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Voilà donc que monsieurTam-Kikdemanda son compte à son bonhomme de père, qui avait bientôt soixante-douze ans, et ne pouvait le nourrir à rien faire. Tam-Kik, depuis trois semaines au moins, voulait partir pour voir le beau pays de Bretagne, chercher des aventures et ramasser quelques sous pour le vieux; mais chaque fois que Tam-Kik parlait de départ, le vieux Job secouait tristement la tête, regardait de l’autre côté et passait sa manche sur ses yeux ; finalement, comme il y a une fin à tout, Tam donna quittancede rienà son père et tuteur, et sortit de la hutte sans regarder derrière lui. Tam-Kik avait été surnomméTam-Kikpar les petits garçons des villages voisins, parce qu’il allait par ci par là aux portes des métairies demander un petit morceau à manger, en disant : Morceau de viande ou de pain, Toujours charité fait du bien. Faut vous dire que dans la pauvre maison de Job, Tammik n’avait jamais senti l’odeur du lard, ni frais ni salé, car le pauvre vieux journalier, n’ayant ni sou ni rentes, vivait principalement de la charité des seigneurs de Lothéa. Au surplus, quand il avait sonécuelléede soupe de pain noir, Job ne désirait rien de personne ; plus raisonnable en cela que bien des gens qui se font maigrir, en vérité, à force de vouloir s’engraisser avec le bien du prochain ; plus raisonnable aussi que monsieur Tammik, son digne fils, qui disait, en regardant ses maigres jambes, qu’un peu de lard le dimanche ne lui ferait pas de mal aux dents. C’était, du reste, le seul défaut, la seule ambition de monsieur Tam, et encore doit-on l’excuser, puisqu’il désirait ces douceurs pour son vieux père plus que pour lui. Par ailleurs, Tammik était un garçon parfait, sauf la beauté qui lui faisait un peu défaut ; car je crois qu’il était louche et presque bossu. N’importe, il avait bien d’autres qualités préférables dans le cœur : il était bon pour les bêtes et les gens, charitable quand il avait trop, chose rare en vérité, et pieux toujours, en souvenir de sa bonne femme de mère, qu’il avait vu mourir trois jours avant sa première communion. Ah ! qu’il parlait avec enthousiasme de ce beau jour de sa première communion, et il y avait de quoi, en vérité ! Figurez-vous Tam- Tortik vêtu d’un bel habit de drap vert avec des boutons de cuivre, ayant appartenu au garde- chasse de Lothéa. Il y en a qui disent que l’habit était un peu ample pour Tam : bagatelle ! Tam n’en était que plus à l’aise pour chanter ses cantiques ; et un beau cierge de douze sous pour le moins, et un chapeau neuf !... Ah ! le beau jour, Jésus, Jésus-Maria ! Tammik partit donc, et s’il n’emporta point d’argent ni de sabots neufs, il eut pour passeport la bénédiction de son vieux père. Ça devait lui porter bonheur, car, vous le savez, le bon Dieu conduit toujours les bons fils par la main. Or, le même jour, dans la meilleure métairie du voisinage, pareille chose à peu près se passait : un beau garçon de dix-huit à vingt ans, Jalm Thurio, fils de veuve riche et comme il faut, avait demandé résolument et pour tout de bon ses comptes à sa mère, voulant aller, disait-il, par le monde à la recherche d’une fortune plus grande, et surtout s’affranchir de la surveillance maternelle. La veuve, sa mère, était pourtant une digne femme, pleine de vertu, de religion et de crainte de Dieu ; mais ses conseils n’avaient servi qu’à hâter le départ de son fils, en lui causant du dépit. Alors, Thurio, monté sur un bon double bidet de Cornouaille, partit au grand trot, par le grand chemin, pour se rendre à la grande ville de Quimper. On était en hiver, il neigeait, il glaçait à fendre pierre. Du côté de Clohars, Jalm rencontra sur son chemin un pauvreklasker bara(chercheur de pain), tout vieux, tout transi, qui disait d’une voix enrouée : –Riou braz am euz(j’ai grand froid), mon gentilhomme, un coin de votre manteau pour l’amour de Dieu. Le pauvre reprit : – Pour un petit coin de votre manteau, je vous donnerai cette petite cage et la petite mouche bleue qui est dedans ; voyez, voyez, mon doux gentilhomme. Et il leva le bras pour frapper le mendiant. Heureusement que le cheval, comme s’il eût été effrayé tout à coup, s’élança au galop dans le bois voisin, où Thurio, sous les branches des arbres, reçut plus d’une bosse à la tête. Pour revenir à Tam-Kik, voilà que, par une route différente, il arrive, sur le soir, au même endroit. –Riou braz am euz, lui dit d’une voix triste lepauvre marchand de mouches. Et sans ajouter une parole, il se dépouilla de sa vieille veste percée et la mit sur les épaules presque nues du mendiant. – Où vas-tu donc, Tam-Kik ? reprit celui-ci. Tam prit la cage et lakélien glaz, la considéra avec une admiration d’enfant ; et quand il se retourna pour diretrugarez(merci) au vieillard, sa place était vide, et personne n’allait sur le chemin. – Voilà qui est drôle, se dit le voyageur ; c’est égal, je vais garder le présent du pauvre, ça doit me porter bonne chance. La nuit ne tarda pas à venir là-dessus ; et voilà que, malgré le clair de la lune, notre Tammik s’égara par les landes et les bois, avant d’avoir rencontré aucune maison. Enfin, après avoir bien marché, bien couru, vers le milieu de la nuit, il arriva à l’entrée d’un bois sombre, qui était gardé par unRounfl, c’est-à-dire un ogre, mangeur d’hommes et autreslôned(bêtes). Tam crut bien reconnaître ce passage hanté, si redouté aux environs, mais comme il n’était point peureux et qu’il aimait les aventures, il résolut de s’y engager. Au surplus, il était trop tard pour reculer, car les deux domestiques du Rounfl, autrement dit deux gros chiens, qui n’avaient pas l’air tendre, arrivaient à l’instant et priaient poliment, à leur manière, monsieur Tam-Kik d’entrer chez eux. Quand je dis poliment, ça veut dire en lui chatouillant un peu les jambes. –Goustadik,goustadik(doucement), mes petits agneaux, leur dit Tam, de sa voix la plus douce, ne vous mettez pas en colère ; tenez, voici deux belles galettes de blé noir que je vous donnerai si vous laissez mes pauvresflûtestranquilles. Vous voyez que le vagabond n’était pas si bête, au contraire ; et bientôt c’eût été un plaisir de voir Tam et les deux dogues entrer, bras dessus bras dessous, dans le manoir du Rounfl. –Orch !fit celui-ci en se réveillant à cette vue, voilà qui est singulier; ici, Butor, ici, Ragear, mes valets maudits, que je vous corrige pour avoir donné la patte à un chrétien. Le vieux Rounfl, gros comme une tonne, était assis dans une salle sombre et enfumée, creusée dans les rochers au flanc de la montagne, il était si gros qu’il ne pouvait remuer. Vite Butor, avant que le bâton fatal fût retombé (car l’ogre avait à la main un bâton ferré, long de deux aunes), vite Butor lança deux mots dans l’oreille d’âne du Rounfl, qui s’apaisa sur-le-champ. – C’est bon, c’est bon, dit-il, on verra ça ; en attendant, troussez-moi ce poulet-là, il tiendra bien sur la broche avec l’autre. Foi de Dieu ! Tammik n’avait guère le temps de se gratter l’oreille. Par bonheur, il avait la langue pendue comme un avocat de Quimper, et il se mit à travailler avec, tout de suite. – Ah ! monsieur l’ogre, qu’il s’écria, monseigneur le baron de Tronjoli, vous auriez grand tort de faire du mal à Tam-Kik, votre meilleur ami, venu ici tout exprès de l’Angleterre. Et en disant cela, Tam retournait ses manches et suivait Ragear à la cuisine. Oh ! Jésus-Maria ! qu’est-ce qu’il vit dans un coin de la cuisine !... La cuisine était assez grande ; il y avait des billots faits avec des chênes tout entiers, des couperets énormes, des poêles à frire larges comme des meules de moulin, un tournebroche dont les roues avaient l’air d’un moulin à farine, des broches, des broches longues comme le pied de la grande bannière de Clohars ! Ça faisait frémir, quand on pense qu’il y avait à côté des morceaux dekiket d’os qui ne sentaient ni le veau, ni le bœuf, ni le mouton. Le fameux Jalm Thurio était dans le fond de la cheminée, près du feu, non pas pour se chauffer à l’aise, n’allez pas croire, mais bien garrotté, troussé comme un poulet, tout prêt à être embroché et grillé comme saint Laurent. Tammik, quoiqu’il n’eût guère de cheveux sur la tête, les sentit pourtant se dresser de peur, surtout quand il entendit Ragear lui dire : – Fais que ça soit cuit dans cinq minutes, et à point. Cinq minutes pour cuire un homme !... Ah ! il y avait un fier feu dans la cheminée, qu’on en rissolait à dix pas. – Faut que ça soit bien cuit dans cinq minutes, répéta le monstre, en saisissant la broche d’une patte et Thurio de l’autre. Tout à coup il sentit un frétillement dans sa poche, et entendit une petite voix qui disait : – Ouvre vite, ouvre-moi vite la cage... Brrr, voilà la mouche bleue en route. D’abord elle va droit à Ragear qui cherchait le bon bout pour embrocher Jalm, et lui enfonce son dard dans les deux yeux. Ragear, fou de douleur et de colère, laisse tomber la broche et pousse des hurlements terribles ; Butor arrive à ce vacarme, et la guêpe allant à sa rencontre, lui fait subir le même traitement qu’à son compagnon. Restait le Rounfl, dont la fureur ne connaissait plus de bornes. – Ici, ici, tas de brigands, que je vous éreinte à coups de gaffe... Dire qu’ils me font attendre mon souper et qu’ils sont à se battre au lieu de faire leur besogne. Ah ! les monstres, comme je vais les dauber ! Et ce gueux de cuisinier ; failli Anglais, va, c’est moi qui vais te démolir; oui, je vais t’avaler tout cru, pour t’apprendre à troubler mon ménage. C’était comique de voir se démener un Rounfl si gros, si pesant qu’il ne pouvait quitter son fauteuil. –Rounflec’h, ogre méchant, attends un peu, mon chéri, tu seras servi tout à l’heure ; on va te chauffer un bouillon nouveau. Gros glouton ! hurle tant que tu voudras, appelle tes dogues, peine perdue, mon vieux ; tes dogues enragés sont déjà rendus si loin dans la forêt que l’on n’entend plus d’ici leurs hurlements. À ton tour, affreux baron du diable ! Alors, la mouche bleue fait entendre sonvron vrondans la salle, et va taquiner l’ogre, en le piquant sur son nez dégoûtant. Il avait l’air d’un moulin à vent avec ses grands bras qu’il agitait furieusement pour abattre la guêpe; mais la guêpe volait plus vite que ses bras ; et quand elle eut bien tourmenté ce fils du diable, elle lui creva les yeux en un instant. Le Rounfl, à bout de forces et de respiration, se mit à souffler comme un tonnerre ; il se leva en trébuchant de son fauteuil, fit deux ou trois tours sur lui-même et tomba enfin la tête la première sur les roches, où il demeura comme un bœuf assommé. Tammik délivra Thurio de sa triste position. Thurio, il est vrai, était un peu roussi ; mais Tam lui frotta la figure et la tête – car tous ses cheveux étaient grillés – avec un morceau de suif ou de lard, et il ne s’en trouva pas plus mal. – Ça sent l’ogre mort par là, dit Tammik à son compagnon ; il est temps de filer d’ici ; qu’en pensez-vous ? Pauvre Tam ! il allait oublier sa mouche bleue, tant il était affairé ; mais la mouche ne l’oubliait pas, car elle vint aussitôt bourdonner à ses oreilles, et rentra d’elle-même dans la petite cage. Tammik reprit possession de son trésor et sortit de la maison du Rounfl sans causer davantage. Dès qu’il fut parti, Thurio se mit en quête d’un autre trésor, car il savait par la lecture des histoires de ce temps-là, que les ogres ont toujours dans leur cave deux ou trois tonnes remplies d’or. Finalement et pour son malheur, faut croire qu’il en fit une bonne provision, ou qu’il avait les poches gonflées et la démarche pesante en sortant du manoir. Était-ce l’or ou legwin-ar-dan(vin de feu) ? Les deux peut-être. Allons voir un peu, avant de finir, ce que devint notre Tammik, avec sa mouche. Lassé de vagabonder, le camarade demanda une place de valet dans une bonne ferme du voisinage. Le fermier deKerlostik, avant de le gager, regarda un peu de travers les pauvres jambes et le triste équipage du garçon; mais celui-ci, piqué et enhardi par sa mouche, ayant dit qu’il ferait à lui seul plus d’ouvrage que trois fainéants de Bannalek, le maître consentit à le prendre à l’essai, avec trois écus par an, de la soupe de pain de seigle tous les jours, de la bouillie de mil et des crêpes une fois par semaine. C’était une belle condition, assurément ; aussi, Tam n’eut garde de refuser. Le voilà donc valet de charrue. Le troisième jour, le maître ayant été à la foire la veille, par un temps brûlant, en avait rapporté sa bourse vide et un boncoup de soleilpar-dessus le marché. Tammik proposa à la vieillemoitié de ménaged’aller au champ tout seul avec les bœufs et la charrue. La vieille accepta, faute de mieux, espérant au surplus trouver tout de suite une bonne raison pour fourrer à la porte ce failli gras, qui mangeait autant que deux. Mais sur les midi, quand elle alla au champ porter au valet sa soupe de pain noir, dont elle avait eu soin, la digne créature, de ne remplir l’écuelle qu’à moitié, quand elle vit la grande pièce toute labourée, elle resta stupéfaite. Tammik avala sa soupe sans rien dire, et, avant le soir, il laboura un second champ, avec l’aide de sa mouche qui aiguillonnait les bœufs et leur donnait un cœur infatigable. Dame, on ne trouvait plus à la ferme les jambes de Tammik aussi maigres, et la ménagère permettait à l’aînée de la maison de lui porter son dîner au champ ; on le régalait joliment, allez, et la fille ne s’en revenait pas sans regarder par-dessus la haie. Finalement, ça continua si bien, si bien pour Tammik, que lapen-hérezbaissa les yeux devant lui, et le laissa prendre son petit doigt et attacher uneépingletteà sapiécetteen revenant du pardon. Voilà donc la fin de mon histoire : on fit une belle noce, à laquelle je ne fus pas invité, parce que mon père n’était pas encore né. Tam-Kik devintTam-Pinvidik(le riche). Maharit sa femme fut la meilleure ménagère de la paroisse, ils eurent beaucoup de petits garçons et de petites filles, et puis en route, les amis !... J’avais oublié de vous dire que l’avant-veille de ses noces, monsieur Tam-Kik, tout habillé de neuf, était parti pour Lothéa, afin de chercher le bonhomme Job, et le ramener à Kerlostik. Mais voilà qu’en passant sur la lisière d’un petit bois, il vit un rassemblement de monde autour d’un homme étendu sur l’herbe ; il s’approcha pour regarder et reconnut Jalm Thurio que des voleurs avaient tué, pour voler son or apparemment. Vous voyez qu’une bourse trop lourde nuit à celui qui la porte, vu qu’il ne peut se sauver aisément des larrons, surtout quand au poids de la bourse se joint le poids d’une mauvaise conscience. Voilà pour lui. Tammik s’éloigna bien vite en faisant le signe de la croix et continua son chemin. Hélas ! à Lothéa, plus de bonhomme : parti pour le paradis ! Le bon fils pleura tout le long du chemin en revenant, et je puis jurer qu’il n’entra dans aucun cabaret, ce qui n’est pourtant pas défendu, je pense, aux gens qui ont le gousset garni et qui savent boire sans se soûler. À la fin des fins, je vous dirai que la mouche s’était envolée le jour des fiançailles. Que lui restait-il à faire ? n’avait-elle pas achevé le bonheur de Tam, en lui procurant une belle condition, et une bonne femme, ce qui est diablement rare ? Voilà pour Tam-Kik. Il y en a aussi qui disent que la mouche était un ange du paradis donné à Tam-Kik par le vieux mendiant, lequel était un grand saint venu sur la terre pour éprouver ceux qu’il rencontrerait; d’autres ajoutent même que tous les hommes de cœur ont unemouchepareille dans la poitrine. Moi je vous laisse penser ce que vous voudrez, et je m’en vas. |
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- FIN -
Biographie et autres contes de Ernest du Laurens de la Barre. Pays : France | Corriger le pays de ce conte.Mots-clés : Bretagne | chien | cuisine | dogue | guêpe | manteau | mendiant | mouche | noce | ogre | pauvre | voyageur | Retirer ou Proposer un mot-clé pour ce conte. Thèmes : Ogres et Ogresses | Retirer ou Proposer un thème pour ce conte. Signaler que ce conte n'est pas dans le domaine public et est protégé par des droits d'auteurs. © Tous les contes | Hébergé par le RCQ.
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