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Vous saurez, seigneur, continua-t-il, que mon père, qui s’appelait Mahmoud, était roi de cet État. C’est le royaume des Iles Noires, qui prend son nom des quatre petites montagnes voisines ; car ces montagnes étaient ci-devant des îles ; et la capitale où le roi mon père faisait son séjour était dans l’endroit où est présentement cet étang que vous avez vu. La suite de mon histoire vous instruira de tous ces changements. Le roi mon père mourut à l’âge de soixante-dix ans. Je n’eus pas plus tôt pris sa place que je me mariai ; et la personne que je choisis pour partager la dignité royale avec moi était ma cousine. J’eus tout lieu d’être content des marques d’amour qu’elle me donna ; et de mon côté, je conçus pour elle tant de tendresse, que rien n’était comparable à notre union, qui dura cinq années. Au bout de ce temps-là, je m’aperçus que la reine ma cousine n’avait plus de goût pour moi. Un jour qu’elle était au bain l’après-dînée, je me sentis une envie de dormir, et je me jetai sur un sofa. Deux de ses femmes, qui se trouvèrent alors dans ma chambre, vinrent s’asseoir, l’une à ma tête, et l’autre à mes pieds, avec un éventail à la main, tant pour modérer la chaleur que pour me garantir des mouches qui auraient pu troubler mon sommeil. Elles me croyaient endormi, et elles s’entretenaient tout bas ; mais j’avais seulement les yeux fermés, et je ne perdis pas une parole de leur conversation. Une de ces femmes dit à l’autre : « N’est-il pas vrai que la reine a grand tort de ne pas aimer un prince aussi aimable que le nôtre ? — Assurément, répondit la seconde. Pour moi, je n’y comprends rien, et je ne sais pourquoi elle sort toutes les nuits et elle le laisse seul. Est-ce qu’il ne s’en aperçoit pas ? — Hé ! comment voudrais-tu qu’il s’en aperçût ? reprit la première. Elle mêle tous les soirs dans sa boisson un certain suc d’herbe qui le fait dormir toute la nuit d’un sommeil si profond, qu’elle a le temps d’aller où il lui plaît ; et, à la pointe du jour, elle vient se recoucher auprès de lui ; alors elle le réveille en lui passant sous le nez une certaine odeur. » Jugez, seigneur, de ma surprise à ce discours, et des sentiments qu’il m’inspira. Néanmoins, quelque émotion qu’il me pût causer, j’eus assez d’empire sur moi pour dissimuler : je fis semblant de m’éveiller et de n’avoir rien entendu. La reine revint du bain ; nous soupâmes ensemble, et avant de nous coucher, elle me présenta elle-même la tasse pleine d’eau que j’avais coutume de boire ; mais, au lieu de la porter à ma bouche, je m’approchai d’une fenêtre qui était ouverte, et je jetai l’eau si adroitement qu’elle ne s’en aperçut pas. Je lui remis ensuite la tasse entre les mains, afin qu’elle ne doutât point que je n’eusse bu. Nous nous couchâmes ensuite ; et bientôt après, croyant que j’étais endormi, quoique je ne le fusse pas, elle se leva avec si peu de précaution, qu’elle dit assez haut : « Dors, et puisses-tu ne te réveiller jamais ! » Elle s’habilla promptement et sortit de la chambre... Dès qu’elle fut sortie, je me levai et m’habillai à la hâte ; je pris mon sabre et la suivis de si près que je l’entendis bientôt marcher devant moi. Alors, réglant mes pas sur les siens, je marchai doucement, de peur d’en être entendu. Elle passa par plusieurs portes qui s’ouvrirent par la vertu de certaines paroles magiques qu’elle prononça ; et la dernière qui s’ouvrit fut celle du jardin, où elle entra. Je m’arrêtai à cette porte, afin qu’elle ne pût m’apercevoir pendant qu’elle traversait un parterre ; et, la conduisant des yeux autant que l’obscurité me le permettait, je remarquai qu’elle entra dans un petit bois dont les allées étaient bordées de palissades fort épaisses. Je m’y rendis par un autre chemin ; et, me glissant derrière la palissade d’une allée assez longue, je la vis qui se promenait avec un homme. Je ne manquai pas de prêter une oreille attentive à leur discours ; et voici ce que j’entendis : « Je ne mérite pas, disait la reine à son amant, le reproche que vous me faites de n’être pas assez diligente : vous savez bien la raison qui m’en empêche. Mais si toutes les marques d’amour que je vous ai données jusqu’à présent ne suffisent pas pour vous persuader de ma sincérité, je suis prête à vous en donner de plus éclatantes : vous n’avez qu’à commander ; vous savez quel est mon pouvoir. Je vais, si vous le souhaitez, avant que le soleil se lève, changer cette grande ville, et ce beau palais en des ruines affreuses, qui ne seront habitées que par des loups, des hiboux et des corbeaux. Voulez-vous que je transporte toutes les pierres de ces murailles, si solidement bâties, au delà du mont Caucase, et hors des bornes du monde habitable ? Vous n’avez qu’à dire un mot, et tous ces lieux vont changer de face. » Comme la reine achevait ces paroles, son amant et elle, se trouvant au bout de l’allée, tournèrent pour entrer dans une autre et passèrent devant moi. J’avais tiré mon sabre ; et comme l’amant était de mon côté, je le frappai sur le cou et le renversai par terre. Je crus l’avoir tué : et dans cette opinion, je me retirai brusquement sans me faire connaître à la reine, que je voulus épargner, parce qu’elle était ma parente. Cependant le coup que j’avais porté à son amant était mortel ; mais elle lui conserva la vie par la force de ses enchantements, de manière toutefois qu’on peut dire de lui qu’il n’est ni mort ni vivant. Comme je traversais le jardin pour regagner le palais, j’entendis la reine qui poussait de grands cris ; et jugeant par là de sa douleur, je me sus bon gré de lui avoir laissé la vie. Lorsque je fus rentré dans mon appartement, je me recouchai ; et, satisfait d’avoir puni le téméraire qui m’avait offensé, je m’endormis. En me réveillant le lendemain, je trouvai la reine couchée auprès de moi. Je ne vous dirai point si elle dormait ou non ; mais je me levai sans faire de bruit, et je passai dans mon cabinet, où j’achevai de m’habiller. J’allai ensuite tenir mon conseil ; et à mon retour je trouvai la reine, habillée de deuil, les cheveux épars et en partie arrachés, vint se présenter devant moi. « Sire, me dit-elle, je viens supplier Votre Majesté de ne pas trouver étrange que je sois dans l’état où je suis. Trois nouvelles affligeantes que je viens de recevoir en même temps sont la juste cause de la vive douleur dont vous ne voyez que les faibles marques. — Eh ! quelles sont ces nouvelles, madame ? lui lis-je. — La mort de la reine ma chère mère, me répondit-elle, celle du roi mon père tué dans une bataille, et celle l’un de mes frères, qui est tombé dans un précipice. » Je ne fus pas fâché qu’elle prît ce prétexte pour cacher le véritable sujet de son affliction, et je jugeai qu’elle ne me soupçonnait pas d’avoir tué son amant. « Madame, lui dis-je, loin de blâmer votre douleur, je vous assure que j’y rends toute la part que je dois. Je serais extrêmement surpris que vous fussiez insensible à la perte que vous avez faite. Pleurez : vos larmes sont d’infaillibles marques de votre excellent naturel. J’espère néanmoins que le temps et la raison pourront apporter de la modération à vos déplaisirs. » Elle se retira dans son appartement, où, se livrant sans réserve à ses chagrins, elle passa une année entière à pleurer et à s’affliger. Au bout de ce temps-là, elle me demanda la permission de faire bâtir le lieu de sa sépulture dans l’enceinte du palais, où elle voulait, disait-elle, demeurer jusqu’à la fin de ses jours. Je le lui permis, et elle fit bâtir un palais superbe avec un dôme qu’on peut voir d’ici ; elle l’appela le Palais des larmes. Quand il fut achevé, elle y fit porter son amant, qu’elle avait fait transporter où elle avait jugé à propos, la même nuit que je l’avais blessé. Elle l’avait empêché de mourir jusqu’alors par des breuvages qu’elle lui avait fait prendre et elle continua de lui en donner et de les lui porter elle-même tous les jours, dès qu’il fut au Palais des larmes. Cependant, avec tous ses enchantements, elle ne pouvait guérir ce malheureux. Il était non seulement hors d’état de marcher et de se soutenir, mais il avait encore perdu l’usage de la parole, et il ne donnait aucun signe de vie que par ses regards. Quoique la reine n’eût que la consolation de le voir et de lui dire tout ce que son fol amour pouvait lui inspirer de plus tendre et de plus passionné, elle ne laissait pas de lui rendre chaque jour deux visites assez longues. J’étais bien informé de tout cela ; mais je feignais de l’ignorer. Un jour, j’allai par curiosité au Palais des larmes, pour savoir quelle y était l’occupation de cette princesse ; et d’un endroit où je ne pouvais être vu, je l’entendis parler dans ces termes à son amant : « Je suis dans la dernière affliction de vous voir en l’état où vous êtes ; je ne sens pas moins vivement que vous-même les maux cuisants que vous souffrez ; mais, chère âme, je vous parle toujours et vous ne répondez pas. Jusques à quand garderez-vous le silence ? Dites un mot seulement. Hélas ! les plus doux moments de ma vie sont ceux que je passe ici à partager vos douleurs. Je ne puis vivre éloignée de vous, et je préférerais le plaisir de vous voir sans cesse à l’empire de l’univers. » A ce discours, qui fut plus d’une fois interrompu par ses soupirs et ses sanglots, je perdis enfin patience. Je me montrai ; et m’approchant d’elle : « Madame, lui dis-je, c’est assez pleurer ; il est temps de mettre fin à une douleur qui nous déshonore tous deux ; c’est trop oublier ce que vous me devez et ce que vous vous devez à vous-même. — Sire, me répondit-elle, s’il vous reste encore quelque considération, ou plutôt quelque complaisance pour moi, je vous supplie de ne me pas contraindre. Laissez-moi m’abandonner à mes chagrins mortels ; il est impossible que le temps les diminue. » Quand je vis que mes discours, au lieu de la faire rentrer en son devoir, ne servaient qu’à irriter sa fureur, je cessai de lui parler et me retirai. Elle continua de visiter tous les jours son amant ; et durant deux années entières, elle ne fit que se désespérer. J’allai une seconde fois au Palais des larmes pendant qu’elle y était. je me cachai encore, et j’entendis qu’elle disait à son amant : « Il y a trois ans que vous ne m’avez dit une seule parole, et que vous ne répondez point aux marques d’amour que je vous donne par mes discours et es gémissements ; est-ce par insensibilité ou par mépris ? O tombeau i aurais-tu détruit cet excès de tendresse qu’il avait pour moi ? aurais-tu fermé ces yeux qui me montraient tant d’amour et qui faisaient toute ma joie ? Non, non, je n’en crois rien. Dis-moi plutôt par quel miracle tu es devenu dépositaire du plus rare trésor qui fut jamais. » Je vous avoue seigneur, que je fus indigné de ces paroles, car enfin, cet amant chéri, ce mortel adoré, n’était pas tel que vous pourriez vous l’imaginer : c’était un Indien noir, originaire de ces pays. Je fus, dis-je, tellement indigné de ce discours, que je me montrai brusquement ; et apostrophant le même tombeau. « O tombeau ! m’écriai-je, que n’engloutis-tu ce monstre qui fait horreur à la nature, ou plutôt, ne consumes-tu l’amant et la maîtresse ! » J’eus à peine achevé ces mots, que la reine, qui était assise auprès du noir, se leva comme une furie. « Ah ! cruel ! me dit-elle, c’est toi qui causes ma douleur. Ne pense pas que je l’ignore, je ne l’ai que trop longtemps dissimulé. C’est ta barbare main qui a mis l’objet de mon amour dans l’état pitoyable où il est ; et tu as la dureté de venir insulter une amante au désespoir. — Oui, c’est moi, interrompis-je, transporté de colère, c’est moi qui ai châtié ce monstre comme il le méritait ; je devais te traiter de la même manière : je me repens de ne l’avoir pas fait, et il y a trop longtemps que tu abuses de ma bonté. » En disant cela, je tirai mon sabre et je levai le bras pour la punir ; mais, regardant tranquillement mon action : « Modère ton courroux, » me dit-elle avec un souris moqueur. En même temps elle prononça des paroles que je n’entendis point, et puis elle ajouta : « Par la vertu de mes enchantements, je te commande de devenir tout à l’heure moitié marbre moitié homme. » Aussitôt, seigneur, je devins tel que vous me voyez, déjà mort parmi les vivants, et vivant parmi les morts. Après que la cruelle magicienne, indigne de porter le nom de reine, m’eut ainsi métamorphosé, et fait passer en cette salle par un autre enchantement, elle détruisit ma capitale, qui était très florissante et fort peuplée, elle anéantit les maisons, les places publiques et les marchés, et en fit l’étang et la campagne déserte que vous avez pu voir. Les poissons de quatre couleurs qui sont dans l’étang, sont les quatre sortes d’habitants de différentes religions qui la composaient : les blancs étaient les musulmans ; les rouges, les Perses, adorateurs du feu ; les bleus, les chrétiens ; les jaunes, les juifs : les quatre collines étaient les quatre îles qui donnaient le nom à ce royaume. J’appris tout cela de la magicienne, qui, pour comble d’affliction, m’annonça elle-même ces effets de sa rage. Ce n’est pas tout encore ; elle n’a point borné sa fureur à la destruction de mon empire et à ma métamorphose : elle vient chaque jour me donner sur mes épaules nues cent coups de nerf de bœuf, qui me mettent tout en sang. Quand ce supplice est achevé, elle me couvre d’une grosse étoffe de poil de chèvre, et met par-dessus cette robe de brocart que vous voyez, non pour me faire honneur, mais pour se moquer de moi. En cet endroit de son discours, le jeune roi des Iles Noires ne put retenir ses larmes ; et le sultan en eut le cœur si serré, qu’il ne put prononcer une parole pour le consoler. Peu de temps après, le jeune roi, levant les yeux au ciel, s’écria « Puissant Créateur de toutes choses, je me soumets à vos jugements et aux décrets de votre providence Je souffre patiemment tous mes maux, puisque telle est votre volonté ; mais j’espère que votre bonté infinie m’en récompensera. » Le sultan, attendri par le récit d’une histoire si étrange, et animé à la vengeance de ce malheureux prince, lui dit : « Apprenez-moi ou se retire cette perfide magicienne, et où peut être cet indigne amant qui est enseveli avant sa mort. — Seigneur, lui répondit le prince, l’amant, comme je vous l’ai déjà dit, est au Palais des larmes, dans un tombeau en forme de dôme ; et ce palais communique à ce château du côté de la porte. Pour ce qui est de la magicienne, je ne puis vous dire précisément où elle se retire ; mais tous les jours, au lever du soleil, elle va visiter son amant, après avoir fait sur moi la sanglante exécution dont je vous ai parlé ; et vous jugez bien que je ne puis me défendre d’une si grande cruauté. Elle lui porte le breuvage qui est le seul aliment avec quoi, jusqu’à présent, elle l’a empêché de mourir ; et elle ne cesse de lui faire des plaintes sur le silence qu’il a toujours gardé depuis qu’il est blessé. « Prince qu’on ne peut assez plaindre, repartit le sultan, on ne saurait être plus vivement touché de votre malheur que je ne le suis. Jamais rien de si extraordinaire n’est arrivé à personne ; et les auteurs qui feront votre histoire auront l’avantage de rapporter un fait qui surpasse tout ce qu’on a jamais écrit de plus surprenant. Il n’y manque qu’une chose : c’est la vengeance qui vous est due ; mais je n’oublierai rien pour vous la procurer. » En effet, le sultan, en s’entretenant sur ce sujet avec le jeune prince, après lui avoir déclaré qui il était et pourquoi il était entré dans ce château, imagina un moyen de le venger, qu’il lui communiqua. Ils convinrent des mesures qu’il y avait à prendre pour faire réussir ce projet, dont l’exécution fut remise au jour suivant. Cependant, la nuit étant fort avancée, le sultan prit quelque repos.Pour le jeune prince, il la passa à son ordinaire dans une insomnie continuelle (il ne pouvait dormir depuis qu’il était enchanté), mais avec quelque espérance néanmoins d’être bientôt délivré de ses souffrances. Le lendemain, le sultan se leva dès qu’il fut jour ; et pour commencer à exécuter son dessein, il cacha dans un endroit son habillement de dessus, qui l’aurait embarrassé, et s’en alla au Palais des larmes. Il le trouva éclairé d’une infinité de flambeaux de cire blanche, et il sentit une odeur délicieuse qui sortait de plusieurs cassolettes de fin or, d’un ouvrage admirable, toutes rangées dans un fort bel ordre. D’abord qu’il aperçut le lit où le noir était couché, tira son sabre et ôta, sans résistance, la vie à ce misérable, dont il traîna le corps dans la cour du château, et le jeta dans un puits. Après cette expédition, il alla se coucher dans le lit du noir, mit son sabre près de lui sous la couverture, et y demeura pour achever ce qu’il avait projeté. La magicienne arriva bientôt. Son premier soin fut d’aller dans la chambre où était le roi des Iles Noires, son mari. Fille le dépouilla et commença par lui donner sur les épaules les cent coups de nerf de bœuf, avec une barbarie qui n’a point d’exemple. Le pauvre prince avait beau emplir le palais de ses cris et la conjurer de la manière du monde la plus touchante d’avoir pitié de lui, la cruelle ne cessa de le frapper qu’après lui avoir donné les cent coups. « Tu n’as pas eu compassion de mon amant, lui disait-elle, tu ne dois point en attendre de moi. » Elle le revêtit ensuite du gros habillement de poil de chèvre et de la robe de brocart par-dessus. Puis elle alla au Palais des larmes ; et en y entrant, elle renouvela ses pleurs, ses cris et ses lamentations ; et s’approchant du lit où elle croyait que son amant était toujours : « Quelle cruauté, s’écria-t-elle, d’avoir ainsi troublé le contentement d’une amante aussi tendre et aussi passionnée que je le suis ! O toi qui me reproches que je suis trop inhumaine quand je te fais sentir les effets de mon ressentiment, cruel prince, ta barbarie ne surpasse-t-elle pas celle de ma vengeance ? Ah ! traître ! en attentant à la vie de l’objet que j’adore, ne m’as-tu pas ravi la mienne ? Hélas ! ajouta-t-elle, en adressant la parole au sultan, croyant parler au noir, mon soleil, ma vie, garderez-vous toujours le silence ? êtes-vous résolu à me laisser mourir sans me donner la consolation de me dire encore que vous m’aimez ? Mon âme, dites-moi au moins un mot, je vous en conjure. » Alors le sultan, feignant de sortir d’un profond sommeil, et contrefaisant le langage des noirs, répondit à la reine, d’un ton grave : « Il n’y a de force et de pouvoir qu’en Dieu seul, qui est tout-puissant. » A ces paroles, la magicienne, qui ne s’y attendait pas, fit un grand cri pour marquer l’excès de sa joie. « Mon cher seigneur, s’écria-t-elle, ne me trompé-je pas ? est-il bien vrai que je vous entends et que vous me parlez ? — Malheureuse, reprit le sultan, es-tu digne que je réponde à tes discours ? — Et pourquoi, répliqua la reine, me faites-vous ce reproche ? — Les cris, repartit-il, les pleurs et les gémissements de ton mari que tu traites tous les jours avec tant d’indignité et de barbarie, m’empêchent de dormir nuit et jour. Il y a longtemps que je serais guéri, et que j’aurais recouvré l’usage de la parole, si tu l’avais désenchanté : voilà la cause de ce silence que je garde, et dont tu te plains. — Eh bien, dit la magicienne, pour vous apaiser, je suis prête à faire ce que vous me commanderez : voulez-vous que je lui rende sa première forme ? — Oui, répondit le sultan et hâte-toi de le mettre en liberté, afin que je ne sois plus incommodé de ses cris. » La magicienne sortit aussitôt du Palais des larmes. Elle prit une tasse d’eau et prononça dessus des paroles qui la firent bouillir comme si elle eût été sur le feu. Elle alla ensuite à la salle où était le jeune roi son mari ; elle jeta de cette eau sur lui en disant : « Si le créateur de toutes choses t’a formé tel que tu es présentement, ou s’il est en colère contre toi, ne change pas ; mais si tu n’es dans cet état que par la vertu de mon enchantement, reprends ta forme naturelle et redeviens tel que tu étais auparavant. » A peine eut-elle achevé ces mots, que le prince, se retrouvant dans son premier état, se leva librement, avec toute la joie qu’on peut s’imaginer, et il en rendit grâce à Dieu. La magicienne, reprenant la parole : « Va, lui dit-elle, éloigne-toi de ce château, et n’y reviens jamais, ou bien il t’en coûtera la vie. » Le jeune roi, cédant à la nécessité, s’éloigna de la magicienne sans répliquer, et se retira dans un lieu écarté, où il attendit impatiemment le succès du dessein dont le sultan venait de commencer l’exécution avec tant de bonheur. Cependant la magicienne retourna au Palais des larmes ; et en entrant, comme elle croyait toujours parler au noir : « Cher amant, lui dit-elle, j’ai fait ce que vous m’avez ordonné ; rien ne vous empêche de vous lever et de me donner par là une satisfaction dont je suis privée depuis si longtemps. » Le sultan continua de contrefaire le langage des noirs. « Ce que tu viens de faire, répondit-il d’un ton brusque, ne suffit pas pour me guérir ; tu n’as ôté qu’une partie lu mal, il en faut couper jusqu’à la racine. — Mon aimable noir, reprit-elle, qu’entendez-vous par la racine ? — Malheureuse, repartit le sultan, ne comprends-tu pas que je veux parler de cette ville et de ses habitants, et des quatre îles que tu as détruites par tes enchantements ? Tous les jours, à minuit, les poissons ne manquent pas de lever la tête hors de l’étang, et de crier vengeance contre moi et contre toi. Voilà le véritable sujet du retardement de ma guérison. Va promptement rétablir les choses en leur premier état, et, à ton retour, je te donnerai la main, et tu m’aideras à me lever. » La magicienne, remplie de l’espérance que ces paroles lui firent concevoir, s’écria, transportée de joie « Mon cœur, mon âme, vous aurez bientôt recouvré votre santé ; car je vais faire ce que vous me commandez. » En effet, elle partit dans le moment ; et lorsqu’elle fut arrivée sur le bord de l’étang, elle prit un peu d’eau dans sa main et en fit une aspersion dessus. Elle n’eut pas plutôt prononcé quelques paroles sur les poissons et sur l’étang, que la ville reparut à l’heure même. Les poissons redevinrent hommes, femmes ou enfants ; mahométans, chrétiens, Persans ou juifs, gens libres ou esclaves, chacun reprit sa forme naturelle. Les maisons et les boutiques furent bientôt remplies de leurs habitants, qui y trouvèrent toutes choses dans la même situation et dans le même ordre où elles étaient avant l’enchantement. La suite nombreuse du sultan, qui se trouva campée dans la plus grande place, ne fut pas peu étonnée de se voir en un instant au milieu d’une ville belle, vaste et bien peuplée. Pour revenir à la magicienne, dès qu’elle eut fait ce changement merveilleux, elle se rendit en diligence au Palais des larmes, pour en recueillir le fruit. « Mon cher seigneur, s’écria-t-elle en entrant, je viens me réjouir avec vous du retour de votre santé ; j’ai tout fait ce que vous avez exigé de moi : levez-vous donc et me donnez la main. — Approchez, lui dit le sultan en contrefaisant toujours le langage des noirs. » Elle s’approcha. « Ce n’est pas assez, reprit-il, approche-toi davantage. » Elle obéit. Alors il se leva, et la saisit par le bras si brusquement qu’elle n’eut pas le temps de se reconnaître ; et, d’un coup de sabre, il sépara son corps en deux parties, qui tombèrent l’une d’un côté, et l’autre de l’autre. Cela étant fait, il laissa le cadavre sur la place, et, sortant du Palais des larmes, il alla trouver le jeune prince des Iles Noires, qui l’attendait avec impatience. « Prince, lui dit-il en l’embrassant, réjouissez-vous, vous n’avez plus rien à craindre : votre cruelle ennemie n’est plus. » Le jeune prince remercia le sultan d’une manière qui marquait que son cœur était pénétré de reconnaissance ; et pour prix de lui avoir rendu un service si important, il lui souhaita une longue vie, avec toutes sortes de prospérités. « Vous pouvez désormais, lui dit le sultan, demeurer paisible dans votre capitale, à moins que vous ne vouliez venir dans la mienne qui en est si voisine ; je vous y recevrai avec plaisir, et vous n’y serez pas moins honoré et respecté que chez vous. — Puissant monarque à qui je suis si redevable, répondit le roi, vous croyez donc être fort près de votre capitale ? — Oui, répliqua le sultan, je le crois ; il n’y a pas plus de quatre ou cinq heures de chemin. — Il y a une année entière de voyage, reprit le jeune prince. Je veux bien croire que vous êtes venu ici de votre capitale dans le peu de temps que vous dites, parce que la mienne était enchantée ; mais depuis qu’elle ne l’est plus, les choses ont bien changé. Cela ne m’empêchera pas de vous suivre, quand ce serait pour aller aux extrémités de la terre. Vous êtes mon libérateur ; et pour vous donner toute ma vie des marques de reconnaissance, je prétends vous accompagner, et j’abandonne sans regret mon royaume. » Le sultan fut extraordinairement surpris d’apprendre qu’il était si loin de ses États, et il ne comprenait pas comment cela se pouvait faire. Mais le jeune roi des Iles Noires le convainquit si bien de cette possibilité qu’il n’en douta plus. « Il n’importe, reprit alors le sultan : la peine de m’en retourner dans mes Etats est suffisamment récompensée par la satisfaction de vous avoir obligé, et d’avoir acquis un fils en votre personne ; car, puisque vous voulez bien ne faire l’honneur de m’accompagner, et que je n’ai point d’enfants, je vous regarde comme tel, et je vous fais dès à présent mon héritier et mon successeur. » L’entretien du sultan et du roi des Iles Noires se termina par les plus tendres embrassements. Après quoi le jeune prince ne songea qu’aux préparatifs de son voyage. Ils furent achevés en trois semaines, au grand regret de toute la cour et de ses sujets, qui reçurent de sa main un de ses proches parents pour leur roi. Enfin, le sultan et le jeune prince se mirent en chemin avec cent chameaux chargés de richesses inestimables, tirées des trésors du jeune roi, qui se fit suivre par cinquante cavaliers bien faits, parfaitement montés et équipés. Leur voyage fut heureux ; et lorsque le sultan, qui avait envoyé les courriers pour donner avis de son retardement et de l’aventure qui en était la cause, fut près de sa capitale, les principaux officiers qu’il y avait laissés vinrent le recevoir, et l’assurèrent que sa longue absence n’avait apporté aucun changement dans son empire. Les habitants sortirent aussi en foule, le reçurent avec de grandes acclamations, et firent des réjouissances qui durèrent plusieurs jours. Le lendemain de son arrivée, le sultan fit à tous ses courtisans assemblés un détail fort ample des choses qui, contre son attente, avaient rendu son absence si longue. Il leur déclara ensuite l’adoption qu’il avait faite du roi des quatre Iles Noires, qui avait bien voulu abandonner un grand royaume, pour l’accompagner et vivre avec lui. Enfin, pour reconnaître la fidélité qu’ils lui avaient tous gardée, il leur fit des largesses proportionnées au rang que chacun tenait à sa cour. Pour le pêcheur, comme il était la première cause de la délivrance du jeune prince, le sultan le combla de biens et le rendit, lui et sa famille, très heureux le reste de leurs jours. Traduit par Antoine Galland (1646-1715). |
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- FIN -
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