasumana, siège qui a la vertu de s’élever et de s’abaisser, ce trône s’échauffa. Çakka se dit : Qui donc désire que je quitte mon siège ? et regardant de son œil divin il aperçut le thera. C’est pourquoi les anciens ont dit : « L’Indra des dieux qui a mille yeux éclaircit son œil divin et ce Pâla qui blâme le péché vécut une vie de sainteté. « L’Indra des dieux qui a mille yeux éclaircit son œil divin, et auguste de vertu Pâla était assis, ferme dans la religion. » Çakka ensuite se dit : « Si je ne vais pas vers ce vénérable qui blâme le péché et qui est auguste de vertu, ma tête éclatera en sept morceaux ; j’irai donc vers lui. » L’Indra des dieux aux mille yeux, qui porte la majesté de la royauté divine, s’approcha en un instant de Cakkhupâla, et comme il n’était plus loin du thera, il fit entendre le bruit d’un pas, et alors le thera demanda : « Qui est là ? — Moi, un voyageur ! — Où vas-tu, laïc ? — À Sâvatthi, ô vénérable ! — Eh bien, vas-y, longue vie à toi. — Et toi, ô vénérable, où iras-tu ? — Moi, je vais au même endroit. — Si nous allions de compagnie ? — Oui, mais je suis faible, et cela te retardera si tu vas avec moi. — Je ne suis pas pressé, et si je vais avec un vénérable j’accomplirai une des dix actions vertueuses. Allons ensemble. » Le thera pensa avoir affaire à un brave homme : « Eh bien prends le bout de mon bâton, laïc, » dit-il. Çakka fit ainsi, et par sa vertu raccourcissant le chemin ils arrivèrent vers le soir au Jetavana. Le thera avait entendu que le chemin se raccourcissait : « Qu’est-ce que ce bruit ? — Nous avons marché vite, je connaissais le chemin direct, vénérable. » Alors le thera se dit que ce n’était pas à un homme, mais à un dieu qu’il avait affaire. Celui qui a mille yeux, l’Indra des dieux qui porte la majesté de la royauté des dieux, arriva à Sâvatthi. Il conduisit le thera dans une hutte de feuillage que son frère cadet lui avait apprêtée, il le fit asseoir sur un lit, et s’approcha ensuite du frère du thera sous la forme d’un de ses bons amis en lui criant : « Ça va bien, Pâla ? — Qu’est-ce qui va bien ? — Tu sais bien que le thera est arrivé. — Comment donc ? mais, je n’en savais rien, le thera est là ? — Oui, parfaitement, je viens d’aller au monastère, je l’ai vu le thera assis dans la hutte que tu lui as fait faire, et j’en viens. » Là-dessus il s’en alla. Le maître de maison alla au monastère, vit le thera et honora ses pieds, et voyant son état : « Eh bien, vénérable ! je ne t’avais pas permis de quitter ce monde. » Il envoya deux de ses esclaves auprès du thera, lui fit apporter du village du riz bouilli et d’autres mets à manger et ordonna qu’on servît le thera. Les novices, une fois leur tâche accomplie, le servaient. Un jour, des bikkhus qui demeuraient dans un autre pays, étant venus à Jetavana se dirent : « Allons voir le maître. » Ils l’honorèrent et virent aussi les quatre-vingts theras en faisant la tournée des monastères. Arrivés à la cellule de Cakkhupâla : « Allons le voir aussi », dirent-ils. Le soir ils voulurent aller vers lui ; mais au même moment un grand nuage s’éleva et ils dirent : « Maintenant voilà le soir et un grand nuage s’élève, nous irons le voir demain matin. » Pendant la première veille il plut ; durant la veille moyenne le temps s’éclaircit ; le thera qui avait repris ses forces et faisait des promenades, descendit pour se promener durant la dernière veille, et sur les chemins dont le sol était fraîchement détrempé s’élevèrent de nouveau de nombreux moucherons ; le thera en écrasa beaucoup en se promenant, et les domestiques ne balayaient pas là où le thera se promenait. Et les bikkhus se dirent : « Allons voir maintenant la résidence du thera », et voyant les insectes écrasés dans le promenoir : « Qui donc s’est promené ici ? » demandèrent-ils. — C’est, le maître, répondit-on. — Voyez l’acte du Samaṇa : quand il y voyait, il se couchait, dormait et ne faisait pas de mal, maintenant qu’il a perdu les yeux, en voulant se promener, il a tué une masse d’insectes. Croyant faire bien il faisait mal. » Ils allèrent dire au Tathâgata : Seigneur, le thera Cakkhupâla en se promenant a fait mourir beaucoup d’insectes. — Est-ce que vous l’avez vu comme il les tuait ? — Nous ne l’avons pas vu, seigneur. — De même que vous ne l’avez pas vu, lui ne voit pas les insectes ; pour ceux dont les passions sont épuisées il n’y a pas de pensées de meurtre, ô bikkhus. — Respectable, puisqu’il était prédestiné à être Arhat pourquoi donc est-il devenu aveugle ? — Par l’effet d’une action qu’il a lui-même commise. — Qu’a-t-il fait ? — Écoutez, bikkhus. Autrefois, comme régnait le roi de Bénarès, un certain médecin parcourait villes et marchés en pratiquant son métier. Il vit une femme faible des yeux et lui demanda : De quoi souffres-tu ? — Je ne vois pas de mes yeux. — Je vais te donner un remède. — Donne, maître. — Et toi, que me donneras-tu ? — Si tu peux me rendre les yeux dans leur état normal, je serai ton esclave et mes fils et mes filles aussi. — Bien. Et le médecin prépara un remède et les yeux de la femme revinrent à leur état normal par l’effet d’un seul remède, et la femme pensa : « J’ai promis que je serai son esclave ainsi que mes fils et mes filles, et il se conduira sans douceur avec moi ; je m’en vais le décevoir » et elle répondit au médecin qui était venu demander comment elle allait : Avant, je souffrais un peu des yeux, maintenant ils me font très mal. Le médecin se dit : Cette femme se moque de moi et ne veut rien me donner, je n’ai pas besoin de cette esclave, je vais donc la rendre tout à fait aveugle. Il rentra chez lui, raconta la chose à sa femme qui resta silencieuse, composa un remède qu’il alla donner à la femme en lui disant : Enduis-en tes yeux, ma chère. Elle le fit et ses deux yeux fondirent et s’éteignirent comme s’éteint la flamme d’une lampe. « Le médecin, c’était Cakkhupâla, ô bikkhus. L’action qu’il a accomplie s’est attachée à lui, car une mauvaise action suit l’homme, comme la roue suit le pied du bœuf attelé au joug. » Ainsi raconta le roi de la loi et il établit le rapport qu’il y avait entre les deux actes et marqua, comme du sceau royal on marque avec de l’argile un édit, son discours de cette stance : Tout ce qu’on est est fruit de l’esprit, a pour essence l’esprit, est fait de l’esprit. Si quelqu’un parle ou agit mû par un esprit mauvais, alors le malheur le suit comme la roue suit le pied de la bête attelée. (Stance I, Dhammapada). D’après les notes prises à la conférence de M. Sylvain Lévi à l’École des Hautes-Études, 1890-91 ; v. Dhammapada, éd. Fausböll, Hauniae, MDCCCLV, p. 77-93. Tiré de Contes bouddhiques, Ernest Leroux, 1892 (Annales du Musée Guimet. Revue de l’Histoire des Religions., pp. 2-22). |
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