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Ce conte fait ± 23 pages (66116 caractères)
Pays ou culture du conte : Arabe.

Recueil : Les mille et une nuits I

[015] Histoire du troisième Calender, fils de Roi

Antoine Galland (1646-1715)

Très honorable dame, ce que j’ai à vous raconter est bien différent de ce que vous venez d’entendre. Les deux princes qui ont parlé avant moi ont perdu chacun un œil par un effet de leur destinée, et moi je n’ai perdu le mien que par ma faute, qu’en prévenant moi-même et cherchant mon propre malheur, comme vous l’apprendrez par la suite de mon discours.

Je m’appelle Agib, et suis fils d’un roi qui se nommait Cassib. Après sa mort, je pris possession de ses États et établis mon séjour dans la même ville où il avait demeuré. Cette ville est située sur le bord de la mer ; elle a un port des plus sûrs, avec un arsenal assez grand pour fournir à l’armement de cent cinquante vaisseaux de guerre, toujours prêts à servir dans l’occasion ; pour en équiper cinquante en marchandises, et autant de petites frégates légères pour les promenades et les divertissements sur l’eau. Plusieurs belles provinces composaient mon royaume en terre ferme, avec un grand nombre d’îles considérables, presque toutes situées à la vue de ma capitale.

Je visitai premièrement les provinces ; je fis ensuite armer et équiper toute ma flotte, et j’allai descendre dans mes îles pour me concilier par ma présence le cœur de mes sujets et les affermir dans le devoir. Quelque temps après que j’en fus revenu, j’y retournai ; et ces voyages, en me donnant quelque teinture de la navigation, m’y firent prendre tant de goût que je résolus d’aller faire des découvertes au delà de mes îles. Pour cet effet, je fis équiper dix vaisseaux seulement. Je m’embarquai, et nous mîmes à la voile. Notre navigation fut heureuse pendant quarante jours de suite ; mais la nuit du quarante et unième, le vent devint contraire et même si furieux, que nous fûmes battus d’une tempête violente qui pensa nous submerger. Néanmoins, à la pointe du jour, le vent s’apaisa, les nuages se dissipèrent, et le soleil ayant ramené le beau temps, nous abordâmes à une île, où nous nous arrêtâmes deux jours à prendre des rafraîchissements. Cela étant fait, nous nous remîmes en mer. Après dix jours de navigation, nous commencions à espérer de voir terre ; car la tempête que nous avions essuyée m’avait détourné de mon dessein ; et j’avais fait prendre la route de mes États, lorsque je m’aperçus que mon pilote ne savait où nous étions. Effectivement, le dixième jour, un matelot, commandé pour faire la découverte au haut du grand mât, rapporta qu’à la droite et à la gauche il n’avait vu que le ciel et la mer qui bornassent l’horizon ; mais que devant lui, du côté où nous avions la proue, il avait remarqué une grande noirceur.

Le pilote changea de couleur à ce récit, jeta d’une main son turban sur le tillac, et de l’autre se frappant le visage : « Ah ! sire, s’écria-t-il, nous sommes perdus ! Personne de nous ne peut échapper au danger où nous nous trouvons ; et avec toute mon expérience, il n’est pas en mon pouvoir de vous en garantir. » En disant ces paroles, il se mit à pleurer comme un homme qui croyait sa perte inévitable, et son désespoir jeta l’épouvante dans tout le vaisseau. Je lui demandai quelle raison il avait de se désespérer ainsi. « Hélas ! sire, me répondit-il, la tempête que nous avons essuyée nous a tellement égarés de notre route, que demain à midi, nous nous trouverons près de cette noirceur, qui n’est autre chose que la montagne Noire ; et cette montagne Noire est une mine d’aimant, qui dès à présent attire toute votre flotte, à cause des clous et des ferrements qui entrent dans la structure des vaisseaux. Lorsque nous en serons demain à une certaine distance, la force de l’aimant sera si violente, que tous les clous se détacheront et iront se coller contre la montagne : vos vaisseaux se dissoudront et seront submergés. Comme l’aimant a la vertu d’attirer le fer à soi, et de se fortifier par cette attraction, cette montagne, du côté de la mer, est couverte de clous d’une infinité de vaisseaux qu’elle a fait périr, ce qui conserve et augmente en même temps cette vertu. Cette montagne, poursuivit le pilote, est très escarpée, et au sommet, il y a un dôme de bronze fin, soutenu de colonnes du même métal ; au haut du dôme paraît un cheval aussi de bronze, lequel porte un cavalier qui a la poitrine couverte d’une plaque de plomb, sur laquelle sont gravés des caractères talismaniques. La tradition, sire, ajouta-t-il, est que cette statue est la cause principale de la perte de tant de vaisseaux et de tant d’hommes qui ont été submergés en cet endroit, et qu’elle ne cessera d’être funeste à tous ceux qui auront le malheur d’en approcher, jusqu’à ce qu’elle soit renversée. »

Le pilote, ayant tenu ce discours, se remit à pleurer, et ses larmes excitèrent celles de tout l’équipage. Je ne doutai pas moi-même que je ne fusse arrivé à la fin de mes jours. Chacun toutefois ne laissa pas de songer à sa conservation, et de prendre pour cela toutes les mesures possibles ; et dans l’incertitude de l’événement, ils se firent tous héritiers les uns des autres, par un testament en faveur de ceux qui se sauveraient.

Le lendemain matin, nous aperçûmes à découvert la montagne Noire ; et l’idée que nous en avions conçue nous la fit paraître plus affreuse qu’elle n’était. Sur le midi, nous nous en trouvâmes si près, que nous éprouvâmes ce que le pilote nous avait prédit. Nous vîmes voler les clous et tous les autres ferrements de la flotte vers la montagne, où par la violence de l’attraction, ils se collèrent avec un bruit horrible. Les vaisseaux s’entr’ouvrirent, et s’abîmèrent dans la mer, qui était si haute en cet endroit qu’avec la sonde nous n’aurions pu en découvrir la profondeur. Tous mes gens furent noyés ; mais Dieu eut pitié de moi, et permit que je me sauvasse, en me saisissant d’une planche qui fut poussée par le vent droit au pied de la montagne. Je ne me fis pas le moindre mal, mon bonheur m’ayant fait aborder à un endroit où il y avait des degrés pour monter au sommet.

A la vue de ces degrés (car il n’y avait pas de terrain ni à droite ni à gauche où l’on pût mettre le pied, et par conséquent se sauver), je remerciai Dieu, et invoquai son saint nom en commençant à monter. L’escalier était si étroit, si roide et si difficile, que pour peu que le vent eût eu de violence, il m’aurait renversé et précipité dans la mer. Mais enfin j’arrivai jusqu’au bout sans accident ; j’entrai sous le dôme, et me prosternant contre terre, je remerciai Dieu de la grâce qu’il m’avait faite.

Je passai la nuit sous le dôme. Pendant que je dormais, un vénérable vieillard m’apparut, et me dit : « Écoute, Agib : lorsque tu seras éveillé, creuse-la terre sous tes pieds ; tu y trouveras un arc de bronze, et trois flèches de plomb, fabriquées sous certaines constellations, pour délivrer le genre humain de tant de maux qui le menacent. Tire les trois flèches contre la statue le cavalier tombera dans la mer, et le cheval de ton côté, que tu enterreras au même endroit d’où tu auras tiré l’arc et les flèches. Cela étant fait, la mer s’enflera, et montera jusqu’au pied du dôme, à la hauteur de la montagne. Lorsqu’elle y sera montée, tu verras aborder une chaloupe où il n’y aura qu’un seul homme avec une rame à chaque main. Cet homme sera de bronze, mais différent de celui que tu auras renversé. Embarque-toi avec lui sans prononcer le nom de Dieu, et te laisse conduire. Il te conduira en dix jours dans une autre mer, où tu trouveras le moyen de retourner chez toi sain et sauf, pourvu que, comme je te l’ai déjà dit, tu ne prononces pas le nom de Dieu pendant tout le voyage. » Tel fut le discours du vieillard. Dès que je fus éveillé, je me levai extrêmement consolé de cette vision, et je ne manquai pas de faire ce que le vieillard m’avait commandé. Je déterrai l’arc et les flèches, et les tirai contre le cavalier. A la troisième flèche, je le renversai dans la mer, et le cheval tomba de mon côté. Je l’enterrai à la place de l’arc et des flèches, et dans cet intervalle la mer s’enfla et s’éleva peu à peu. Lorsqu’elle fut arrivée au pied du dôme, à la hauteur de la montagne, je vis de loin sur la mer une chaloupe qui venait à moi. Je bénis Dieu, voyant que les choses succédaient conformément au songe que j’avais eu.

Enfin, la chaloupe aborda, et j’y vis l’homme de bronze tel qu’il m’avait été dépeint. Je m’embarquai, et me gardai bien de prononcer le nom de Dieu ; je ne dis pas même un seul autre mot. Je m’assis ; et l’homme de bronze recommença de ramer en s’éloignant de la montagne. Il vogua sans discontinuer jusqu’au neuvième jour, que je vis des îles qui me firent espérer que je serais bientôt hors du danger que j’avais à craindre. L’excès de ma joie me fit oublier la défense qui m’avait été faite : « Dieu soit béni ! dis-je alors ; Dieu soit loué ! »

Je n’eus pas achevé ces paroles, que la chaloupe s’enfonça dans la mer avec l’homme de bronze. Je demeurai sur l’eau, et je nageai le reste du jour du côté de la terre qui me parut la plus voisine. Une nuit fort obscure succéda ; et comme je ne savais plus où j’étais, je nageais à l’aventure. Mes forces s’épuisèrent à la fin, et je commençais à désespérer de me sauver, lorsque le vent venant à se fortifier, une vague plus grosse qu’une montagne me jeta sur une plage, où elle me laissa en se retirant. Je me hâtai aussitôt de prendre terre, de crainte qu’une autre vague ne me reprît ; et la première chose que je fis fut de me dépouiller, d’exprimer l’eau de mon habit, et de l’étendre pour le faire sécher sur le sable qui était encore échauffé de la chaleur du jour.

Le lendemain, le soleil eut bientôt achevé de sécher mon habit. Je le repris, et m’avançai pour reconnaître où j’étais. Je ne marchai pas longtemps, sans connaître que j’étais dans une petite île déserte fort agréable, où il y avait plusieurs sortes d’arbres fruitiers et sauvages. Mais je remarquai qu’elle était considérablement éloignée de terre, ce qui diminua fort la joie que j’avais d’être échappé de la mer. Néanmoins, je me remettais à Dieu du soin de disposer de mon sort selon sa volonté, quand j’aperçus un petit bâtiment qui venait de terre ferme à pleines voiles et avait la proue sur l’île où j’étais.

Comme je ne doutais pas qu’il n’y vînt mouiller, et que j’ignorais si les gens qui étaient dessus seraient amis ou ennemis, je crus ne devoir pas me montrer d’abord. Je montai sur un arbre fort touffu, d’où je pouvais impunément examiner leur contenance. Le bâtiment vint se ranger dans une petite anse, où débarquèrent dix esclaves qui portaient une pelle et d’autres instruments propres à remuer la terre. Ils marchèrent vers le milieu de l’île, où je les vis s’arrêter et remuer la terre quelque temps ; et à leur action, il me parut qu’ils levaient une trappe. Ils retournèrent ensuite au bâtiment, débarquèrent plusieurs sortes de provisions et de meubles, et en firent chacun une charge, qu’ils portèrent à l’endroit où ils avaient remué la terre ; ils y descendirent ; ce qui me fit comprendre qu’il y avait là un lieu souterrain. Je les vis encore une fois aller au vaisseau, et en ramener peu de temps après un vieillard qui menait avec lui un jeune homme de quatorze à quinze ans, très bien fait. Ils descendirent tous où la trappe avait été levée ; et lorsqu’ils furent remontés, qu’ils eurent abaissé la trappe, qu’ils l’eurent recouverte de terre, et qu’ils reprirent le chemin de l’anse où était le navire, je remarquai que le jeune homme n’était pas avec eux, et j’en conclus qu’il était resté dans le lieu souterrain circonstance qui me causa un extrême étonnement.

Le vieillard et les esclaves se rembarquèrent ; et le bâtiment, ayant remis à la voile, reprit la route de la terre ferme. Quand je le vis si éloigné que je ne pouvais être aperçu de l’équipage, je descendis de l’arbre, et me rendis promptement à l’endroit où j’avais vu remuer la terre. Je la remuai à mon tour, jusqu’à ce que, trouvant une pierre de deux ou trois pieds en carré, je la levai, et je vis qu’elle couvrait l’entrée d’un escalier également construit en pierre. Je le descendis, et me trouvai au bas dans une grande chambre où il y avait un tapis de pied et un sofa garni d’un autre tapis et de coussins d’une riche étoffe, où le jeune homme était assis avec un éventail à la main. Je distinguai toutes ces choses à la clarté de deux bougies, aussi bien que des fruits et des pots de fleurs qu’il avait près de lui. Le jeune homme fut effrayé de me voir ; mais pour le rassurer, je lui dis en entrant : « Qui que vous soyez, seigneur, ne craignez rien : un roi et fils de roi, tel que je suis, n’est pas capable de vous faire la moindre injure. C’est au contraire votre bonne destinée qui a voulu apparemment que je me trouvasse ici pour vous tirer de ce tombeau, où il semble qu’on vous ait enterré tout vivant pour des raisons que j’ignore. Mais ce qui m’embarrasse, et ce que je ne puis concevoir (car je vous dirai que j’ai été témoin de tout ce qui s’est passé depuis que vous êtes arrivé dans cette île), c’est qu’il m’a paru que vous vous êtes laissé ensevelir dans ce lieu sans résistance. »

Le jeune homme se rassura à ces paroles, et me pria d’un air riant de m’asseoir près de lui. Dès que je fus assis : « Prince, me dit-il, je vais vous apprendre une chose qui vous surprendra par sa singularité. Mon père est un marchand joaillier qui a acquis de grands biens par son travail et par son habileté dans sa profession. Il a un grand nombre d’esclaves et de commissionnaires, qui font des voyages par mer sur des vaisseaux qui lui appartiennent, afin d’entretenir les correspondances qu’il a en plusieurs cours où il fournit les pierreries dont on a besoin. Il y avait longtemps qu’il était marié sans avoir eu d’enfants, lorsqu’il apprit qu’il aurait un fils, dont la vie néanmoins ne serait pas de longue durée : ce qui lui donna beaucoup de chagrin à son réveil. Quelques jours après, ma mère lui annonça qu’elle était grosse ; et le temps où elle croyait avoir conçu s’accordait fort avec le jour du songe de mon père. Elle accoucha de moi dans le terme de neuf mois, et ce fut une grande joie dans la famille. Mon père, qui avait exactement observé le moment de ma naissance, consulta les astrologues, qui lui dirent « Votre fils vivra sans nul accident jusqu’à l’âge de quinze ans. Mais alors, il courra risque de perdre la vie, et il sera difficile qu’il en échappe. Si néanmoins son bonheur veut qu’il ne périsse pas, sa vie sera de longue durée. C’est qu’en ce temps-là, ajoutèrent-ils, la statue équestre de bronze qui est au haut de la Montagne d’aimant aura été renversée dans la mer par le prince Agib, fils du roi de Cassib, et que les astres marquent que, cinquante jours après, votre fils doit être tué par ce prince. » Comme cette prédiction s’accordait avec le songe de mon père, il en fut vivement frappé et affligé. Il ne laissa pas pourtant de prendre beaucoup de soin de mon éducation, jusqu’à cette présente année, qui est la quinzième de mon âge. Il apprit hier que depuis dix jours le cavalier de bronze avait été jeté dans la mer par le prince que je viens de vous nommer. Cette nouvelle lui a coûté tant de pleurs, et causé tant d’alarmes, qu’il n’est pas reconnaissable dans l’état où il est. Sur la prédiction des astrologues, il a cherché les moyens de tromper mon horoscope, et de me conserver la vie. Il y a longtemps qu’il a pris la précaution de faire bâtir cette demeure, pour m’y tenir caché durant cinquante jours, dès qu’il apprendrait que la statue aurait été renversée. C’est pourquoi, comme il a su qu’elle l’était depuis dix jours, il est venu promptement me cacher ici, et il a promis que dans quarante il viendrait me reprendre. « Pour moi, ajouta-t-il, j’ai bonne espérance ; et je ne crois pas que le prince Agib vienne me chercher sous terre, au milieu d’une île déserte. Voilà, seigneur, ce que j’avais à vous dire. »

Pendant que le fils du joaillier me racontait son histoire, je me moquais en moi-même des astrologues qui avaient prédit que je lui ôterais la vie ; et je me sentais si éloigné de vérifier la prédiction, qu’à peine eut-il achevé de parler, je lui dis avec transport « Mon cher seigneur, ayez de la confiance en la bonté de Dieu, et ne craignez rien. Comptez que c’était une dette que vous aviez à payer, et que vous en êtes quitte dès à présent. Je suis ravi, après avoir fait naufrage, de me trouver heureusement ici pour vous défendre contre ceux qui voudraient attenter à votre vie. Je ne vous abandonnerai pas durant ces quarante jours que les vaines conjectures des astrologues vous font appréhender. Je vous rendrai, pendant ce temps-là, tous les services qui dépendront de moi. Après cela, je profiterai de l’occasion de gagner la terre ferme, en m’embarquant avec vous sur votre bâtiment, avec la permission de votre père et la vôtre ; et quand je serai de retour en mon royaume, je n’oublierai point l’obligation que je vous aurai, et je tâcherai de vous en témoigner ma reconnaissance, de la manière que je le devrai. »

Je rassurai, par ce discours, le fils du joaillier, et m’attirai sa confiance. Je me gardai bien, de peur de l’épouvanter, de lui dire que j’étais cet Agib qu’il craignait, et je pris grand soin de ne lui en donner aucun soupçon. Nous nous entretînmes de plusieurs choses jusqu’à la nuit, et je connus que le jeune homme avait beaucoup d’esprit. Nous mangeâmes ensemble de ses provisions. Il en avait une si grande quantité, qu’il en aurait eu de reste au bout de quarante jours, quand il aurait eu d’autres hôtes que moi. Après le souper, nous continuâmes à nous entretenir quelque temps, et ensuite nous nous couchâmes.

Le lendemain, à son lever, je lui présentai le bassin et l’eau. Il se lava, je préparai le dîner, et le servis quand il fut temps. Après le repas, j’inventai un jeu pour nous désennuyer, non seulement ce jour-là, mais encore les suivants. Je préparai le souper de la même manière que j’avais apprêté le dîner. Nous soupâmes et nous nous couchâmes comme le jour précédent. Nous eûmes le temps de contracter amitié ensemble. Je m’aperçus qu’il avait de l’inclination pour moi ; et, de mon côté, j’en avais conçu une si forte pour lui, que je me disais souvent à moi-même que les astrologues qui avaient prédit au père que son fils serait tué par mes mains étaient des imposteurs, et qu’il n’était pas possible que je pusse commettre une si méchante action. Enfin, madame, nous passâmes trente-neuf jours le plus agréablement du monde dans ce lieu souterrain.

Le quarantième arriva. Le matin, le jeune homme, en s’éveillant, me dit avec un transport de joie dont il ne fut pas le maître : « Prince, me voilà aujourd’hui au quarantième jour, et je ne suis pas mort, grâces à Dieu et à votre bonne compagnie. Mon père ne manquera pas tantôt de vous en marquer sa reconnaissance, et de vous fournir tous les moyens et toutes les commodités nécessaires pour vous en retourner dans votre royaume. Mais en attendant, ajouta-t-il, je vous supplie de vouloir bien faire chauffer de l’eau pour me laver tout le corps dans le bain portatif ; je veux me nettoyer et changer d’habit, pour mieux recevoir mon père. Je mis de l’eau sur le feu, et lorsqu’elle fut tiède, j’en remplis le bain portatif. Le jeune homme se mit dedans ; je le lavai et le frottai moi-même. Il en sortit ensuite, se coucha dans son lit que j’avais préparé, et je le couvris de sa couverture. Après qu’il se fut reposé, et qu’il eut dormi quelque temps : « Mon prince, me dit-il, obligez-moi de m’apporter un melon et du sucre, que j’en mange pour me rafraîchir. »

De plusieurs melons qui nous restaient, je choisis le meilleur, et le mis dans un plat ; et comme je ne trouvais pas de couteau pour le couper, je demandai au jeune homme s’il ne savait pas où il y en avait.Il y en a un, me répondit-il, sur cette corniche au-dessus de ma tête. Effectivement, j’y en aperçus un ; mais je me pressai si fort pour le prendre, et dans le temps que je l’avais à la main, mon pied s’embarrassa de telle sorte dans la couverture, que je glissai, et je tombai si malheureusement sur le jeune homme que je lui enfonçai le couteau dans le cœur. Il expira dans le moment.

A ce spectacle, je poussai des cris épouvantables. Je me frappai la tête, le visage et la poitrine. Je déchirai mon habit, et me jetai par terre avec une douleur et des regrets inexprimables. « Hélas ! m’écriai-je, il ne lui restait que quelques heures pour être hors du danger contre lequel il avait cherché un asile ; et dans le temps que je compte moi-même que le péril est passé, c’est alors que je deviens son assassin, et que je rends la prédiction véritable. Mais, Seigneur, ajoutai-je en levant la tête et les mains au ciel, je vous en demande pardon, et si je suis coupable de sa mort, ne me laissez pas vivre plus longtemps. »

Après le malheur qui venait de m’arriver, j’aurais reçu la mort sans frayeur, si elle s’était présentée à moi. Mais le mal, ainsi que le bien, ne nous arrive pas toujours lorsque nous le souhaitons. Néanmoins, faisant réflexion que mes larmes et ma douleur ne feraient pas revivre le jeune homme, et que, les quarante jours finissant, je pouvais être surpris par son père, je sortis de cette demeure souterraine et montai au haut de l’escalier. J’abaissai la grosse pierre sur l’entrée, et la couvris de terre.

J’eus à peine achevé, que, portant la vue sur la mer du côté de la terre ferme, j’aperçus le bâtiment qui venait reprendre le jeune homme. Alors, me consultant sur ce que j’avais à faire, je dis en moi-même : « Si je me fais voir, le vieillard ne manquera pas de me faire arrêter et massacrer, peut-être, par ses esclaves, quand il aura vu son fils dans état où je l’ai mis. Tout ce que je pourrai alléguer pour me justifier ne le persuadera point de mon innocence. Il vaut mieux, puisque j’en ai le moyen, me soustraire à son ressentiment que de m’y exposer. » Il y avait près du lieu souterrain un gros arbre, dont l’épais feuillage me parut propre à me cacher. J’y montai, et je ne me fus pas plus tôt placé de manière que je ne pouvais être aperçu, que je vis aborder le bâtiment au même endroit que la première fois.

Le vieillard et les esclaves débarquèrent bientôt, et s’avancèrent vers la demeure souterraine, d’un air qui marquait qu’ils avaient quelque espérance ; mais lorsqu’ils virent la terre nouvellement remuée, ils changèrent de visage, et particulièrement le vieillard. Ils levèrent la pierre et descendirent. Ils appellent le jeune homme par son nom, il ne répond point leur crainte redouble ; ils le cherchent et le trouvent enfin étendu sur son lit, avec le couteau au milieu du cœur ; car je n’avais pas eu le courage de l’ôter. A cette vue, ils poussèrent des cris de douleur, qui renouvelèrent la mienne : le vieillard tomba évanoui ; ses esclaves, pour lui donner de l’air, l’apportèrent en haut entre leurs bras, et le posèrent au pied de l’arbre où j’étais. Mais, malgré tous leurs soins, ce malheureux père demeura longtemps en cet état, et leur fit plus d’une fois désespérer de sa vie.

Il revint toutefois de ce long évanouissement. Alors les esclaves apportèrent le corps de son fils, revêtu de ses plus beaux habillements, et, dès que la fosse qu’on lui faisait fut achevée, on l’y descendit. Le vieillard, soutenu par deux esclaves et le visage baigné de larmes, lui jeta le premier un peu de terre, après quoi les esclaves en comblèrent la fosse.

Cela étant fait, l’ameublement de la demeure souterraine fut enlevé et embarqué avec le reste des provisions. Ensuite le vieillard, accablé de douleur, ne pouvant se soutenir, fut mis sur une espèce de brancard et transporté dans le vaisseau qui remit à la voile. Il s’éloigna de l’île en peu de temps et je le perdis de vue.

Après le départ du vieillard, de ses esclaves et du navire, je restai seul dans l’île je passais la nuit dans la demeure souterraine qui n’avait pas été rebouchée, et, le jour, je me promenais autour de l’île, et m’arrêtais dans les endroits les plus propres à prendre du repos quand j’en avais besoin.

Je menai cette vie ennuyeuse pendant un mois. Au bout de ce temps-là, je m’aperçus que la mer diminuait considérablement, et que l’île devenait plus grande ; il semblait que la terre ferme s’approchait. Effectivement, les eaux devinrent si basses, qu’il n’y avait plus qu’un petit trajet de mer entre moi et la terre ferme. Je le traversai, et n’eus de l’eau que jusqu’à mi-jambe. Je marchai si longtemps sur la plage et sur le sable, que j’en fus très fatigué. A la fin, je gagnai un terrain plus ferme ; et j’étais déjà assez éloigné de la mer, lorsque je vis fort loin devant moi comme un grand feu ; ce qui me donna quelque joie. « Je trouverai quelqu’un, disais-je, et il n’est pas possible que ce feu se soit allumé de lui-même. » Mais à mesure que je m’en approchais, mon erreur se dissipait, et je reconnus bientôt que ce que j’avais pris pour du feu était un château de cuivre rouge que les rayons du soleil faisaient paraître de loin comme enflammé.

Je m’arrêtai près de ce château et m’assis, autant pour en considérer la structure admirable que pour me remettre un peu de ma lassitude. Je n’avais pas encore donné à cette maison magnifique toute l’attention qu’elle méritait, quand j’aperçus dix jeunes hommes fort bien faits, qui paraissaient venir de la promenade. Mais, ce qui me parut surprenant, c’est qu’ils étaient tous borgnes de l’œil droit. Ils accompagnaient un vieillard d’une taille haute et d’un air vénérable.

J’étais étrangement étonné de rencontrer tant de borgnes à la fois, et tous privés du même œil. Dans le temps que je cherchais dans mon esprit par quelle aventure ils pouvaient être rassemblée, ils m’abordèrent et me témoignèrent de la joie de me voir. Après les premiers compliments, ils me demandèrent ce qui m’avait amené là. Je leur répondis que mon histoire était un peu longue, et que s’ils voulaient prendre la peine de s’asseoir, je leur donnerais la satisfaction qu’ils souhaitaient. Ils s’assirent, et je leur racontai ce qui m’était arrivé depuis que j’étais sorti de mon royaume jusqu’alors ; ce qui leur causa une grande surprise.

Après que j’eus achevé mon discours, ces jeunes seigneurs me prièrent d’entrer avec eux dans le château. J’acceptai leur offre ; nous traversâmes une enfilade de salles, d’antichambres, de chambres et de cabinets fort proprement meublés, et nous arrivâmes dans un grand salon où il y avait en rond dix petits sofas bleus et séparés, tant pour s’asseoir et se reposer le jour, que pour dormir la nuit. Au milieu de ce rond, était un onzième sofa, moins élevé, et de la même couleur, sur lequel se plaça le vieillard dont on a parlé ; et les jeunes seigneurs s’assirent sur les dix autres.

Comme chaque sofa ne pouvait tenir qu’une personne, un de ces jeunes gens me dit : « Camarade, asseyez-vous sur le tapis au milieu de la place, et ne vous informez de quoi que ce soit qui nous regarde, non plus que du sujet pour lequel nous sommes tous borgnes de l’œil droit ; contentez-vous de voir, et ne portez pas plus loin votre curiosité. »

Le vieillard ne demeura pas longtemps assis ; il se leva et sortit ; mais il revint quelques moments après, apportant le souper des dix seigneurs, auxquels il distribua à chacun sa portion en particulier. Il me servit aussi la mienne, que je mangeai seul à l’exemple des autres ; et sur la fin du repas, le même vieillard nous présenta une tasse de vin à chacun.

Mon histoire leur avait paru si extraordinaire, qu’ils me la firent répéter à l’issue du souper, et elle donna lieu à un entretien qui dura une grande partie de la nuit. Un des seigneurs, faisant réflexion qu’il était tard, dit au vieillard : « Vous voyez qu’il est temps de dormir, et vous ne nous apportez pas de quoi nous acquitter de notre devoir. » A ces mots, le vieillard se leva et entra dans un cabinet, d’où il apporta, sur sa tête, six bassins l’un après l’autre, tous couverts d’une étoffe bleue. Il en posa un avec un flambeau devant chaque seigneur.

Ils découvrirent leurs bassins, dans lesquels il y avait de la cendre, du charbon en poudre et du noir à noircir. Ils mêlèrent toutes ces choses ensemble, et commencèrent à s’en frotter et barbouiller le visage, de manière qu’ils étaient affreux à voir. Après s’être noircis de la sorte, ils se mirent à pleurer, à se lamenter et à se frapper la tête et la poitrine, en criant sans cesse : « Voilà le fruit de notre oisiveté et de nos débauches ! »

Ils passèrent presque toute la nuit dans cette étrange occupation. Ils cessèrent enfin ; après quoi le vieillard leur apporta de l’eau dont ils se lavèrent le visage et les mains ; ils quittèrent aussi leurs habits, qui étaient gâtés, et en prirent d’autres ; de sorte qu’il ne paraissait pas qu’ils eussent rien fait des choses étonnantes dont je venais d’être spectateur.

Jugez, madame, de la contrainte où j’avais été durant tout ce temps-là. J’avais été mille fois tenté de rompre le silence que ces seigneurs m’avaient imposé, pour leur faire des questions ; et il me fut impossible de dormir le reste de la nuit.

Le jour suivant, dès que nous fûmes levés, nous sortîmes pour prendre l’air, et alors je leur dis : « Seigneurs, je vous déclare que je renonce à la loi que vous me prescrivîtes hier au soir ; je ne puis l’observer. Vous êtes des gens sages, et vous avez tous de l’esprit infiniment, vous me l’avez fait assez connaître ; néanmoins je vous ai vus faire des actions dont toute autre personne que des insensés ne peuvent être capables. Quelque malheur qui puisse m’arriver, je ne saurais m’empêcher de vous demander pourquoi vous vous êtes barbouillé le visage de cendre, de charbon et de noir à noircir, et enfin pourquoi vous n’avez tous qu’un œil ; il faut que quelque chose de singulier en soit la cause ; c’est pourquoi je vous conjure de satisfaire ma curiosité. » A des instances si pressantes, ils ne répondirent rien, sinon que les demandes que je leur faisais ne me regardaient pas ; que je n’y avais pas le moindre intérêt, et que je demeurasse en repos.

Nous passâmes la journée à nous entretenir de choses indifférentes ; et quand la nuit fut venue, après avoir tous soupé séparément, le vieillard apporta encore les bassins bleus ; les jeunes seigneurs se barbouillèrent, pleurèrent, se frappèrent et crièrent : « Voilà le fruit de notre oisiveté et de nos débauches ! » Ils firent, le lendemain et les nuits suivantes, la même action.

A la fin, je ne pus résister à ma curiosité, et je les priai très sérieusement de la contenter, ou de m’enseigner par quel chemin je pourrais retourner dans mon royaume ; car je leur dis qu’il ne m’était pas possible de demeurer plus longtemps avec eux, et d’avoir toutes les nuits un spectacle si extraordinaire, sans qu’il me fût permis d’en savoir les motifs.

Un des seigneurs me répondit pour tous les autres : « Ne vous étonnez pas de notre conduite à votre égard ; si jusqu’à présent nous n’avons pas cédé à vos prières, ce n’a été que par pure amitié pour vous, et que pour vous épargner le chagrin d’être réduit au même état où vous nous voyez. Si vous voulez bien éprouver notre malheureuse destinée, vous n’avez qu’à parler, nous allons vous donner la satisfaction que vous nous demandez. » Je leur dis que j’étais résolu à tout événement. « Encore une fois, reprit le même seigneur, nous vous conseillons de modérer votre curiosité ; il y va de la perte de votre œil droit. — Il n’importe, repartis-je ; je vous déclare que si ce malheur m’arrive, je ne vous en tiendrai pas coupables, et que je ne l’imputerai qu’à moi-même. » Il me représenta encore que, quand j’aurais perdu un œil, je ne devais point espérer de demeurer avec eux, supposé que j’eusse cette pensée, parce que leur nombre était complet, et qu’il ne pouvait pas être augmenté. Je leur dis que je me ferais un plaisir de ne me séparer jamais d’aussi honnêtes gens qu’eux ; mais que si c’était une nécessité, j’étais prêt encore à m’y soumettre, puisqu’à quelque prix que ce fût, je souhaitais qu’ils m’accordassent ce que je leur demandais.

Les dix seigneurs, voyant que j’étais inébranlable dans ma résolution, prirent un mouton qu’ils égorgèrent ; et après lui avoir ôté la peau, ils me présentèrent le couteau dont ils s’étaient servis, et me dirent : « Prenez ce couteau, il vous servira dans l’occasion que nous vous dirons bientôt. Nous allons vous coudre dans cette peau, dont il faut que vous vous enveloppiez ; ensuite nous vous laisserons sur la place, et nous nous retirerons. Alors un oiseau d’une grosseur énorme, qu’on appelle roc1, paraîtra dans l’air, et, vous prenant pour un mouton, fondra sur vous, et vous enlèvera jusqu’aux nues ; mais que cela ne vous épouvante pas. Il prendra son vol vers la terre, et vous posera sur la cime d’une montagne. Dès que vous vous sentirez à terre, fendez la peau avec le couteau, et développez-vous. Le roc ne vous aura pas plus tôt vu, qu’il s’envolera de surprise, et vous laissera libre. Ne vous arrêtez point, marchez jusqu’à ce que vous arriviez à un château d’une grandeur prodigieuse, tout couvert de plaques d’or, de grosses émeraudes et d’autres pierreries fines. Présentez-vous à la porte, qui est toujours ouverte, et entrez. Nous avons été dans ce château tous tant que nous sommes ici. Nous ne vous disons rien de ce que nous y avons vu, ni de ce qui nous est arrivé : vous l’apprendrez par vous-même. Ce que nous pouvons vous dire, c’est qu’il nous en coûta à chacun notre œil droit ; et la pénitence dont vous avez été témoin est une chose que nous sommes obligés de faire pour y avoir été. L’histoire de chacun de nous en particulier est remplie d’aventures extraordinaires, et on en ferait un gros livre ; mais nous ne pouvons vous en dire davantage. »

Un des dix seigneurs borgnes m’ayant tenu le discours que je viens de vous rapporter, je m’enveloppai dans la peau de mouton, muni du couteau qui m’avait été donné ; et, après que les jeunes seigneurs eurent pris la peine de me coudre dedans, ils me laissèrent sur la place, et se retirèrent dans le salon. Le roc ne fut pas longtemps à se faire voir ; il fondit sur moi, me prit entre ses griffes, comme un mouton, et me transporta au haut d’une montagne.

Lorsque je me sentis à terre, je ne manquai pas de me servir du couteau ; je fendis la peau, me développai, et parus devant le roc, qui s’envola dès qu’il m’aperçut. Ce roc est un oiseau blanc, d’une grandeur et d’une grosseur monstrueuses. Pour sa force, elle est telle, qu’il enlève les éléphants dans les plaines, et les porte sur le sommet des montagnes, où il en fait sa pâture.

Dans l’impatience que j’avais d’arriver au château, je ne perdis point de temps, et je pressai si bien le pas qu’en moins d’une demi-journée je m’y rendis ; et je puis dire que je le trouvai encore plus beau qu’on ne me l’avait dépeint. La porte était ouverte. J’entrai dans une cour carrée et si vaste, qu’il y avait autour quatre-vingt-dix-neuf portes de bois de sandal et d’aloès, et une d’or, sans compter celles de plusieurs escaliers magnifiques qui conduisaient aux appartements d’en haut, et d’autres encore que je ne voyais pas. Ces cent portes donnaient entrée dans des jardins ou des magasins remplis de richesses, ou enfin dans des lieux qui renfermaient des choses surprenantes à voir.

Je vis en face une porte ouverte, par où j’entrai dans un grand salon, où étaient assises quarante jeunes dames d’une beauté si parfaite, que l’imagination même ne saurait aller au delà. Elles étaient habillées très magnifiquement. Elles se levèrent toutes ensemble, sitôt qu’elles m’aperçurent ; et sans attendre mon compliment, elles me dirent, avec de grandes démonstrations de joie. « Brave seigneur, soyez le bienvenu ; » et une d’entre elles prenant la parole pour les autres : « Il y a longtemps, dit-elle, que nous attendions un cavalier comme vous. Votre air nous marque assez que vous avez toutes les bonnes qualités que nous pouvons souhaiter, et nous espérons que vous ne trouverez pas notre compagnie désagréable et indigne de vous. »

Après beaucoup de résistance de ma part, elles me forcèrent de m’asseoir dans une place un peu élevée au-dessus des leurs ; comme je témoignais que cela me faisait de la peine : « C’est votre place, me dirent-elles ; vous êtes dès ce moment notre seigneur, notre maître et notre juge, et nous sommes vos esclaves, prêtes à recevoir vos commandements. »

Rien au monde, madame, ne m’étonna tant que l’ardeur et l’empressement de ces belles filles à me rendre tous les services imaginables. L’une apporta de l’eau chaude, et me lava les pieds ; une autre me versa de l’eau de senteur sur les mains ; celles-ci apportèrent tout ce qui était nécessaire pour me faire changer d’habillement ; celles-là servirent une collation magnifique ; et d’autres enfin se présentèrent le verre à la main, prêtes à me verser d’un vin délicieux ; et tout cela s’exécutait sans confusion, avec un ordre, une union admirable, et des manières dont j’étais charmé. Je bus et mangeai. Après quoi toutes les dames s’étant placées autour de moi, me demandèrent une relation de mon voyage. Je leur fis le récit de mes aventures, qui dura jusqu’à l’entrée de la nuit.

Lorsque j’eus achevé de raconter mon histoire aux quarante dames, quelques-unes de celles qui étaient assises le plus près de moi demeurèrent pour m’entretenir, pendant que d’autres, voyant qu’il était nuit, se levèrent pour aller chercher des bougies. Elles en apportèrent une prodigieuse quantité, qui répara merveilleusement la clarté du jour ; mais elles les disposèrent avec tant de symétrie, qu’il semblait qu’on n’en pouvait moins souhaiter.

D’autres dames servirent une table de fruits secs, de confitures et d’autres mets propres à boire, et garnirent un buffet de plusieurs sortes de vins et de liqueurs ; d’autres enfin parurent avec des instruments de musique. Quand tout fut prêt, elles m’invitèrent à me mettre à table. Les dames s’y assirent avec moi, et nous y demeurâmes assez longtemps. Celles qui devaient jouer des instruments et les accompagner de leurs voix se levèrent et firent un concert charmant. Les autres commencèrent une espèce de bal, et dansèrent deux à deux, les unes après les autres, de la meilleure grâce du monde.

Il était plus de minuit lorsque tous ces divertissements finirent. Alors une des dames prenant la parole, me dit : « Vous êtes fatigué du chemin que vous avez fait aujourd’hui, il est temps que vous vous reposiez. Votre appartement est préparé ; mais avant que de vous y retirer, choisissez, de nous toutes, celle qui vous plaira davantage, et menez-la reposer avec vous. » Je répondis que je me garderais bien de faire le choix qu’elles me proposaient, qu’elles étaient toutes également belles, spirituelles, dignes de mes respects et de mes services, et que je ne commettrais pas l’incivilité d’en préférer une aux autres.

La même dame qui m’avait parlé, reprit : « Nous sommes très persuadées de votre honnêteté, et nous voyons bien que la crainte de faire naître de la jalousie entre nous vous retient ; mais que cette discrétion ne vous arrête pas ; nous vous avertissons que le bonheur de celle que vous choisirez ne fera point de jalouses ; car nous sommes convenues, que tous les jours nous aurons l’une après l’autre le même honneur, et qu’au bout de quarante jours, ce sera à recommencer. Choisissez donc librement et ne perdez pas un temps que vous devez donner au repos dont vous avez besoin. »

Il fallut céder à leurs instances ; je présentai la main à la dame qui portait la parole pour les autres. Elle me donna la sienne, et on nous conduisit à un appartement magnifique. On nous y laissa seuls, et les autres dames se retirèrent dans les leurs.

J’avais à peine achevé de m’habiller le lendemain, que les trente-neuf autres dames vinrent dans mon appartement toutes parées autrement que le jour précédent. Elles me souhaitèrent le bonjour, et me demandèrent des nouvelles de ma santé. Ensuite elles me conduisirent au bain, où elles me lavèrent elles-mêmes, et me rendirent malgré moi tous les services dont on y a besoin ; et lorsque j’en sortis, elles me firent prendre un autre habit qui était encore plus magnifique que le premier.

Nous passâmes la journée presque toujours à table ; et quand l’heure de se coucher fut venue, elles me prièrent encore de choisir une d’entre elles pour me tenir compagnie. Enfin, madame, pour ne point vous ennuyer en répétant toujours la même chose, je vous dirai que je passai une année entière avec les quarante dames, en les recevant dans mon lit l’une après l’autre, et que pendant tout ce temps-là cette vie voluptueuse ne fut point interrompue par le moindre chagrin.

Au bout de l’année (rien ne pouvait me surprendre davantage), les quarante dames, au lieu de se présenter à moi avec leur gaieté ordinaire et de me demander comment je me portais, entrèrent un matin dans mon appartement, les joues baignées de pleurs. Elles vinrent m’embrasser tendrement l’une après l’autre, en me disant : « Adieu, cher prince, adieu ; il faut que nous vous quittions. » Leurs larmes m’attendrirent. Je les suppliai de me dire le sujet de leur affliction et de cette séparation dont elles me parlaient. « Au nom de Dieu, mes belles dames, ajoutai-je, apprenez-moi s’il est en mon pouvoir de vous consoler, ou si mon secours vous est inutile. » Au lieu de me répondre précisément : « Plût à Dieu, dirent-elles, que nous ne vous eussions jamais vu ni connu ! Plusieurs cavaliers, avant vous, nous ont fait l’honneur de nous visiter ; mais pas un n’avait cette grâce, cette douceur, cet enjouement et ce mérite que vous avez. Nous ne savons comment nous pourrons vivre sans vous. » En achevant ces paroles, elles recommencèrent à pleurer amèrement. « Mes aimables dames, repris-je, de grâce, ne me faites pas languir davantage : dites-moi la cause de votre douleur. — Hélas ! répondirent-elles, quel autre sujet serait capable de nous affliger, que la nécessité de nous séparer de vous ? Peut-être ne nous reverrons-nous jamais ! Si pourtant vous le vouliez bien, et si vous aviez assez de pouvoir sur vous pour cela, il ne serait pas impossible de nous rejoindre. — Mesdames, repartis-je, je ne comprends rien à ce que vous dites ; je vous prie de me parler plus clairement. — Eh bien, dit une d’elles, pour vous satisfaire, nous vous dirons que nous sommes toutes princesses, filles de rois. Nous vivons ici ensemble avec l’agrément que vous avez vu ; mais au bout de chaque année, nous sommes obligées de nous absenter pendant quarante jours pour des devoirs indispensables, qu’il ne nous est pas permis de révéler ; après quoi nous revenons dans ce château. L’année est finie d’hier, il faut que nous vous quittions aujourd’hui : c’est ce qui fait le sujet de notre affliction. Avant que de partir, nous vous laisserons les clefs de toutes choses, particulièrement celles des cent portes, où vous trouverez de quoi contenter votre curiosité et adoucir votre solitude pendant notre absence. Mais pour votre bien et pour notre intérêt particulier, nous vous recommandons de vous abstenir d’ouvrir la porte d’or. Si vous l’ouvrez, nous ne vous reverrons jamais, et la crainte que nous en avons augmente notre douleur. Nous espérons que vous profiterez de l’avis que nous vous donnons. Il y va de votre repos et du bonheur de votre vie : prenez-y garde. Si vous cédiez à votre indiscrète curiosité, vous vous feriez un tort considérable. Nous vous conjurons donc de ne pas commettre cette faute, et nous donner la consolation de vous retrouver ici dans quarante jours. Nous emporterions bien la clef de la porte d’or avec nous ; mais ce serait une offense à un prince tel que vous que de douter de sa discrétion et de sa retenue. »

Le discours de ces belles princesses me causa une véritable douleur. Je ne manquai pas de leur témoigner que leur absence me causerait beaucoup de peine, et je les remerciai des bons avis qu’elles me donnaient. Je les assurai que j’en profiterais, et que je ferais des choses encore plus difficiles pour me procurer le bonheur de passer le reste de mes jours avec des dames d’un si rare mérite. Nos adieux furent des plus tendres ; je les embrassai toutes l’une après l’autre : elles partirent ensuite et je restai seul dans le château.

L’agrément de la compagnie, la bonne chère, les concerts, les plaisirs, m’avaient tellement occupé durant l’année, que je n’avais pas eu le temps ni la moindre envie de voir les merveilles qui pouvaient être dans ce palais enchanté. Je n’avais pas même fait attention à mille objets admirables que j’avais tous les jours devant les yeux, tant j’avais été charmé de la beauté des dames et du plaisir de les voir uniquement occupées du soin de me plaire. Je fus sensiblement affligé de leur départ ; et quoique leur absence ne dût être que de quarante jours, il me parut que j’allais passer un siècle sans elles.

Je me promettais bien de ne pas oublier l’avis important qu’elles m’avaient donné, de ne pas ouvrir la porte d’or ; mais comme, à cela près, il m’était permis de satisfaire ma curiosité, je pris la première des clefs des autres portes, qui étaient rangées par ordre.

J’ouvris la première porte, et j’entrai dans un jardin fruitier, auquel je crois que dans l’univers il n’y en a point qui soit comparable. Je ne pense pas même que celui que notre religion nous promet après la mort puisse le surpasser. La symétrie, la propreté, la disposition admirable des arbres, l’abondance et la diversité des fruits de mille espèces inconnues, leur fraîcheur, leur beauté, tout ravissait ma vue. Je ne dois pas négliger, madame, de vous faire remarquer que ce jardin délicieux était arrosé d’une manière fort singulière : des rigoles creusées avec art et proportion portaient de l’eau abondamment à la racine des arbres qui en avaient besoin pour pousser leurs premières feuilles et leurs fleurs ; d’autres en portaient moins à ceux dont les fruits étaient déjà noués ; d’autres encore moins à ceux où ils grossissaient ; d’autres n’en portaient que ce qu’il en fallait précisément à ceux dont le fruit avait acquis une grosseur convenable et n’attendait plus que la maturité ; mais cette grosseur surpassait de beaucoup celle des fruits ordinaires de nos jardins. Les autres rigoles enfin, qui aboutissaient aux arbres dont le fruit était mûr, n’avaient d’humidité que ce qui était nécessaire pour le conserver dans le même état sans le corrompre. Je ne pouvais me lasser d’examiner et d’admirer un si beau lieu ; et je n’en serais jamais sorti, si je n’eusse pas conçu dès lors une plus grande idée des autres choses que je n’avais point vues. J’en sortis l’esprit rempli de ces merveilles ; je fermai la porte, et j’ouvris celle qui suivait.

Au lieu d’un jardin de fruits, j’en trouvai un de fleurs, qui n’était pas moins singulier dans son genre. Il renfermait un parterre spacieux, arrosé non pas avec la même profusion que le précédent, mais avec un plus grand ménagement, pour ne pas fournir plus d’eau que chaque fleur n’en avait besoin. La rose, le jasmin, la violette, le narcisse, l’hyacinthe, l’anémone, la tulipe, la renoncule, l’œillet, le lis et une infinité d’autres plantes qui ne fleurissaient ailleurs qu’en différents temps, se trouvaient là fleuries toutes à la fois ; et rien n’était plus doux que l’air qu’on respirait dans ce jardin.

J’ouvris la troisième porte ; je trouvai une volière très vaste. Elle était pavée de marbre de plusieurs sortes de couleurs, du plus fin, du moins commun. La cage était de sandal et de bois d’aloès ; elle renfermait une infinité de rossignols, de chardonnerets, de serins, d’alouettes, et d’autres oiseaux encore plus harmonieux dont je n’avais jamais entendu parler de ma vie. Les vases où étaient leur grain et leur eau étaient de jaspe ou d’agate la plus précieuse. D’ailleurs, cette volière était d’une grande propreté : à voir son étendue, je jugeais qu’il ne fallait pas moins de cent personnes pour la tenir aussi nette qu’elle était ; personne toutefois n’y paraissait, non plus que dans les jardins où j’avais été, dans lesquels je n’avais pas remarqué une mauvaise herbe, ni la moindre superfluité qui m’eût blessé la vue. Le soleil était déjà couché, et je me retirai charmé du ramage de cette multitude d’oiseaux qui cherchaient alors à se percher dans l’endroit le plus commode pour jouir du repos de la nuit. Je me rendis à mon appartement, résolu d’ouvrir les autres portes les jours suivants, à l’exception de la centième.

Le lendemain, je ne manquai pas d’aller ouvrir la quatrième porte. Si ce que j’avais vu le jour précédent avait été capable de me causer de la surprise, ce que je vis alors me ravit en extase. Je mis le pied dans une grande cour environnée d’un bâtiment d’une architecture merveilleuse, dont je ne vous ferai point la description pour éviter la prolixité. Ce bâtiment avait quarante portes toutes ouvertes, dont chacune donnait entrée dans un trésor, et de ces trésors, il y en avait plusieurs qui valaient mieux que les plus grands royaumes. Le premier contenait des monceaux de perles, et, ce qui passe toute croyance, les plus précieuses, qui étaient grosses comme des œufs de pigeon, surpassaient en nombre les médiocres. Dans le second trésor, il y avait des diamants, des escarboucles et des rubis ; dans le troisième, des émeraudes ; dans le quatrième, de l’or en lingots ; dans le cinquième, de l’or monnayé ; dans le sixième, de l’argent en lingots ; dans les deux suivants, de l’argent monnayé. Les autres contenaient des améthystes, des chrysolithes, des topazes, des opales, des turquoises, des hyacinthes, et toutes les autres pierres fines que nous connaissons, sans parler de l’agate, du jaspe, de la cornaline. Ce même trésor contenait un magasin rempli, non seulement de branches, mais même d’arbres entiers de corail.

Rempli de surprise et d’admiration, je m’écriai, après avoir vu toutes ces richesses : « Non, quand tous les trésors de tous les rois de l’univers seraient assemblés en un même lieu, ils n’approcheraient pas de ceux-ci. Quel est mon bonheur de posséder tous ces biens avec tant d’aimables princesses ! »

Je ne m’arrêterai point, madame, à vous faire le détail de toutes les autres choses rares et précieuses que je vis les jours suivants. Je vous dirai seulement qu’il ne me fallut pas moins de trente-neuf jours pour ouvrir les quatre-vingt-dix-neuf portes et admirer tout ce qui s’offrit à ma vue. Il ne restait plus que la centième porte, dont l’ouverture m’était défendue.

J’étais au quarantième jour depuis le départ des charmantes princesses. Si j’avais pu, ce jour-là, conserver sur moi le pouvoir que je devais avoir, je serais aujourd’hui le plus heureux de tous les hommes, au lieu que j’en suis le plus malheureux. Elles devaient arriver le lendemain, et le plaisir de les revoir devait servir de frein à ma curiosité ; mais, par une faiblesse dont je ne cesserai jamais de me repentir, je succombai à la tentation du démon, qui ne me donna point de repos que e ne me fusse livré moi-même à la peine que j’ai éprouvée.

J’ouvris la porte fatale que j’avais promis de ne pas ouvrir. Je n’eus pas avancé le pied pour entrer, qu’une odeur assez agréable, mais contraire à mon tempérament, me fit tomber évanoui. Néanmoins je revins à moi, et au lieu de profiter de cet avertissement, de refermer la porte et de perdre pour jamais l’envie de satisfaire ma curiosité, j’entrai. Après avoir attendu quelque temps que le grand air eût modéré cette odeur, je n’en fus plus incommodé.

Je trouvai un lieu vaste, bien voûté, et dont le pavé était parsemé de safran. Plusieurs flambeaux d’or massif, avec des bougies allumées qui rendaient l’odeur d’aloès et d’ambre gris, y servaient de lumière, et cette illumination était encore augmentée par des lampes d’or et d’argent, remplies d’une huile composée de diverses sortes d’odeurs. Parmi un assez grand nombre d’objets qui attirèrent mon attention, j’aperçus un cheval noir, le plus beau et le mieux fait qu’on puisse voir au monde. Je m’approchai de lui pour le considérer de près ; je trouvai qu’il avait une selle et une bride d’or massif, d’un ouvrage excellent ; que son auge, d’un côté, était remplie d’orge mondé et de sésame2 , et, de l’autre, d’eau de rose. Je le pris par la bride, et le tirai dehors pour le voir au jour. Je le montai et voulus le faire avancer, mais, comme il ne branlait pas, je le frappai d’une houssine que j’avais ramassée dans son écurie magnifique. A peine eut-il senti le coup, qu’il se mit à hennir avec un bruit horrible ; puis, étendant des ailes dont je ne m’étais point aperçu, il s’éleva dans l’air à perte de vue. Je ne songeai plus qu’à me tenir ferme, et, malgré la frayeur dont j’étais saisi, je ne me tenais point mal. Il reprit ensuite son vol vers la terre, et se posa sur le toit en terrasse d’un château, où, sans me donner le temps de mettre pied à terre, il me secoua si violemment, qu’il me fit tomber en arrière, et du bout de sa queue, il me creva l’œil droit.

Voilà de quelle manière je devins borgne. Je me souvins bien alors de ce que m’avaient prédit les dix jeunes seigneurs. Le cheval reprit son vol et disparut. Je me relevai fort affligé du malheur que j’avais cherché moi-même. Je marchai sur la terrasse, la main sur mon œil, qui me faisait beaucoup de douleur. Je descendis, et me trouvai dans un salon qui me fit connaître par dix sofas disposés en rond, et un autre moins élevé au milieu, que ce château était celui d’où j’avais été enlevé par le roc.

Les dix jeunes seigneurs borgnes n’étaient pas dans le salon. Je les y attendis, et ils arrivèrent peu de temps après le vieillard. Ils ne parurent pas étonnés de me revoir, ni de la perte de mon œil. « Nous sommes bien fâchés, me dirent-ils, de ne pouvoir vous féliciter sur votre retour de la manière que nous le souhaiterions ; mais nous ne sommes pas la cause de votre malheur. — J’aurais tort de vous accuser, leur répondis-je ; je me le suis attiré moi-même, et je m’en impute toute la faute. — Si la consolation des malheureux, reprirent-ils, est d’avoir des semblables, notre exemple peut vous en fournir un sujet. Tout ce qui vous est arrivé nous est arrivé aussi. Nous avons goûté toutes sortes de plaisirs pendant une année entière, et nous aurions continué de jouir du même bonheur, si nous n’eussions pas ouvert la porte d’or pendant l’absence des princesses. Vous n’avez pas été plus sage que nous, et vous avez éprouvé la même punition. Nous voudrions bien vous recevoir parmi nous pour faire la pénitence que nous faisons, et dont nous ne savons pas de combien sera la durée ; mais nous vous avons déjà déclaré les raisons qui nous en empêchent. C’est pourquoi retirez-vous ; allez à la cour de Bagdad ; vous y trouverez celui qui doit décider de votre destinée. »

Ils m’enseignèrent la route que je devais tenir, et je me séparai d’eux. Je me fis raser en chemin la barbe et les sourcils, et pris l’habit de calender. Il y a longtemps que je marche. Enfin, je suis arrivé aujourd’hui dans cette ville à l’entrée de la nuit. J’ai rencontré à la porte ces calenders mes confrères, tous étrangers comme moi. Nous avons été tous trois fort surpris de nous voir borgnes du même œil. Mais nous n’avons pas eu le temps de nous entretenir de cette disgrâce qui nous est commune. Nous n’avons eu, madame, que celui de venir implorer le secours que vous nous avez généreusement accordé.

Le troisième calender ayant achevé de raconter son histoire, Zobéide prit la parole, et s’adressant à lui et à ses confrères : « Allez, leur dit-elle, vous êtes libres tous trois, retirez-vous où il vous plaira. » Mais l’un d’entre eux lui répondit : « Madame, nous vous supplions de nous pardonner notre curiosité, et de nous permettre d’entendre l’histoire de ces seigneurs qui n’ont pas encore parlé. » Alors la dame, se tournant du côté du calife, du vizir et de Mesrour, qu’elle ne connaissait pas pour ce qu’ils étaient, leur dit : « C’est à vous à me raconter votre histoire ; parlez. »

 Le grand vizir Giafar, qui avait toujours porté la parole, répondit encore à Zobéide : « Madame, pour vous obéir, nous n’avons qu’à répéter ce que nous avons déjà dit avant que d’entrer chez vous. Nous sommes, poursuivit-il, des marchands de Moussoul, et nous venons à Bagdad négocier nos marchandises qui sont en magasin dans un khan où nous sommes logés. Nous avons dîné aujourd’hui, avec plusieurs autres personnes de notre profession, chez un marchand de cette ville, lequel, après nous avoir régalés de mets délicats et de vins exquis, a fait venir des danseurs et des danseuses, avec des chanteurs et des joueurs d’instruments. Le grand bruit que nous faisions tous ensemble a attiré le guet, qui a arrêté une partie des gens de l’assemblée. Pour nous, par bonheur, nous nous sommes sauvés ; mais, comme il était déjà tard, et que la porte de notre khan était fermée, nous ne savions où nous retirer. Le hasard a voulu que nous ayons passé par votre rue, et que nous ayons entendu qu’on se réjouissait chez vous : cela nous a déterminés à frapper à votre porte. Voilà, madame, le compte que nous avons à vous rendre pour obéir à vos ordres. » Zobéide, après avoir écouté ce discours, semblait hésiter sur ce qu’elle devait dire. De quoi les calenders s’apercevant, la supplièrent d’avoir pour les trois marchands de Mossoul la même bonté qu’elle avait eue pour eux. « Eh bien ! leur dit-elle, j’y consens. Je veux que vous m’ayez tous la même obligation. Je vous fais grâce ; mais c’est à condition que vous sortirez tous de ce logis présentement et que vous vous retirerez où il vous plaira. » Zobéide ayant donné cet ordre d’un ton qui marquait qu’elle voulait être obéie, le calife, le vizir, Mesrour, les trois calenders et le porteur sortirent sans répliquer ; car la présence des sept esclaves armés les tenait en respect. Lorsqu’ils furent hors de la maison, et que la porte fut fermée, le calife dit aux calenders, sans leur faire connaître qui il était : « Et vous, seigneurs, qui êtes étrangers et nouvellement arrivés en cette ville de quel côté allez-vous présentement qu’il n’est pas jour encore ? — Seigneur, lui répondirent-ils, c’est là ce qui nous embarrasse. — Suivez-nous, reprit le calife, nous allons vous tirer d’embarras. » Après avoir achevé ces paroles, il parla bas au vizir, et lui dit : « Conduisez-les chez vous, et demain matin vous me les amènerez. Je veux faire écrire leurs histoires ; elles méritent bien d’avoir place dans les annales de mon règne. »

Le vizir Giafar emmena avec lui les trois calenders ; le porteur se retira dans sa maison ; et le calife, accompagné de Mesrour, se rendit à son palais. Il se coucha ; mais il ne put fermer l’œil, tant il avait l’esprit agité de toutes les choses extraordinaires qu’il avait vues et entendues. Il était surtout fort en peine de savoir qui était Zobéide, quel sujet elle pouvait avoir de maltraiter les deux chiennes noires, et pourquoi Amine avait le sein meurtri. Le jour parut, qu’il était encore occupé. de ses pensées. Il se leva, et se rendit dans la chambre où il tenait son conseil et donnait audience ; il s’assit sur son trône.

Le grand vizir arriva peu de temps après, et lui rendit ses respects à son ordinaire. « Vizir, lui dit le calife, les affaires que nous aurions à régler présentement ne sont pas fort pressantes ; celle des trois dames et des deux chiennes noires l’est davantage. Je n’aurai pas l’esprit en repos que je ne sois pleinement instruit de tant de choses qui m’ont surpris. Allez, faites venir ces dames, et amenez en même temps les calenders. Partez et souvenez-vous que j’attends impatiemment votre retour. »

Le vizir, qui connaissait l’humeur vive et bouillante de son maître, se hâta de lui obéir. Il arriva chez les dames, et leur exposa d’une manière très honnête l’ordre qu’il avait de les conduire au calife, sans toutefois leur parler de ce qui s’était passé la nuit chez elles. Les dames se couvrirent de leur voile, et partirent avec le vizir, qui prit en passant chez lui les trois calenders, qui avaient eu le temps d’apprendre qu’ils avaient vu le calife et qu’ils lui avaient parlé sans le connaître. Le vizir les mena au palais, et s’acquitta de sa commission avec tant de diligence, que le calife en fut fort satisfait. Ce prince, pour garder la bienséance devant tous les officiers de sa maison qui étaient présents, fit placer les trois dames derrière la portière de la salle qui conduisait à son appartement, et retint près de lui les trois calenders, qui firent assez connaître, par leurs respects, qu’ils n’ignoraient pas devant qui ils avaient l’honneur de paraître.

Lorsque les dames furent placées, le calife se tourna de leur côté et leur dit : « Mesdames, en vous apprenant que je me suis introduit chez vous cette nuit déguisé en marchand, je vais sans doute vous alarmer ; vous craindrez de m’avoir offensé, et vous croirez que je ne vous ai fait venir ici que pour vous donner des marques de mon ressentiment ; mais rassurez-vous : soyez persuadées que j’ai oublié le passé, et que je suis même très content de votre conduite. Je souhaiterais que toutes les dames de Bagdad eussent autant de sagesse que vous m’en avez fait voir. Je me souviendrai toujours de la modération que vous eûtes après l’incivilité que nous avons commise. J’étais alors marchand de Moussoul ; mais je suis à présent Haroun-al-Raschid, le cinquième calife de la glorieuse maison d’Abbas, qui tient la place de notre grand prophète. Je vous ai mandées seulement pour savoir de vous qui vous êtes, et vous demander pour quel sujet l’une de vous, après avoir maltraité les deux chiennes noires, a pleuré avec elles. Je ne suis pas moins curieux d’apprendre pourquoi une autre a le sein tout couvert de cicatrices.

Quoique le calife eût prononcé ces paroles très distinctement, et que les trois dames les eussent entendues, le vizir Giafar, par un air de cérémonie, ne laissa pas de les leur répéter.

Dès que le calife eut rassuré Zobéide par le discours qu’il venait de faire, elle lui donna de cette sorte la satisfaction qu’il lui demandait


Traduit par Antoine Galland (1646-1715).

1. Oiseau fabuleux des Orientaux, dont il est souvent question dans les Contes arabes, et que Buffon a rapporté au condor, d’après Garcilasso, mais mal à propos, car le condor est un oiseau des contrées méridionales de l’Amérique, et qui n’existe point en Arabie.
2. Plante dont la tige ressemble à celle du millet. Le sésame oriental est originaire de l’Inde ; mais de temps immémorial on le cultive dans tout l’Orient. On mange ces semences cuites dans du lait, comme le millet ; on les mange aussi grillées au four ou en galettes pétries avec du beurre ou de l’huile. C’est un aliment fort nourrissant et assez agréable que les enfants surtout recherchent beaucoup. On tire aussi de ces semences, par expression, ou par le moyen de l’eau bouillante, une huile presque aussi bonne que celle de l’olive, dont on se sert pour assaisonner les aliments et brûler dans les lampes.

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- FIN -

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