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Ce conte fait ± 12¾ pages (36322 caractères)
Pays ou culture du conte : Arabe.

Recueil : Les mille et une nuits I

[014] Histoire de l’Envieux et de l’Envié

Antoine Galland (1646-1715)

Dans une ville assez considérable, deux hommes demeuraient porte à porte. L’un conçut contre l’autre une envie si violente, que celui qui en était l’objet résolut de changer de demeure et de s’éloigner, persuadé que le voisinage seul lui avait attiré l’animosité de son voisin ; car quoiqu’il lui eût rendu de bons offices, il s’était aperçu qu’il n’en était pas moins haï. C’est pourquoi il vendit sa maison avec le peu de bien qu’il avait ; et se retirant dans la capitale du pays, qui n’était pas éloignée, il acheta une petite terre, environ à une demi-lieue de la ville. Il y avait une maison assez commode, un beau jardin et une cour raisonnablement grande, dans laquelle était une citerne profonde, dont on ne se servait plus.

Le bon homme, ayant fait cette acquisition, prit l’habit de derviche1 pour mener une vie plus retirée, et fit faire plusieurs cellules dans la maison, où il établit en peu de temps une communauté nombreuse de derviches. Sa vertu le fit bientôt connaître, et ne manqua pas de lui attirer une infinité de monde, tant du peuple que des principaux de la ville. Enfin, chacun l’honorait et le chérissait extrêmement. On venait aussi de bien loin se recommander à ses prières ; et tous ceux qui se retiraient d’auprès de lui publiaient les bénédictions qu’ils croyaient avoir reçues du ciel par son moyen.

La grande réputation du personnage s’étant répandue dans la ville d’où il était sorti, l’envieux en eut un chagrin si vif, qu’il abandonna sa maison et ses affaires, dans la résolution de l’aller perdre. Pour cet effet, il se rendit au nouveau couvent de derviches, dont le chef, ci-devant son voisin, le reçut avec toutes les marques d’amitié imaginables. L’envieux lui dit qu’il était venu exprès pour lui communiquer une affaire importante, dont il ne pouvait l’entretenir qu’en particulier. « Afin, ajouta-t-il, que personne ne nous entende, promenons-nous, je vous prie, dans votre cour ; et puisque la nuit approche, commandez à vos derviches de se retirer dans leurs cellules. » Le chef des derviches fit ce qu’il souhaitait.

Lorsque l’envieux se vit seul avec le bon homme, il commença à lui raconter ce qui lui plut, en marchant l’un à côté de l’autre dans la cour, jusqu’à ce que se trouvant sur le bord de la citerne, il le poussa et le jeta dedans, sans que personne fût témoin d’une si méchante action. Cela étant fait, il s’éloigna promptement, gagna la porte du couvent, d’où il sortit sans être vu, et retourna chez lui fort content de son voyage, et persuadé que l’objet de son envie n’était plus au monde ; mais il se trompait fort. La vieille citerne était habitée par des fées et par des génies, qui se trouvèrent si à propos pour secourir le chef des derviches, qu’ils le reçurent et le soutinrent jusqu’au bas, de manière qu’il ne se fit aucun mal. Il s’aperçut bien qu’il y avait quelque chose d’extraordinaire dans une chute dont il devait perdre la vie ; mais il ne voyait ni ne sentait rien. Néanmoins il entendit bientôt une voix qui dit : « Savez-vous qui est ce bon homme à qui nous venons de rendre ce bon office ? » Et d’autres voix ayant répondu que non, la première reprit : Je vais vous le dire. Cet homme, par la plus grande charité du monde, a abandonné la ville où il demeurait, et est venu s’établir en ce lieu, dans l’espérance de guérir un de ses voisins de l’envie qu’il avait contre lui. Il s’est attiré ici une estime si générale, que l’envieux, ne pouvant le souffrir, est venu dans le dessein de le faire périr ; ce qu’il aurait exécuté sans le secours que nous avons prêté à ce bon homme, dont la réputation est si grande, que le sultan, qui fait son séjour dans la ville voisine, doit venir demain le visiter pour recommander la princesse sa fille à ses prières. »

Une autre voix demanda quel besoin la princesse avait des prières du derviche ; à quoi la première repartit : « Vous ne savez donc pas qu’elle est possédée du génie Maimoun, fils de Dimdim qui est devenu amoureux d’elle ? Mais je sais bien comment ce bon chef des derviches pourrait la guérir ; la chose est très aisée, et je vais vous la dire. Il a dans son couvent un chat noir, qui a une tache blanche au bout de la queue, environ de la grandeur d’une petite pièce de monnaie d’argent. Il n’a qu’à arracher sept brins de poil de cette tache blanche, les brûler, et parfumer la tête de la princesse de leur fumée. A l’instant elle sera si bien guérie et si bien délivrée de Maimoun, fils de Dimdim, que jamais il ne s’avisera d’approcher d’elle une seconde fois. »

Le chef des derviches ne perdit pas un mot de cet entretien des fées et des génies qui gardèrent un grand silence toute la nuit, après avoir dit ces paroles. Le lendemain, au commencement du jour, dès qu’il put distinguer les objets, comme la citerne était démolie en plusieurs endroits, il aperçut un trou, par où il sortit sans peine.

 

Les derviches, qui le cherchaient, furent ravis de le revoir. Il leur raconta en peu de mots la méchanceté de l’hôte qu’il avait si bien reçu le jour précédent, et se retira dans sa cellule. Le chat noir, dont il avait ouï parler la nuit dans l’entretien des fées et des génies, ne fut pas longtemps à venir lui faire des caresses à son ordinaire. Il le prit, lui arracha sept brins de poil de la tache blanche qu’il avait à la queue, et les mit à part, pour s’en servir quand il en aurait besoin.

 Il n’y avait pas longtemps que le soleil était levé, lorsque le sultan, qui ne voulait rien négliger de ce qu’il croyait pouvoir apporter une prompte guérison à la princesse, arriva à la porte du couvent. Il ordonna à sa garde de s’y arrêter, et entra avec les principaux officiers qui l’accompagnaient. Les derviches le reçurent avec un profond respect.

Le sultan tira leur chef à l’écart : « Bon scheik2, lui dit-il, vous savez peut-être déjà le sujet qui m’amène. — Oui, Sire, répondit modestement le derviche : c’est, si je ne me trompe, la maladie de la princesse qui m’attire cet honneur que je ne mérite pas. — C’est cela même, répliqua le sultan. Vous me rendriez la vie, si, comme je l’espère, vos prières obtenaient la guérison de ma fille. — Sire, repartit le bon homme, si Votre Majesté veut bien la faire venir ici, je me flatte, par l’aide et la faveur de Dieu, qu’elle retournera en parfaite santé. »

Le prince, transporté de joie, envoya sur-le-champ chercher sa fille, qui parut bientôt accompagnée d’une nombreuse suite de femmes et d’eunuques, et voilée de manière qu’on ne lui voyait pas le visage. Le chef des derviches fit tenir un poêle au-dessus de la tête de la princesse ; et il n’eut pas sitôt posé les sept brins de poil sur les charbons allumés qu’il avait fait apporter, que le génie Maimoun, fils de Dimdim, fit de grands cris, sans que l’on vît rien, et laissa la princesse libre. Elle porta d’abord la main au voile qui lui couvrait le visage, et le leva pour voir où elle était. « Où suis-je ? s’écria-t-elle. Qui m’a amenée ici ? » A ces paroles, le sultan ne put cacher l’excès de sa joie ; il embrassa sa fille, et la baisa aux yeux ; il baisa aussi la main du chef des derviches, et dit aux officiers qui l’accompagnaient : « Dites-moi votre sentiment : quelle récompense mérite celui qui a ainsi guéri ma fille ? » Ils répondirent tous qu’il méritait de l’épouser. « C’est ce que j’avais dans la pensée, reprit le sultan, et je le fais mon gendre dès ce moment. »

Peu de temps après, le premier vizir mourut. Le sultan mit le derviche à sa place, et le sultan étant mort lui-même sans enfants mâles, les ordres de religion et de milice assemblés, le bon homme fut déclaré et reconnu sultan d’un commun consentement.

Le bon derviche étant donc monté sur le trône de son beau-père, un jour qu’il était au milieu de sa cour, dans une marche, il aperçut l’envieux parmi la foule du monde qui était sur son passage. Il fit approcher un de ses vizirs qui l’accompagnait, et lui dit tout bas : « Allez, et amenez-moi cet homme que voilà, et prenez bien garde de l’épouvanter. » Le vizir obéit ; et quand l’envieux fut en présence du sultan, le sultan lui dit « Mon ami, je suis ravi de vous voir. » Et alors, s’adressant à un officier : « Qu’on lui compte, dit-il, tout à l’heure, mille pièces de monnaie d’or de mon trésor. De plus, qu’on lui livre vingt charges de marchandises les plus précieuses de mes magasins, et qu’une garde suffisante Il conduise et l’escorte jusque chez lui. » Après avoir chargé l’officier de cette commission, il dit adieu à l’envieux et continua sa marche.

Lorsque j’eus achevé de conter cette histoire au génie assassin de la princesse de l’île d’Ébène, je lui en fis l’application. « O génie ! lui dis-je, vous voyez que ce sultan bienfaisant ne se contenta pas d’oublier qu’il n’avait pas tenu à l’envieux qu’il n’eût perdu la vie ; il le traita encore et le renvoya avec toute la bonté que je viens de vous dire. » Enfin j’employai toute mon éloquence à le prier d’imiter un si bel exemple et de me pardonner ; mais il ne me fut pas possible de le fléchir. « Tout ce que je puis faire pour toi, me dit-il, c’est de ne te pas ôter la vie ; ne te flatte pas que je te renvoie sain et sauf. Il faut que je te fasse sentir ce que je puis par mes enchantements. » A ces mots il se saisit de moi avec violence, et m’emportant au travers de la voûte du palais souterrain, qui s’entr’ouvrit pour lui faire un passage, il m’enleva si haut, que la terre ne me parut qu’un petit nuage blanc. De cette hauteur, il se lança vers la terre comme la foudre, et prit pied sur la cime d’une montagne.

Là, il ramassa une poignée de terre, prononça, ou plutôt marmotta dessus certaines paroles, auxquelles je ne compris rien ; et la jetant sur moi : « Quitte, me dit-il, la figure d’homme, et prends celle de singe. » Il disparut aussitôt, et je demeurai seul, changé en singe, accablé de douleur, dans un pays inconnu, ne sachant si j’étais près ou éloigné des États du roi mon père.

Je descendis du haut de la montagne, j’entrai dans un pays plat, dont je ne trouvai l’extrémité qu’au bout d’un mois, que j’arrivai au bord de la mer. Elle était alors dans un grand calme, et j’aperçus un vaisseau à une demi-lieue de terre. Pour ne pas perdre une si belle occasion, je rompis une grosse branche d’arbre, je la tirai après moi dans la mer et me mis dessus, jambe de çà, jambe de là, avec un bâton à chaque main pour me servir de rames.

 Je voguai dans cet état et m’avançai vers le vaisseau. Quand je fus assez près pour être reconnu, je donnai un spectacle fort extraordinaire aux matelots et aux passagers qui parurent sur le tillac. Ils me regardaient tous avec une grande admiration. Cependant j’arrivai à bord, et, me prenant à un cordage, je grimpai jusque sur le tillac. Mais, comme je ne pouvais parler, je me trouvai dans un terrible embarras. En effet, le danger que je courus alors ne fut pas moins grand que celui d’avoir été à la discrétion du génie.

Les marchands superstitieux et scrupuleux crurent que je porterais malheur à leur navigation si on me recevait ; c’est pourquoi l’un dit : « Je vais l’assommer d’un coup de maillet. » Un autre : « Je veux lui passer une flèche au travers du corps. » Un autre : « Il faut le jeter à la mer. » Quelqu’un n’aurait pas manqué de faire ce qu’il disait, si, me rangeant du côté du capitaine, je ne m’étais pas prosterné à ses pieds ; mais comme je l’avais pris par son habit, dans la posture de suppliant, il fut tellement touché de cette action et des larmes qu’il vit couler de mes yeux, qu’il me prit sous sa protection, en menaçant de faire repentir celui qui me ferait le moindre mal. Il me fit même mille caresses. De mon côté, au défaut de la parole, je lui donnai par mes gestes toutes les marques de reconnaissance qu’il me fut possible.

Le vent, qui succéda au calme, ne fut pas fort ; mais il fut favorable il ne changea point durant cinquante jours, et il nous fit heureusement aborder au port d’une belle ville très peuplée et d’un grand commerce, où nous jetâmes l’ancre. Elle était d’autant plus considérable, que c’était la capitale d’un puissant État.

Notre vaisseau fut bientôt environné d’une infinité de petits bateaux, remplis de gens qui venaient pour féliciter leurs amis sur leur arrivée, ou s’informer de ceux qu’ils avaient vus au pays d’où ils arrivaient, ou simplement par la curiosité de voir un vaisseau qui venait de loin. Il arriva entre autres quelques officiers qui demandèrent à parler, de la part du sultan, aux marchands de notre bord. Les marchands se présentèrent à eux ; et l’un des officiers, prenant la parole, leur dit : « Le sultan notre maître nous a chargés de vous témoigner qu’il a bien de la joie de votre arrivée, et de vous prier de prendre la peine d’écrire sur le rouleau de papier que voici chacun quelques lignes de votre écriture. Pour vous apprendre quel est son dessein, vous saurez qu’il avait un premier vizir qui, avec une très grande capacité dans le maniement des affaires, écrivait dans la dernière perfection. Ce ministre est mort depuis peu de jours. Le sultan en est fort affligé ; et comme il ne regardait jamais les écritures de sa main sans admiration, il a fait un serment solennel de ne donner sa place qu’à un homme qui écrira aussi bien qu’il écrivait. Beaucoup de gens ont présenté de leur écriture ; mais jusqu’à présent il ne s’est trouvé personne, dans l’étendue de cet empire, qui ait été jugé digne d’occuper la place du vizir. »

Ceux des marchands qui crurent assez bien écrire pour prétendre à cette haute dignité, écrivirent l’un après l’autre ce qu’ils voulurent. Lorsqu’ils eurent achevé, je m’avançai et enlevai le rouleau de la main de celui qui le tenait. Tout le monde, et particulièrement les marchands qui venaient d’écrire, s’imaginant que je voulais le déchirer ou le jeter à la mer, firent de grands cris ; mais ils se rassurèrent quand ils virent que je tenais le rouleau fort proprement et que je faisais signe de vouloir écrire à mon tour. Cela fit changer la crainte en admiration. Néanmoins, comme ils n’avaient jamais vu de singe qui sût écrire, et qu’ils ne pouvaient se persuader que je fusse plus habile que les autres, ils voulurent m’arracher le rouleau des mains ; mais le capitaine prit encore mon parti. « Laissez-le faire, dit-il qu’il écrive. S’il ne fait que barbouiller le papier, je vous promets que je le punirai sur-le-champ ; si, au contraire, il écrit bien, comme je l’espère, car je n’ai vu de ma vie un singe plus adroit et plus ingénieux, ni qui comprît mieux toutes choses, je déclare que je le reconnaîtrai pour mon fils. J’en avais un qui n’avait pas à beaucoup près tant d’esprit que lui. »

Voyant que personne ne s’opposait plus à mon dessein, je pris la plume, et je ne la quittai qu’après avoir écrit six sortes d’écritures usitées chez les Arabes ; et chaque essai d’écriture contenait un distique ou un quatrain impromptu à la louange du sultan. Mon écriture n’effaçait pas seulement celle des marchands, j’ose dire qu’on n’en avait point vu de si belle jusqu’alors en ce pays-là. Quand j’eus achevé, les officiers prirent le rouleau et le portèrent au sultan.

Le sultan ne fit aucune attention aux autres écritures ; il ne regarda que la mienne, qui lui plut tellement, qu’il dit aux officiers : « Prenez le cheval de mon écurie, le plus beau et le plus richement harnaché, et une robe de brocart des plus magnifiques, pour en revêtir la personne de qui sont ces six écritures, et amenez-la-moi. »

A cet ordre du sultan, les officiers se mirent à rire. Ce prince, irrité de leur hardiesse, était prêt à les punir ; mais ils lui dirent : « Sire, nous supplions Votre Majesté de nous pardonner : ces écritures ne sont pas d’un homme, elles sont d’un singe. — Que dites-vous ? s’écria le sultan, ces écritures merveilleuses ne sont pas de la main d’un homme ? — Non, Sire, répondit un des officiers, nous assurons Votre Majesté qu’elles sont d’un singe, qui les a faites devant nous. » Le sultan trouva la chose trop surprenante pour n’être pas curieux de me voir. « Faites ce que je vous ai commandé, leur dit-il, amenez-moi promptement un singe si rare. »

Les officiers revinrent au vaisseau, et exposèrent leur ordre au capitaine, qui leur dit que le sultan était le maître. Aussitôt ils me revêtirent d’une robe de brocart très riche, et me portèrent à terre, où ils me mirent sur le cheval du sultan, qui m’attendait dans son palais avec un grand nombre de personnes de sa cour, qu’il avait assemblées pour me faire plus d’honneur.

La marche commença. Le port, les rues, les places publiques, les fenêtres, les terrasses des palais et des maisons, tout était rempli d’une multitude innombrable de tout sexe et de tout âge, que la curiosité avait fait venir de tous les endroits de la ville pour me voir ; car le bruit s’était répandu en un moment que le sultan venait de choisir un singe pour son grand vizir. Après avoir donné un spectacle si nouveau à tout ce peuple, qui par des cris redoublés ne cessait de marquer sa surprise, j’arrivai au palais du sultan.

Je trouvai ce prince assis sur son trône, au milieu des grands de sa cour. Je lui fis trois révérences profondes ; et, à la dernière, je me prosternai et baisai la terre devant lui. Je me mis ensuite sur mon séant en posture de singe. Toute l’assemblée ne pouvait se lasser de m’admirer, et ne comprenait pas comment il était possible qu’un singe sût si bien rendre aux sultans le respect qui leur est dû ; et le sultan en était plus étonné que personne. Enfin, la cérémonie de l’audience eût été complète, si j’eusse pu ajouter la harangue à mes gestes ; mais les singes ne parlèrent jamais, et l’avantage d’avoir été homme ne me donnait pas ce privilège.

Le sultan congédia ses courtisans, et il ne resta auprès de lui que le chef de ses eunuques, un petit esclave fort jeune et moi. Il passa de la salle d’audience dans son appartement où il se fit apporter à manger. Lorsqu’il fut à table, il me fit signe d’approcher et de manger avec lui. Pour lui marquer mon obéissance, je baisai la terre, je me levai et me mis à table. Je mangeai avec beaucoup de retenue et de modestie.

Avant que l’on desservît, j’aperçus une écritoire : je fis signe qu’on me l’approchât ; et quand je l’eus, j’écrivis sur une grosse pêche des vers de ma façon, qui marquaient ma reconnaissance au sultan ; et la lecture qu’il en fit, après que je lui eus présenté la pêche, augmenta son étonnement. La table levée, on lui apporta d’une boisson particulière, dont il me fit présenter un verre. Je bus, et j’écrivis dessus de nouveaux vers, qui expliquaient l’état où je me trouvais après de grandes souffrances. Le sultan les lut encore, et dit : « Un homme qui serait capable d’en faire autant serait au-dessus des plus grands hommes. »

Ce prince s’étant fait apporter un jeu d’échecs, me demanda par signes si j’y savais jouer, et si je voulais jouer avec lui. Je baisai la terre ; et portant la main sur ma tête, je marquai que j’étais prêt à recevoir cet honneur. Il me gagna la première partie ; mais je gagnai la seconde et la troisième ; et m’apercevant que cela lui faisait quelque peine, pour le consoler, je fis un quatrain que je lui présentai. Je lui disais que deux puissantes armées s’étaient battues tout le jour avec beaucoup d’ardeur, mais qu’elles avaient fait la paix sur le soir, et qu’elles avaient passé la nuit ensemble fort tranquillement sur le champ de bataille.

Tant de choses paraissant au sultan fort au delà de tout ce qu’on avait jamais vu ou entendu de l’adresse ou de l’esprit des singes, il ne voulut pas être le seul témoin de ces prodiges. Il avait une fille qu’on appelait Dame de beauté. « Allez, dit-il au chef des eunuques, qui était présent et attaché à cette princesse ; allez, faites venir ici votre dame ; je suis bien aise qu’elle ait part au plaisir que je prends. »

Le chef des eunuques partit, et amena bientôt la princesse. Elle avait le visage découvert ; mais elle ne fut pas plutôt dans la chambre, qu’elle se le couvrit promptement de son voile, en disant au sultan : « Sire, il faut que Votre Majesté se soit oubliée. Je suis fort surprise qu’elle me fasse venir pour paraître devant les hommes. — Comment donc, ma fille répondit le sultan, vous n’y pensez pas vous-même. Il n’y a ici que le petit esclave, l’eunuque votre gouverneur et moi, qui avons la liberté de vous voir le visage ; néanmoins vous baissez votre voile, et vous me faites un crime de vous avoir fait venir ici. — Sire, répliqua la princesse, Votre Majesté va connaître que je n’ai pas tort. Le singe que vous voyez, quoiqu’il ait la forme d’un singe, est un jeune prince, fils d’un grand roi. Il a été métamorphosé en singe par enchantement. Un génie, fils de la fille d’Éblis, lui a fait cette malice, après avoir cruellement ôté la vie à la princesse de l’île d’Ébène, fille du roi Epitimarus. »

Le sultan, étonné de ce discours, se tourna de mon côté, et ne me parlant plus par signes, il me demanda si ce que sa fille venait de dire était véritable. Comme je ne pouvais parler, je mis la main sur ma tête pour lui témoigner que la princesse avait dit la vérité. « Ma fille, reprit alors le sultan, comment savez-vous que ce prince a été transformé en singe par enchantement ? — Sire, répondit la princesse Dame de beauté, Votre Majesté peut se souvenir qu’au sortir de mon enfance j’ai eu près de moi une vieille dame. C’était une magicienne très habile ; elle m’a enseigné soixante-dix règles de sa science, par la vertu de laquelle je pourrais, en un clin d’œil, faire transporter votre capitale au milieu de l’Océan, au delà du mont Caucase. Par cette science, je connais toutes les personnes qui sont enchantées, seulement à les voir ; je sais qui elles sont, et par qui elles ont été enchantées ainsi ne soyez pas surpris si j’ai d’abord démêlé ce prince au travers du charme qui l’empêche de paraître à vos yeux tel qu’il est naturellement. Ma fille, dit le sultan, je ne vous croyais pas si habile. Sire, répondit la princesse, ce sont des choses curieuses qu’il est bon de savoir ; mais il m’a semblé que je ne devais pas m’en vanter. Puisque cela est ainsi, reprit le sultan, vous pourrez donc dissiper l’enchantement du prince ? —Oui, Sire, repartit la princesse, je puis lui rendre sa première forme. — Rendez-la-lui donc, interrompit le sultan ; vous ne sauriez me faire un plus grand plaisir, car je veux qu’il soit mon grand vizir et qu’il vous épouse. — Sire, dit la princesse, je suis prête à vous obéir en tout ce qu’il vous plaira de m’ordonner. »

La princesse alla dans son appartement, d’où elle apporta un couteau qui avait des mots hébreux gravés sur la lame. Elle nous fit descendre ensuite, le sultan, le chef des eunuques, le petit esclave et moi, dans une cour secrète du palais ; et là, nous laissant sous une galerie qui régnait autour, elle s’avança au milieu de la cour, où elle décrivit un grand cercle, et y traça plusieurs mots en caractères arabes, anciens et autres, qu’on appelle caractères de Cléopâtre.

Lorsqu’elle eut achevé, et préparé le cercle de la manière qu’elle le souhaitait, elle se plaça et s’arrêta au milieu, où elle fit des adjurations, et récita des versets de l’Alcoran. Insensiblement l’air s’obscurcit, de sorte qu’il semblait qu’il fût nuit, et que la machine du monde allait se dissoudre. Nous nous sentîmes saisir d’une frayeur extrême ; et cette frayeur augmenta encore quand nous vîmes tout à coup paraître le génie, fils de la fille d’Éblis, sous la forme d’un lion d’une grandeur épouvantable.

Dès que la princesse aperçut ce monstre, elle lui dit : « Chien, au lieu de ramper devant moi, tu oses te présenter sous cette horrible forme, et tu crois m’épouvanter ? Et toi, reprit le lion, tu ne crains pas de contrevenir au traité que nous avons fait et confirmé par un serment solennel, de ne nous nuire, ni faire aucun tort l’un à l’autre ? Ah, maudit ! répliqua la princesse, c’est à toi que j’ai ce reproche à faire. — Tu vas, interrompit brusquement le lion, être payée de la peine que tu m’as donnée de venir. » En disant cela, il ouvrit une gueule effroyable, et s’avança sur elle pour la dévorer. Mais elle, qui était sur ses gardes, fit un saut en arrière, eut le temps de s’arracher un cheveu, et, en prononçant deux ou trois paroles, elle le changea en un glaive tranchant, dont elle coupa le lion en deux par le milieu du corps. Les deux parties du lion disparurent, et il ne resta que la tête, qui se changea en un gros scorpion. Aussitôt la princesse se changea en serpent, et livra un rude combat au scorpion, qui, n’ayant pas l’avantage, prit la forme d’un aigle, et s’envola. Mais le serpent prit alors celle d’un aigle noir plus puissant, et le poursuivit. Nous les perdîmes de vue l’un et l’autre.

Quelque temps après qu’ils eurent disparu, la terre s’entr’ouvrit devant nous, et il en sortit un chat noir et blanc, dont le poil était tout hérissé, et qui miaulait d’une manière effrayante. Un loup noir le suivit de près, et ne lui donna aucun relâche. Le chat, trop pressé, se changea en ver, et se trouva près d’une grenade tombée par hasard d’un grenadier qui était planté sur le bord d’un canal assez profond, mais peu large. Ce ver perça la grenade en un instant, et s’y cacha. La grenade alors s’enfla et devint grosse comme une citrouille, et s’éleva sur le toit de la galerie, d’où, après avoir fait quelques tours en roulant, elle tomba dans la cour et se rompit en plusieurs morceaux.

Le loup, qui pendant ce temps-là s’était transformé en coq, se jeta sur les grains de la grenade, et se mit à les avaler l’un après l’autre. Lorsqu’il n’en vit plus, il vint à nous les ailes étendues, en faisant un grand bruit, comme pour nous demander s’il n’y avait plus de grains. Il en restait un sur le bord du canal, dont il s’aperçut en se retournant. Il y courut vite ; mais dans le moment qu’il allait porter le bec dessus, le grain roula dans le canal et se changea en petit poisson.

Le coq se jeta dans le canal, et se changea en un brochet qui poursuivit le petit poisson. Ils furent l’un et l’autre deux heures entières sous l’eau, et nous ne savions ce qu’ils étaient devenus, lorsque nous entendîmes des cris horribles qui nous firent frémir. Peu de temps après, nous vîmes le génie et la princesse tout en feu. Ils se lancèrent l’un contre l’autre des flammes par la bouche jusqu’à ce qu’ils vinrent à se prendre corps à corps. Alors les deux feux s’augmentèrent, et jetèrent une fumée épaisse et enflammée qui s’éleva fort haut. Nous craignîmes avec raison qu’elle n’embrasât tout le palais ; mais nous eûmes bientôt un sujet de crainte beaucoup plus pressant ; car le génie, s’étant débarrassé de la princesse, vint jusqu’à la galerie où nous étions, et nous souffla des tourbillons de feu. C’était fait de nous, si la princesse, accourant à notre secours, ne l’eût obligé, par ses cris, à s’éloigner et à se garder d’elle. Néanmoins, quelque diligence qu’elle fît, elle ne put empêcher que le sultan n’eût la barbe brûlée et le visage gâté ; que le chef des eunuques ne fût étouffé et consumé sur-le-champ et qu’une étincelle n’entrât dans mon œil droit et ne me rendît borgne. Le sultan et moi nous nous attendions à périr ; mais bientôt nous entendîmes crier : « Victoire, victoire » et nous vîmes tout à coup paraître la princesse sous sa forme naturelle, et le génie réduit en un monceau de cendres.

La princesse s’approcha de nous, et pour ne pas perdre de temps, elle demanda une tasse pleine d’eau, qui lui fut apportée par le jeune esclave, à qui le feu n’avait fait aucun mal. Elle la prit, et, après quelques paroles prononcées dessus, elle jeta l’eau sur moi en disant : « Si tu es singe par enchantement, change de figure et prends celle d’homme que tu étais auparavant. » A peine eut-elle achevé ces mots, que je redevins homme, tel que j’étais avant ma métamorphose, à un œil près.

Je me préparais à remercier la princesse, mais elle ne m’en donna pas le temps. Elle s’adressa au sultan son père, et lui dit : « Sire, j’ai remporté la victoire sur le génie, comme Votre Majesté peut le voir ; mais c’est une victoire qui me coûte cher. Il me reste peu de moments à vivre, et vous n’aurez pas la satisfaction de faire le mariage que vous méditiez. Le feu m’a pénétrée dans ce combat terrible, et je sens qu’il me consume peu à peu. Cela ne serait point arrivé si je m’étais aperçue du dernier grain de la grenade, et que je l’eusse avalé comme les autres lorsque j’étais changée en coq. Le génie s’y était réfugié comme en son dernier retranchement ; et de là dépendait le succès du combat, qui aurait été heureux et sans danger pour moi. Cette faute m’a obligée de recourir au feu, et de combattre avec ces puissantes armes, comme je l’ai fait entre le ciel et la terre, et en votre présence. Malgré le pouvoir de son art redoutable et son expérience, j’ai fait connaître au génie que j’en savais plus que lui ; je l’ai vaincu et réduit en cendres, mais je ne puis échapper à la mort qui s’approche.

Le sultan laissa la princesse Dame de beauté achever le récit de son combat ; et, quand elle l’eut fini, il lui dit d’un ton qui marquait la vive douleur dont il était pénétré : « Ma fille, vous voyez en quel état est votre père. Hélas ! je m’étonne que je sois encore en vie. L’eunuque de votre gouverneur est mort, et le prince que vous venez de délivrer de son enchantement a perdu un œil. » Il n’en put dire davantage : les larmes, les soupirs et les sanglots lui coupèrent la parole. Nous fûmes extrêmement touchés de son affliction, sa fille et moi, et nous pleurâmes avec lui. Pendant que nous nous affligions comme à l’envi l’un de l’autre, la princesse se mit à crier : « Je brûle, je brûle » Elle sentit que le feu qui la consumait s’était enfin emparé de tout son corps, et elle ne cessa de crier : Je brûle, que la mort n’eût mis fin à ses douleurs insupportables. L’effet de ce feu fut si extraordinaire, qu’en peu de moments elle fut réduite tout en cendres comme le génie.

Je ne vous dirai pas, madame, jusqu’à quel point je fus touché d’un spectacle si funeste. J’aurais mieux aimé être toute ma vie singe ou chien que de voir ma bienfaitrice périr si misérablement. De son côté, le sultan, affligé au delà de tout ce qu’on peut imaginer, poussa des cris pitoyables en se donnant de grands coups à la tête et sur la poitrine, jusqu’à ce que, succombant à son désespoir, il s’évanouit et me fit craindre pour sa vie. Cependant les eunuques et les officiers accoururent aux cris du sultan, qu’ils n’eurent pas peu de peine à faire revenir de sa faiblesse. Ce prince et moi n’eûmes pas besoin de leur faire un long récit de cette aventure pour les persuader de la douleur que nous en avions : les deux monceaux de cendres en quoi la princesse et le génie avaient été réduits la leur firent assez concevoir. Comme le sultan pouvait à peine se soutenir, il fut obligé de s’appuyer sur ses eunuques pour gagner son appartement.

Dès que le bruit d’un événement si tragique se fut répandu dans le palais et dans la ville, tout le monde plaignit le malheur de la princesse Dame de beauté et prit part à l’affliction du sultan. Pendant sept jours on fit toutes les cérémonies du plus grand deuil : on jeta au vent les cendres du génie ; on recueillit celles de la princesse dans un vase précieux pour y être conservées ; et ce vase fut déposé dans un superbe mausolée que l’on bâtit au même endroit où les cendres avaient été recueillies.

Le chagrin que conçut le sultan de la perte de sa fille lui causa une maladie qui l’obligea de garder le lit un mois entier. Il n’avait pas encore entièrement recouvré sa santé, qu’il me fit appeler. « Prince, me dit-il, écoutez l’ordre que j’ai à vous donner : il y va de votre vie si vous ne l’exécutez. » Je l’assurai que j’obéirais exactement. Après quoi, reprenant la parole : « J’avais toujours vécu, poursuivit-il, dans une parfaite félicité, et jamais aucun accident ne l’avait traversée ; votre arrivée a fait évanouir le bonheur dont je jouissais. Ma fille est morte, son gouverneur n’est plus, et ce n’est que par un miracle que je suis en vie. Vous êtes donc la cause de tous ces malheurs, dont il n’est pas possible que je puisse me consoler. C’est pourquoi retirez-vous en paix ; mais retirez-vous incessamment ; je périrais moi-même si vous demeuriez ici davantage ; car je suis persuadé que votre présence porte malheur : c’est tout ce que j’avais à vous dire. Partez et prenez garde de paraître jamais dans mes États ; aucune considération ne m’empêcherait de vous en faire repentir. » Je voulus parler, mais il me ferma la bouche par des paroles de colère, et je fus obligé de m’éloigner de son palais.

Rebuté, chassé, abandonné de tout le monde, et ne sachant ce que je deviendrais, avant que de sortir de la ville, j’entrai dans un bain, je me fis raser la barbe et les sourcils, et pris l’habit de calender. Je me mis en chemin en pleurant moins ma misère que les belles princesses dont j’avais causé la mort. Je traversai plusieurs pays sans me faire connaître ; enfin je résolus de venir à Bagdad, dans l’espérance de me faire présenter au Commandeur des croyants et d’exciter sa compassion par le récit d’une histoire si étrange. J’y suis arrivé ce soir, et la première personne que j’ai rencontrée en arrivant, c’est le calender notre frère, qui vient de parler avant moi. Vous savez le reste, madame, et pourquoi j’ai l’honneur de me trouver dans votre hôtel.

Quand le second calender eut achevé son histoire, Zobéide, à qui il avait adressé la parole, lui dit : « Voilà qui est bien ; allez, retirez-vous où il vous plaira, je vous en donne la permission. » Mais au lieu de sortir, il supplia aussi la dame de lui faire la même grâce qu’au premier calender, auprès duquel il alla prendre place.

Le troisième calender, voyant que c’était à lui à parler, s’adressant, comme les autres, à Zobéide, commença son histoire de cette manière :


Traduit par Antoine Galland (1646-1715).

1. Ce mot désigne généralement, en persan et en turc, un pauvre comme fakir en arabe ; mais ces deux mots signifient en particulier un religieux musulman ou indien. Les religieux chrétiens sont désignés spécialement sous le nom de raheb, en arabe, et de kalogeros ou de kéchiche en turc.
2. Mot arabe qui signifie vieillard. On appelle ainsi dans l’Orient les chefs des communautés religieuses et séculières, et les docteurs distingués. Les mahométans donnent aussi ce nom à leurs prédicateurs.

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- FIN -

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