Le est fier de présenter...

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Ce conte fait ± 15¾ pages (45643 caractères)
Pays ou culture du conte : Arabe.

Recueil : Les mille et une nuits I

[033] Histoire que raconta le Tailleur

Antoine Galland (1646-1715)

Sire, un bourgeois de cette ville me fit l’honneur, il y a deux jours, de m’inviter à un festin qu’il donnait hier matin à ses amis : je me rendis chez lui de très bonne heure, et j’y trouvai environ vingt personnes.

Nous n’attendions plus que le maître de la maison, qui était sorti pour faire quelque affaire, lorsque nous le vîmes arriver, accompagné d’un jeune étranger très proprement habillé, fort bien fait, mais boiteux. Nous nous levâmes tous ; et, pour faire honneur au maître du logis, nous priâmes le jeune homme de s’asseoir avec nous sur le sofa. Il était prêt à le faire, lorsque, apercevant un barbier qui était de notre compagnie, il se retira brusquement en arrière et voulut sortir. Le maître de la maison, surpris de son action, l’arrêta. « Où allez-vous ? lui dit-il. Je vous amène avec moi pour me faire l’honneur d’être d’un festin que je donne à mes amis, et à peine êtes-vous entré que vous voulez sortir. — Seigneur, répondit le jeune homme, au nom de Dieu, je vous supplie de ne pas me retenir et de permettre que je m’en aille. Je ne puis voir sans horreur cet abominable barbier que voilà : quoiqu’il soit né dans un pays où tout le monde est blanc, il ne laisse pas de ressembler à un Éthiopien ; mais il a l’âme encore plus noire et plus horrible que le visage. »

Nous demeurâmes tous fort surpris de ce discours et nous commençâmes à concevoir une très mauvaise opinion du barbier, sans savoir si le jeune étranger avait raison de parler de lui dans ces termes. Nous protestâmes même que nous ne souffririons pas à notre table un homme dont on nous faisait un si horrible portrait. Le maître de la maison pria l’étranger de nous apprendre le sujet qu’il avait de haïr le barbier.

« Seigneurs, nous dit alors le jeune homme, vous saurez que ce maudit barbier est cause que je suis boiteux et qu’il m’est arrivé la plus cruelle affaire qu’on puisse imaginer ; c’est pourquoi j’ai fait serment d’abandonner tous les lieux où il serait, et de ne pas demeurer même dans une ville où il demeurerait : c’est pourquoi je suis sorti de Bagdad, où je le laissai, et que j’ai fait un si long voyage pour venir m’établir en cette ville, au milieu de la Grande Tartarie, comme en un endroit où je me flattais de ne le voir jamais. Cependant, contre mon attente, je le trouve ici : cela m’oblige, seigneurs, à me priver, malgré moi, de l’honneur de me divertir avec vous. Je veux m’éloigner de votre ville dès aujourd’hui, et m’aller cacher, si je puis, dans les lieux où il ne vienne pas s’offrir à ma vue. »

En achevant ces paroles, il voulut nous quitter ; mais le maître du logis le retint encore, le supplia de demeurer avec nous et de nous raconter la cause de l’aversion qu’il avait pour le barbier, qui, pendant tout ce temps-là, avait les yeux baissés et gardait le silence. Nous joignîmes nos prières à celles du maître de la maison, et enfin le jeune homme, cédant à nos instances, s’assit sur le sofa, et, après avoir tourné le dos au barbier, de peur de le voir, nous raconta ainsi son histoire :

Mon père tenait, dans la ville de Bagdad, un rang à pouvoir aspirer aux premières charges ; mais il préféra toujours une vie tranquille à tous les honneurs qu’il pouvait mériter. Il n’eut que moi d’enfant ; et, quand il mourut, j’avais déjà l’esprit formé et j’étais en âge de disposer des grands biens qu’il m’avait laissés. Je ne les dissipai point follement ; j’en fis un usage qui m’attira l’estime de tout le monde.

Je n’avais point encore eu de passion, et, loin d’être sensible à l’amour, j’avouerai, peut-être à ma honte, que j’évitais avec soin le commerce des femmes. Un jour que j’étais dans une rue, je vis venir devant moi une grande troupe de dames ; pour ne pas les rencontrer, j’entrai dans une petite rue devant laquelle je me trouvais, et je m’assis sur un banc, près d’une porte. J’étais vis-à-vis d’une fenêtre où il y avait un vase de très belles fleurs, et j’avais les yeux attachés dessus, lorsque la fenêtre s’ouvrit je vis paraître une jeune dame dont la beauté m’éblouit. Elle jeta d’abord les yeux sur moi ; et, en arrosant le vase de fleurs d’une main plus blanche que l’albâtre, elle me regarda avec un sourire qui m’inspira autant d’amour pour elle que j’avais eu d’aversion jusque-là pour toutes les femmes. Après avoir arrosé ses fleurs et m’avoir lancé un regard plein de charmes qui acheva de me percer le cœur, elle referma sa fenêtre, et me laissa dans un trouble et dans un désordre inconcevables.

J’y serais demeuré bien longtemps, si le bruit que j’entendis dans la rue ne m’eût pas fait retirer en moi-même. Je tournai la tête en me levant, et vis que c’était le premier cadi de la ville, monté sur une mule et accompagné de cinq ou six de ses gens : il mit pied à terre à la porte de la maison dont la jeune femme avait ouvert une fenêtre ; il y entra, ce qui me fit juger qu’il était son père.

Je revins chez moi, dans un état bien différent de celui où j’étais lorsque j’en étais sorti : agité d’une passion d’autant plus violente que je n’en avais jamais senti l’atteinte, je me mis au lit avec une grosse fièvre, qui répandit une grande affliction dans ma maison. Mes parents, qui m’aimaient, alarmés d’une maladie si prompte, accoururent en diligence et m’importunèrent fort pour en apprendre la cause, que je me gardais bien de leur dire. Mon silence leur causa une inquiétude que les médecins ne purent dissiper, parce qu’ils ne connaissaient rien à mon mal, qui ne fit qu’augmenter par leurs remèdes, au lieu de diminuer.

Mes parents commençaient à désespérer de ma vie, lorsqu’une vieille dame de leur connaissance, informée de ma maladie, arriva. Elle me considéra avec beaucoup d’attention ; et, après m’avoir examiné, elle connut, je ne sais par quel hasard, le sujet de ma maladie. Elle les prit en particulier, les pria de la laisser seule avec moi et de faire retirer tous mes gens.

Tout le monde étant sorti de la chambre, elle s’assit au chevet de mon lit : « Mon fils, me dit-elle, vous vous êtes obstiné jusqu’à présent à cacher la cause de votre mal ; mais je n’ai pas besoin que vous me la déclariez : j’ai assez d’expérience pour pénétrer ce secret, et vous ne me désavouerez pas quand je vous aurai dit que c’est l’amour qui vous rend malade. Je puis vous procurer votre guérison, pourvu que vous me fassiez connaître qui est l’heureuse dame qui a su toucher un cœur aussi insensible que le vôtre ; car vous avez la réputation de ne pas aimer. les dames, et je n’ai pas été la dernière à m’en apercevoir ; mais enfin ce que j’avais prévu est arrivé, et je suis ravie de trouver l’occasion d’employer mes talents a vous tirer de peine. »

La vieille dame, m’ayant tenu ce discours, s’arrêta pour entendre ma réponse ; mais, quoiqu’il eût fait sur moi beaucoup d’impression, je n’osais découvrir le fond de mon cœur. Je me tournai seulement du côté de la dame et poussai un profond soupir, sans rien lui dire. « Est-ce la honte, reprit-elle, qui vous empêche de me parler, ou si c’est manque de confiance en moi ? Doutez-vous de l’effet de ma promesse ? Je pourrais vous citer une infinité de jeunes gens de votre connaissance qui ont été dans la même peine que vous, et que j’ai soulagés. »

Enfin, la bonne dame me dit tant d’autres choses encore, que je rompis le silence ; je lui déclarai mon mal ; je lui appris l’endroit où j’avais vu l’objet qui le causait, et lui expliquai toutes les circonstances de mon aventure. « Si vous réussissez, lui dis-je, et que vous me procuriez le bonheur de voir cette beauté charmante et de l’entretenir de la passion dont je brûle pour elle, vous pouvez compter sur ma reconnaissance. — Mon fils, me répondit la vieille dame, je connais la personne dont vous me parlez ; elle est, comme vous l’avez fort bien jugé, fille du premier cadi de cette ville. Je ne suis point étonnée que vous l’aimiez : c’est la plus belle et la plus aimable dame de Bagdad ; mais, ce qui me chagrine, c’est qu’elle est très fière et d’un très difficile accès. Vous savez combien nos gens de justice sont exacts à faire observer les dures lois qui retiennent les femmes dans une contrainte si gênante ; ils le sont encore davantage à les observer eux-mêmes dans leurs familles, et le cadi que vous avez vu est, lui seul, plus rigide en cela que tous les autres ensemble. Comme ils ne font que prêcher à leurs filles que c’est un grand crime de se montrer aux hommes, elles en sont si fortement prévenues pour la plupart, qu’elles n’ont des yeux dans les rues que pour se conduire, lorsque la nécessité les oblige à sortir. Je ne dis pas absolument que la fille du premier cadi soit de cette humeur ; mais cela n’empêche pas que je ne craigne de trouver d’aussi grands obstacles à vaincre de son côté que de celui du père. Plût à Dieu que vous aimassiez quelque autre dame ! je n’aurais pas tant de difficultés à surmonter que j’en prévois. J’y emploierai néanmoins tout mon savoir-faire ; mais il faudra du temps pour y réussir. Cependant ne laissez pas de prendre courage, et ayez de la confiance en moi. »

La vieille me quitta ; et comme je me représentai vivement tous les obstacles dont elle venait de me parler, la crainte que j’eus qu’elle ne réussît pas dans son entreprise augmenta mon mal. Elle revint le lendemain, et je lus sur son visage qu’elle n’avait rien de favorable à m’annoncer. En effet, elle me dit : « Mon fils, je ne m’étais pas trompée ; j’ai à surmonter autre chose que la vigilance d’un père : vous aimez un objet insensible qui se plaît à faire brûler d’amour pour elle tous ceux qui s’en laissent charmer ; elle ne veut pas leur donner le moindre soulagement. Elle m’a écoutée avec plaisir, tant que je ne lui ai parlé que du mal qu’elle vous fait souffrir ; mais, dès que j’ai seulement ouvert la bouche pour l’engager à vous permettre de la voir et de l’entretenir, elle m’a dit, en me jetant un regard terrible : « Vous êtes bien hardie de me faire cette proposition ; je vous défends de me revoir jamais, si vous voulez me tenir de pareils discours. »

« Que cela ne vous afflige pas, poursuivit la vieille, je ne suis pas aisée à rebuter ; et pourvu que la patience ne vous manque pas, j’espère que je viendrai à bout de mon dessein. »

Pour abréger ma narration, dit le jeune homme, je vous dirai que cette bonne messagère fit encore inutilement plusieurs tentatives en ma faveur auprès de la fière ennemie de mon repos. Le chagrin que j’en eus irrita mon mal à un point, que les médecins m’abandonnèrent absolument. J’étais donc regardé comme un homme qui n’attendait que la mort, lorsque la vieille vint me donner la vie.

Afin que personne ne l’entendît, elle me dit à l’oreille : « Songez au présent que vous avez à me faire pour la bonne nouvelle que je vous apporte. » Ces paroles produisirent un effet merveilleux : je me levai sur mon séant et lui répondis avec transport : « Le présent ne vous manquera pas. Qu’avez-vous à me dire ? — Mon cher Seigneur, reprit-elle, vous n’en mourrez pas, et j’aurai bientôt le plaisir de vous voir en parfaite santé et fort content de moi. Hier, lundi, j’allai chez la dame que vous aimez, et je la trouvai en bonne humeur ; je pris d’abord un visage triste, je poussai de profonds soupirs en abondance et laissai couler quelques larmes. « Ma bonne mère, me dit-elle, qu’avez-vous ? Pourquoi paraissez-vous si affligée ? — Hélas ma chère et honorable dame, lui répondis-je, je viens de chez le jeune seigneur de qui je vous parlais l’autre jour ; c’en est fait, il va perdre la vie pour l’amour de vous : c’est un grand dommage, je vous assure, et il y a bien de la cruauté de votre part.— Je ne sais, répliqua-t-elle, pourquoi vous voulez que je sois cause de sa mort. Comment puis-je y avoir contribué ? — Comment ? lui repartis-je. Eh ! ne vous disais-je pas, l’autre jour, qu’il était assis devant votre fenêtre lorsque vous l’ouvrîtes pour arroser votre vase de fleurs ? Il vit ce prodige de beauté, ces charmes que votre miroir vous représente tous les jours ; depuis ce moment il languit, et son mal s’est tellement augmenté, qu’il est enfin réduit au pitoyable état que j’ai eu l’honneur de vous dire.

« Vous vous souvenez bien, madame, ajoutai-je, avec quelle rigueur vous me traitâtes dernièrement, lorsque je voulus vous parler de sa maladie et vous proposer un moyen de le délivrer du danger où il était : je retournai chez lui après vous avoir quittée ; et il ne connut pas plus tôt, en me voyant, que je ne lui apportais pas une réponse favorable, que son mal redoubla. Depuis ce temps-là, madame, il est prêt à perdre la vie, et je ne sais si vous pourriez la lui sauver, quand vous auriez pitié de lui. »

« Voilà ce que je lui dis, ajouta la vieille. La crainte de votre mort l’ébranla, et je vis son visage changer de couleur. « Ce que vous me racontez, dit-elle, est-il bien vrai, et n’est-il effectivement malade que pour l’amour de moi ? — Ah ! madame, repartis-je, cela n’est que trop véritable. Plût à Dieu que cela fût faux !— Et croyez-vous, reprit-elle, que l’espérance de me voir et de me parler pût contribuer à le tirer du péril où il est ? — Peut-être bien, lui dis-je ; et si vous me l’ordonnez, j’essayerai ce remède. — Eh bien, répliqua-t-elle en soupirant, faites-lui donc espérer qu’il me verra ; mais il ne faut pas qu’il s’attende à d’autres faveurs, à moins qu’il n’aspire à m’épouser, et que mon père ne consente à notre mariage. — Madame ! m’écriai-je, vous avez bien de la bonté : je vais trouver ce jeune seigneur et lui annoncer qu’il aura le plaisir de vous entretenir. — Je ne vois pas un temps plus commode à lui faire cette grâce, dit-elle, que vendredi prochain, pendant que l’on fera la prière de midi. Qu’il observe quand mon père sera sorti pour y aller, et qu’il vienne aussitôt se présenter devant la maison, s’il se porte assez bien pour cela. Je le verrai arriver par ma fenêtre, et je descendrai pour lui ouvrir. Nous nous entretiendrons durant le temps de la prière et il se retirera avant le retour de mon père. »

« Nous sommes au mardi, continua la vieille : vous pouvez, jusqu’à vendredi, reprendre vos forces et vous disposer à cette entrevue. » A mesure que la bonne dame parlait, je sentais diminuer mon mal, ou plutôt je me trouvais guéri à la fin de son discours.

« Prenez, lui dis-je, en lui donnant ma bourse, qui était toute pleine : c’est à vous seule que je dois ma guérison ; je tiens cet argent mieux employé que celui que j’ai donné aux médecins, qui n’ont fait que me tourmenter pendant ma maladie. »

La dame m’ayant quitté, je me sentis assez de force pour me lever. Mes parents, ravis de me voir en si bon état, me firent des compliments et se retirèrent chez eux.

Le vendredi matin, la vieille arriva, dans le temps que je commençais à m’habiller et que je choisissais l’habit le plus propre de ma garde-robe. « Je ne vous- demande pas, me dit-elle, comment vous vous portez : l’occupation où je vous vois me fait assez connaître ce que je dois penser là-dessus ; mais ne vous baignerez-vous pas avant que d’aller chez le premier cadi ? — Cela consumerait trop de temps, lui répondis-je ; je me contenterai de faire venir un barbier et de me faire raser la tête et la barbe. » Aussitôt j’ordonnai à un de mes esclaves d’en chercher un qui fût habile dans sa profession et fort expéditif.

L’esclave m’amena ce malheureux barbier que vous voyez, qui me dit, après m’avoir salué : « Seigneur, il me paraît à votre visage que vous ne vous portez pas bien. » Je lui répondis que je sortais d’une maladie. « Je souhaite, reprit-il, que Dieu vous délivre de toutes sortes de maux, et que sa grâce vous accompagne toujours. — J’espère, lui répliquai-je, qu’il exaucera ce souhait, dont je vous suis fort obligé. — Puisque vous sortez d’une maladie, dit-il, je prie Dieu qu’il vous conserve la santé. Dites-moi présentement de quoi il s’agit ; j’ai apporté mes rasoirs et mes lancettes : souhaitez-vous que je vous rase, ou que je vous tire du sang ? — Je viens de vous dire, repris-je, que je sors de maladie ; et vous devez bien juger que je ne vous ai fait venir que pour me raser ; dépêchez-vous et ne perdons pas le temps à discourir, car je suis pressé, et l’on m’attend à midi précisément. »

Le barbier employa beaucoup de temps à déplier sa trousse et à préparer ses rasoirs : au lieu de mettre de l’eau dans son bassin, il tira de sa trousse un astrolabe fort propre, sortit de ma chambre et alla au milieu de ma cour, d’un pas grave, prendre la hauteur du soleil. Il revint avec la même gravité, et, en rentrant : « Vous serez bien aise, seigneur, me dit-il d’apprendre que nous sommes aujourd’hui au vendredi, dix-huitième de la lune de safar, de l’an 6531, depuis la retraite de notre grand prophète de la Mecque à Médine, et de l’an 73202 de l’époque du grand Iskender aux deux cornes ; et que la conjonction de Mars et de Mercure signifie que vous ne pouvez pas choisir un meilleur temps qu’aujourd’hui, à l’heure qu’il est, pour vous faire raser. Mais, d’un autre côté, cette même conjonction est d’un mauvais présage pour vous : elle m’apprend que vous courez en ce jour un grand danger, non pas véritablement de perdre la vie, mais d’une incommodité qui vous durera le reste de vos jours. Vous devez m’être obligé de l’avis que je vous donne de prendre garde à ce malheur ; je serais fâché qu’il vous arrivât. »

Jugez, seigneurs, du dépit que j’eus d’être tombé entre les mains d’un barbier si babillard et si extravagant ! Quel fâcheux contre-temps pour un amant qui se préparait à un rendez-vous ! J’en fus choqué. « Je me mets peu en peine, lui dis-je en colère, de vos avis et de vos prédictions. Je ne vous ai point appelé pour vous consulter sur l’astrologie ; vous êtes venu ici pour me raser : ainsi rasez-moi, ou vous retirez, que je fasse venir un autre barbier. »

 « Seigneur, me répondit-il avec un flegme à me faire perdre patience, quel sujet avez-vous de vous mettre en colère ? Savez-vous bien que tous les barbiers ne me ressemblent pas, et que vous n’en trouveriez pas un pareil, quand vous le feriez faire exprès ? Vous n’avez demandé qu’un barbier, et vous avez, en ma personne, le meilleur barbier de Bagdad, un médecin expérimenté, un chimiste très profond, un astrologue qui ne se trompe point, un grammairien achevé, un parfait rhétoricien, un logicien subtil, un mathématicien accompli dans la géométrie, dans l’arithmétique, dans l’astronomie et dans tous les raffinements de l’algèbre, un historien qui sait l’histoire de tous les royaumes de l’univers. Outre cela, je possède toutes les parties de la philosophie : j’ai dans ma mémoire toutes nos lois et toutes nos traditions. Je suis poète, architecte : mais que ne suis-je pas ? Il n’y a rien de caché pour moi dans la nature. Feu monsieur votre père, à qui je rends un tribut de mes larmes toutes les fois que je pense à lui, était bien persuadé de mon mérite : il me chérissait, me caressait et ne cessait de me citer, dans toutes les compagnies où il se trouvait, comme le premier homme du monde. Je veux par reconnaissance et par amitié pour lui m’attacher à vous, vous prendre sous ma protection, et vous garantir de tous les malheurs dont les astres pourront vous menacer. »

A ce discours, malgré ma colère, je ne pus m’empêcher de rire. « Aurez-vous donc bientôt achevé, babillard importun ? et voulez-vous commencer à me raser ?

— Seigneur, me répliqua le barbier, vous me faites une injure en m’appelant babillard : tout le monde, au contraire, me donne l’honorable titre de silencieux. J’avais six frères, que vous auriez pu, avec raison, appeler babillards, et, afin que vous les connaissiez, l’aîné se nommait Bacbouc, le second Bakbarah, le troisième Bakbac, le quatrième Alcouz, le cinquième Alnaschar, et le sixième Schacabac. C’étaient des discoureurs importuns ; mais moi, qui suis leur cadet, je suis grave et concis dans mes discours. »

De grâce, seigneurs, mettez-vous à ma place : quel parti pouvais-je prendre en me voyant si cruellement assassiné ? « Donnez-lui trois pièces d’or, dis-je à celui de mes esclaves qui faisait la dépense de ma maison, qu’il s’en aille et me laisse en repos : je ne veux plus me faire raser aujourd’hui. — Seigneur, me dit alors le barbier, qu’entendez-vous, s’il vous plaît, par ce discours ? Ce n’est pas moi qui suis venu vous chercher ; c’est vous qui m’avez fait venir, et, cela étant ainsi, je jure, foi de musulman, que je ne sortirai point de chez vous que je ne vous aie rasé. Si vous ne connaissez pas ce que je vaux, ce n’est pas ma faute. Feu monsieur votre père me rendait plus de justice : toutes les fois qu’il m’envoyait quérir pour lui tirer du sang, il me faisait asseoir auprès de lui, et alors c’était un charme d’entendre les belles choses dont je l’entretenais. Je le tenais dans une admiration continuelle, je l’enlevais, et quand j’avais achevé : « Ah ! s’écriait-il, vous êtes une source inépuisable de science. Personne n’approche de la profondeur de votre savoir ! — Mon cher seigneur, vous me faites plus d’honneur que je ne mérite, lui répondis-je. Si je dis quelque chose de beau, j’en suis redevable à l’audience favorable que vous avez la bonté de me donner : ce sont vos libéralités qui m’inspirèrent toutes ces pensées sublimes qui ont le bonheur de vous plaire. » Un jour qu’il était charmé d’un discours admirable que je venais de lui faire : « Qu’on lui donne, dit-il, cent pièces d’or, et qu’on le revête d’une de mes plus riches robes. » Je reçus ce présent sur-le-champ ; aussitôt, je tirai son horoscope, et je le trouvai le plus heureux du monde. Je poussai même encore plus loin la reconnaissance, car je lui tirai du sang avec les ventouses. »

Le barbier n’en demeura pas là ; il enfila un autre discours, qui dura une grosse demi-heure. Fatigué de l’entendre et chagrin de voir que le temps s’écoulait sans que j’en fusse plus avancé, je ne savais plus que lui dire. « Non, m’écriai-je, il n’est pas possible qu’il y ait au monde un autre homme qui se fasse, comme vous, un plaisir de faire enrager les gens. »

Je crus que je réussirais mieux en prenant le barbier par la douceur. « Au nom de Dieu, lui dis-je, laissez là tous vos discours, et m’expédiez promptement une affaire de la dernière importance m’appelle hors de chez moi, comme je vous l’ai déjà dit. » A ces mots il se mit à rire. « Ce serait une chose bien louable, dit-il, si notre esprit demeurait toujours dans la même situation, si nous étions toujours sages et prudents : je veux croire néanmoins que, si vous vous êtes mis en colère contre moi, c’est votre maladie qui a causé ce changement dans votre humeur ; c’est pourquoi vous avez besoin de quelques instructions, et vous ne pouvez mieux faire que de suivre l’exemple de votre père et de votre aïeul : ils venaient me consulter dans toutes leurs affaires, et je puis dire, sans vanité, qu’ils se louaient fort de mes conseils. Voyez-vous, seigneur, on ne réussit presque jamais dans ce qu’on entreprend, si l’on n’a recours aux avis des personnes éclairées. On ne devient point habile homme, dit le proverbe, qu’on ne prenne conseil d’un habile homme. Je vous suis tout acquis, et vous n’avez qu’à me commander.

— Je ne puis donc gagner sur vous, interrompis-je, que vous abandonniez tous ces longs discours, qui n’aboutissent à rien qu’à me rompre la tête et qu’à m’empêcher de me trouver où j’ai affaire ? Rasez-moi donc, ou retirez-vous. » En disant cela, je me levai de dépit, en frappant du pied contre terre.

Quand il vit que j’étais fâché tout de bon : « Seigneur, me dit-il, ne vous fâchez pas ; nous allons commencer. » Effectivement, il me leva la tête et se mit à me raser ; mais il ne m’eût pas donné quatre coups de rasoir, qu’il s’arrêta pour me dire : « Seigneur, vous êtes prompt ; vous devriez vous abstenir de ces emportements qui ne viennent que du démon. Je mérite d’ailleurs que vous ayez de la considération pour moi, à cause de mon âge, de ma science et de mes vertus éclatantes...

— Continuez de me raser, lui dis-je en l’interrompant encore, et ne parlez plus. — C’est-à-dire, reprit-il, que vous avez quelque affaire qui vous presse ; je vais parier que je ne me trompe pas. — Hé ! il y a deux heures, lui repartis-je, que je vous le dis ; vous devriez déjà m’avoir rasé. — Modérez votre ardeur, répliqua-t-il ; vous n’avez peut-être pas bien pensé à ce que vous allez faire : quand on fait les choses avec précipitation, on s’en repent presque toujours. Je voudrais que vous me disiez quelle est cette affaire qui vous presse si fort, je vous en dirai mon sentiment. Vous avez du temps de reste, puisque l’on ne vous attend qu’à midi, et qu’il ne sera midi que dans trois heures. Je ne m’arrête point à cela, lui dis-je les gens d’honneur et de parole préviennent le temps qu’on leur a donné ; mais je ne m’aperçois pas qu’en m’amusant à raisonner avec vous, je tombe dans les défauts des barbiers babillards : achevez vite de me raser. »

Plus je témoignais d’empressement, et moins il en avait à m’obéir. Il quitta son rasoir pour prendre son astrolabe, puis, laissant son astrolabe, il reprit son rasoir.

Le barbier quitta encore son rasoir, prit une seconde fois son astrolabe, et me laissa à demi rasé, pour aller voir quelle heure il était précisément. Il revint. « Seigneur, me dit-il, je savais bien que je ne me trompais pas ; il y a encore trois heures jusqu’à midi, j’en suis assuré, ou toutes les règles de l’astronomie sont fausses. — Juste ciel ! m’écriai-je, ma patience est à bout ; je n’y puis plus tenir. Maudit barbier de malheur, peu s’en faut que je ne me jette sur toi, et que je ne t’étrangle ! — Doucement, monsieur, me dit-il d’un air froid, sans s’émouvoir de mon emportement, vous ne craignez donc pas de retomber malade ? Ne vous emportez pas, vous allez être servi dans un moment. » En disant ces paroles, il remit son astrolabe dans sa trousse, reprit son rasoir, qu’il repassa sur le cuir qu’il avait attaché à sa ceinture, et recommença de me raser ; mais, en me rasant, il ne put s’empêcher de parler. « Si vous vouliez, seigneur, me dit-il, m’apprendre quelle est cette affaire que vous avez à midi, je vous donnerais quelque conseil dont vous pourriez vous trouver bien. » Pour le contenter, je lui dis que des amis m’attendaient à midi, pour me régaler et se réjouir avec moi du retour de ma santé.

Quand le barbier entendit parler de régal : « Dieu vous bénisse, en ce jour comme en tous les autres ! s’écria-t-il. Vous me faites souvenir que j’invitai hier quatre ou cinq amis à venir manger aujourd’hui chez moi ; je l’avais oublié, et je n’ai encore fait aucun préparatif. Que cela ne vous embarrasse pas, lui dis-je ; quoique j’aille manger dehors, mon garde-manger ne laisse pas d’être toujours bien garni ; je vous fais présent de tout ce qui s’y trouvera : je vous ferai même donner du vin tant que vous en voudrez, car j’en ai d’excellent dans ma cave ; mais il faut que vous acheviez promptement de me raser ; et souvenez-vous qu’au lieu que mon père vous faisait des présents pour vous entendre parler, je vous en fais, moi, pour vous faire taire. »

Il ne se contenta pas de la parole que je lui donnais. « Dieu vous récompensera, s’écria-t-il, de la grâce que vous me faites ; mais montrez-moi tout à l’heure ces provisions, afin que je voie s’il y aura de quoi bien régaler mes amis : je veux qu’ils soient contents de la bonne chère que je leur ferai. — J’ai, lui dis-je, un agneau, six chapons, une douzaine de poulets, et de quoi faire quatre entrées. » Je donnai ordre à un esclave d’apporter tout cela sur-le-champ, avec quatre grandes cruches de vin. « Voilà qui est bien, reprit le barbier ; mais il faudrait des fruits et de quoi assaisonner la viande. » Je lui fis encore donner ce qu’il demandait. Il cessa de me raser, pour examiner chaque chose l’une après l’autre ; et, comme cet examen dura près d’une demi-heure, je pestais, j’enrageais ; mais j’avais beau pester et enrager, le bourreau ne s’en pressait pas davantage. Il reprit pourtant le rasoir et me rasa quelques moments ; puis, s’arrêtant tout à coup : « Je n’aurais jamais cru, seigneur, me dit-il, que vous fussiez si libéral : je commence à connaître que feu votre père revit en vous. Certes, je ne méritais pas les grâces dont vous me comblez, et je vous assure que j’en conserverai une éternelle reconnaissance. Car, seigneur, afin que vous le sachiez, je n’ai rien que ce qui me vient de la générosité des honnêtes gens comme vous : en quoi je ressemble à Zantout, qui frotte le monde au bain ; à Sali, qui vend des pois chiches grillés, par les rues ; à Salouz, qui vend des fèves ; à Akerscha, qui vend des herbes ; à Abou-Mekarès, qui arrose les rues pour abattre la poussière ; et à Cassem, de la garde du calife : tous ces gens-là n’engendrent point de mélancolie ; ils ne sont ni fâcheux ni querelleurs ; plus contents de leur sort que le calife au milieu de toute sa cour, ils sont toujours gais, prêts à chanter et à danser, et ils ont chacun leur chanson et leur danse particulière, dont ils divertissent toute la ville de Bagdad ; mais ce que j’estime le plus en eux, c’est qu’ils ne sont pas grands parleurs, non plus que votre esclave, qui a l’honneur de vous parler. Tenez, seigneur, voici la chanson et la danse de Zantout, qui frotte le monde au bain ; regardez-moi, et voyez si je sais bien l’imiter. »

Le barbier chanta la chanson et dansa la danse de Zantout ; et, quoi que je pusse dire pour l’obliger à finir ses bouffonneries, il ne cessa pas qu’il n’eût contrefait de même tous ceux qu’il avait nommés. Après cela, s’adressant à moi : « Seigneur, me dit-il, je vais faire venir chez moi tous ces honnêtes gens ; si vous m’en croyez, vous serez des nôtres et vous laisserez là vos amis, qui sont peut-être de grands parleurs, qui ne feront que vous étourdir par leurs ennuyeux discours, et vous feront retomber dans une maladie pire que celle dont vous sortez ; au lieu que, chez moi, vous n’aurez que du plaisir. »

Malgré ma colère, je ne pus m’empêcher de rire de ses folies. « Je voudrais, lui dis-je, n’avoir pas affaire, j’accepterais la proposition que vous me faites ; j’irais de bon cœur me réjouir avec vous ; mais je vous prie de m’en dispenser ; je suis trop engagé aujourd’hui ; je serai plus libre un autre jour, et nous ferons cette partie. Achevez de me raser, et hâtez-vous de vous en retourner : vos amis sont déjà peut-être dans votre maison. — Seigneur, reprit-il, ne me refusez pas la grâce que je vous demande. Venez vous réjouir avec la bonne compagnie que je dois avoir. Si vous vous étiez trouvé une fois avec ces gens-là, vous en seriez si content, que vous renonceriez, pour eux, à vos amis. — Ne parlons plus de cela, lui répondis-je ; je ne puis être de votre festin. »

Je ne gagnai rien par la douceur. « Puisque vous ne voulez pas venir chez moi, répliqua le barbier, il faut donc que vous trouviez bon que j’aille avec vous. Je vais porter chez moi ce que vous m’avez donné ; mes amis mangeront, si bon leur semble ; je reviendrai aussitôt. Je ne veux pas commettre l’incivilité de vous laisser seul ; vous méritez bien que j’aie pour vous cette complaisance. — Ciel ! m’écriai-je alors, je ne pourrai donc pas me délivrer aujourd’hui d’un homme si fâcheux ! Au nom du grand Dieu vivant, lui dis-je, finissez vos discours importuns ! Allez trouver vos amis : buvez, mangez, réjouissez-vous, et laissez-moi la liberté d’aller avec les miens. Je veux partir seul, je n’ai pas besoin que personne m’accompagne. Aussi bien il faut que je vous l’avoue ; le lieu où je vais n’est pas un lieu où vous puissiez être reçu ; on n’y veut que moi. — Vous vous moquez, seigneur, repartit-il : si vos amis vous ont convié à un festin, quelle raison peut vous empêcher de me permettre de vous accompagner ? Vous leur ferez plaisir, j’en suis sûr, de leur mener un homme qui a, comme moi, le mot pour rire, et qui sait divertir agréablement une compagnie. Quoi que vous me puissiez dire, la chose est résolue, je vous accompagnerai malgré vous. »

Ces paroles, seigneurs, me jetèrent dans un grand embarras. « Comment me déferai-je de ce maudit barbier ? disais-je en moi-même. Si je m’obstine à le contredire, nous ne finirons point notre contestation. » D’ailleurs, j’entendais qu’on appelait déjà pour la première fois à la prière du midi, et qu’il était temps de partir ; ainsi je pris le parti de ne dire mot et de faire semblant de consentir qu’il vînt avec moi. Alors il acheva de me raser ; et, cela étant fait, je lui dis : « Prenez quelques-uns de mes gens pour emporter avec vous ces provisions, et revenez, je vous attends, je ne partirai pas sans vous. »

Il sortit enfin, et j’achevai promptement de m’habiller. J’entendis appeler à la prière pour la dernière fois : je me hâtai de me mettre en chemin ; mais le malicieux barbier, qui avait jugé de mon intention, s’était contenté d’aller avec mes gens jusqu’à la vue de sa maison, et de les voir entrer chez lui. Il s’était caché à un coin de la rue, pour m’observer et me suivre. En effet, quand je fus arrivé à la porte du cadi, je me retournai et l’aperçus à l’entrée de la rue : j’en eus un chagrin mortel.

La porte du cadi était à demi ouverte ; et, en entrant, je vis la vieille dame qui m’attendait et qui, après avoir fermé la porte, me conduisit à la chambre de la jeune dame dont j’étais amoureux ; mais à peine commençais-je à l’entretenir, que nous entendîmes du bruit dans la rue. La jeune dame mit la tête à la fenêtre et vit, au travers de la jalousie, que c’était le cadi son père qui revenait de la prière. Je regardai aussi en même temps, et j’aperçus le barbier assis vis-à-vis, au même endroit d’où j’avais vu la jeune dame.

J’eus alors deux sujets de crainte : l’arrivée du cadi et la présence du barbier. La jeune dame me rassura sur le premier, en me disant que son père ne montait à sa chambre que très rarement, et que, comme elle avait prévu que ce contretemps pourrait arriver, elle avait songé au moyen de me faire sortir sûrement ; mais l’indiscrétion du malheureux barbier me causait une grande inquiétude ; et vous allez voir que cette inquiétude n’était pas sans fondement.

Dès que le cadi fut rentré chez lui, il donna lui-même la bastonnade à un esclave qui l’avait méritée. L’esclave poussait de grands cris, qu’on entendait de la rue. Le barbier crut que c’était moi qui criais et qu’on maltraitait. Prévenu de cette pensée, il fait des cris épouvantables, déchire ses habits, jette de la poussière sur sa tête, appelle au secours tout le voisinage, qui vient à lui aussitôt. On lui demande ce qu’il a et quel secours on peut lui donner. « Hélas ! s’écrie-t-il, on assassine mon maître, mon cher patron ! » Et, sans rien dire davantage, il court jusque chez moi, en criant toujours de même, et revient, suivi de tous mes domestiques, armés de bâtons. Ils frappent, avec une fureur qui n’est pas concevable, à la porte du cadi, qui envoya un esclave pour voir ce que c’était ; mais, l’esclave, tout effrayé, retourne vers son maître « Seigneur, dit-il, plus de dix mille hommes veulent entrer chez vous par force et commencent à enfoncer la porte. »

Le cadi courut aussitôt lui-même ouvrir la porte et demanda ce qu’on lui voulait. Sa présence vénérable ne put inspirer du respect à mes gens qui lui dirent insolemment : « Maudit cadi, chien de cadi, quel sujet avez-vous d’assassiner notre maître ? Que vous a-t-il fait — Bonnes gens, leur répondit le cadi, pourquoi aurais-je assassiné votre maître, que je ne connais pas, et qui ne m’a point offensé ? Voilà ma maison ouverte entrez, voyez, cherchez. — Vous lui avez donné la bastonnade, dit le barbier ; j’ai entendu ses cris il n’y a qu’un moment. — Mais encore, répliqua le cadi, quelle offense m’a pu faire votre maître pour m’avoir obligé à le maltraiter comme vous le dites ? Est-ce qu’il est dans ma maison ? Et, s’il y est, comment y est-il entré, ou qui peut l’y avoir introduit ? — Vous ne m’en ferez point accroire avec votre grande barbe, méchant cadi, repartit le barbier ; je sais bien ce que je dis. Votre fille aime notre maître et lui a donné rendez-vous dans votre maison pendant la prière de midi : vous en avez sans doute été averti ; vous êtes revenu chez vous, vous l’y avez surpris, et lui avez fait donner la bastonnade par vos esclaves ; mais vous n’aurez pas fait cette méchante action impunément : le calife en sera informé, et en fera bonne et brève justice. Laissez-le sortir et nous le rendez tout à l’heure, sinon nous allons entrer et vous l’arracher, à votre honte. — Il n’est pas besoin de tant parler, reprit le cadi, ni de faire un si grand éclat : si ce que vous dites est vrai, vous n’avez qu’à entrer et le chercher, je vous en donne la permission. » Le cadi n’eut pas achevé ces mots, que le barbier et mes gens se jetèrent dans la maison comme des furieux, et se mirent à me chercher partout.

 Comme j’avais entendu tout ce que le barbier avait dit au cadi, je cherchai un endroit pour me cacher. Je n’en trouvai point d’autre qu’un grand coffre vide, où je me jetai, et que je fermai sur moi. Le barbier, après avoir fureté partout, ne manqua pas devenir dans la chambre où j’étais. Il s’approcha du coffre, l’ouvrit, et, dès qu’il m’eut aperçu, le prit, le chargea sur sa tête et l’emporta ; il descendit d’un escalier assez haut dans une cour qu’il traversa promptement, et enfin il gagna la porte de la rue. Pendant qu’il me portait, le coffre vint à s’ouvrir par malheur, et alors, ne pouvant souffrir la honte d’être exposé aux regards et aux huées de la populace qui nous suivait, je me lançai dans la rue avec tant de précipitation, que je me blessai à la jambe, de manière que je suis demeuré boiteux depuis ce temps-là. Je ne sentis pas d’abord tout mon mal et ne laissai pas de me relever, pour me dérober à la risée du peuple par une prompte fuite. Je lui jetai même des poignées d’or et d’argent, dont ma bourse était pleine ; et, tandis qu’il s’occupait à les ramasser, je m’échappai en enfilant des rues détournées. Mais le maudit barbier, profitant de la ruse dont je m’étais servi pour me débarrasser de la foule, me suivit sans me perdre de vue, en me criant de toute sa force : « Arrêtez seigneur ; pourquoi courez-vous si vite ? Si vous saviez combien j’ai été affligé du mauvais traitement que le cadi vous a fait, à vous qui êtes si généreux et à qui nous avons tant d’obligations, mes amis et moi ! Ne vous l’avais-je pas bien dit, que vous exposiez votre vie par votre obstination à ne vouloir pas que je vous accompagnasse ? Voilà ce qui vous est arrivé par votre faute ; et si, de mon côté, je ne m’étais pas obstiné à vous suivre, pour voir où vous alliez, que seriez-vous devenu ? Où allez-vous donc, seigneur ? Attendez-moi. »

C’est ainsi que le malheureux barbier parlait tout haut dans la rue. Il ne se contentait pas d’avoir causé un si grand scandale dans le quartier du cadi, il voulait encore que toute la ville en eût connaissance. Dans la rage où j’étais, j’avais envie de l’attendre pour l’étrangler ; mais je n’aurais fait par là que rendre ma confusion plus éclatante. Je pris un autre parti : comme je m’aperçus que sa voix me livrait en spectacle à une infinité de gens qui paraissaient aux portes ou aux fenêtres, ou qui s’arrêtaient dans les rues pour me regarder, j’entrai dans un khan dont le concierge m’était connu. Je le trouvai à la porte, où le bruit l’avait attiré. « Au nom de Dieu, lui dis-je, faites-moi la grâce d’empêcher que ce furieux n’entre ici après moi. » Il me le promit et me tint parole ; mais ce ne fut pas sans peine : car l’obstiné barbier voulait entrer malgré lui, et ne se retira qu’après lui avoir dit mille injures ; et, jusqu’à ce qu’il fût rentré dans sa maison, il ne cessa d’exagérer à tous ceux qu’il rencontrait le grand service qu’il prétendait m’avoir rendu.

Voilà comme je me délivrai d’un homme si fatigant. Après cela, le concierge nie pria de lui apprendre mon aventure. Je la lui racontai.Ensuite, je le priai à mon tour de me prêter un appartement jusqu’à ce que je fusse guéri. « Seigneur, me dit-il, ne seriez-vous pas plus commodément chez vous ? Je ne veux point y retourner, lui répondis-je : ce détestable barbier ne manquerait pas de m’y venir trouver ; j’en serais tous les jours obsédé, et je mourrais, à la fin, de chagrin de l’avoir incessamment devant les yeux. D’ailleurs, après ce qui m’est arrivé aujourd’hui, je ne puis me résoudre à demeurer davantage en cette ville. Je prétends aller où ma mauvaise fortune me voudra conduire. Effectivement, dès que je fus guéri, je pris tout l’argent dont je crus avoir besoin pour voyager, et du reste de mon bien je fis une donation à mes parents.

Je partis donc de Bagdad, seigneurs, et je suis venu jusqu’ici. J’avais lieu d’espérer que je ne rencontrerais point ce pernicieux barbier dans un pays si éloigné du mien ; et cependant, je le trouve parmi vous. Ne soyez donc point surpris de l’empressement que j’ai à me retirer. Vous jugez bien de la peine que me doit faire la vue d’un homme qui et cause que je suis boiteux et réduit à la triste nécessité de vivre éloigné de mes parents, de mes amis et de ma patrie.

En achevant ces paroles, le jeune boiteux se leva et sortit. Le maître de la maison le conduisit jusqu’à la porte, en lui témoignant le déplaisir qu’il avait de lui avoir donné, quoique innocemment, un si grand sujet de mortification.

 Quand le jeune homme fut parti, continua le tailleur, nous demeurâmes tous fort étonnés de son histoire. Nous jetâmes les yeux sur le barbier et dîmes qu’il avait tort, si ce que nous venions d’entendre était véritable. « Messieurs, nous répondit-il en levant la tête, qu’il avait toujours tenue baissée jusqu’alors, le silence que j’ai gardé pendant que ce jeune homme vous a entretenus vous doit être un témoignage qu’il ne vous a rien avancé dont je ne demeure d’accord. Mais, quoi qu’il vous ait pu dire, je soutiens que j’ai dû faire ce que j’ai fait je vous en rends juges vous-mêmes. Ne s’était-il pas jeté dans le péril ? et, sans mon secours, en serait-il sorti si heureusement ? Il est bien heureux d’en être quitte pour une jambe incommodée. Ne me suis-je pas exposé à un plus grand danger pour le tirer d’une maison où je m’imaginais qu’on le maltraitait ? A-t-il raison de se plaindre de moi et de me dire des injures si atroces ? Voilà ce que l’on gagne à servir des gens ingrats ! Il m’accuse d’être un babillard ; c’est une pure calomnie : de sept frères que nous étions, je suis celui qui parle le moins et qui a le plus d’esprit en partage. Pour vous en faire convenir, seigneurs, je n’ai qu’à vous conter mon histoire et la leur. Honorez-moi, je vous prie, de votre attention.


Traduit par Antoine Galland (1646-1715).

1. Cette année 653 de l’hégire, époque commune à tous les mahométans, répond à l’an 1255, depuis la naissance de J.-C. On peut conjecturer de là que ces contes ont été composés en arabe vers ce temps.
2. Pour ce qui est de l’an 7320, l’auteur s’est trompé dans cette supposition. L’an 653 de l’hégire et 1255 de J.-C. ne tombe qu’en l’an 1557 de l’ère ou époque des Séleucides, la même que celle d’Alexandre le Grand, qui est ici appelé Iskender aux deux cornes, selon l’expression des Arabes.

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- FIN -

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