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Ce conte fait ± 8½ pages (25418 caractères)
Pays ou culture du conte : Arabe.

Recueil : Les mille et une nuits I

[039] Histoire du cinquième Frère du Barbier

Antoine Galland (1646-1715)

J’aurai donc l’honneur de vous dire que mon cinquième frère se nommait Alnaschar.

Alnaschar, tant que vécut notre père, fut très paresseux. Au lieu de travailler pour gagner sa vie, il n’avait pas honte de la demander le soir, et de vivre, le lendemain, de ce qu’il avait reçu. Notre père mourut, accablé de vieillesse, et nous laissa pour tout bien sept cents dragmes d’argent. Nous partageâmes également ; de sorte que chacun en eut cent pour sa part. Alnaschar, qui n’avait jamais possédé tant d’argent à la fois, se trouva fort embarrassé sur l’usage qu’il en ferait. Il se consulta longtemps lui-même là-dessus, et il se détermina enfin à les employer en verres, en bouteilles et autres pièces de verrerie, qu’il alla chercher chez un gros marchand. Il mit le tout dans un panier à jour, et choisit une fort petite boutique, où il s’assit, le panier devant lui, et le dos appuyé contre le mur, en attendant qu’on vint acheter sa marchandise. Dans cette attitude, les yeux attachés sur son panier, il se mit à rêver, et dans sa rêverie il prononça les paroles suivantes, assez haut pour être entendu d’un tailleur qu’il avait pour voisin : « Ce panier, dit-il, me coûte cent dragmes, et c’est tout ce que j’ai au monde. J’en ferai bien deux cents dragmes en le vendant en détail, et de ces deux cents dragmes, que j’emploierai encore en verrerie, j’en ferai quatre cents. Ainsi j’amasserai, par la suite du temps, quatre mille dragmes. De quatre mille dragmes, j’irai aisément jusqu’à huit. Quand j’en aurai dix mille, je laisserai aussitôt la verrerie pour me faire joaillier. Je ferai commerce de diamants, de perles et de toutes sortes de pierreries. Possédant alors des richesses à souhait, j’achèterai une belle maison, de grandes terres, des esclaves, des eunuques, des chevaux : je ferai bonne chère et du bruit dans le monde. Je ferai venir chez moi tout ce qui se trouvera dans la ville de joueurs d’instruments, de danseurs et de danseuses. Je n’en demeurerai pas là, et j’amasserai, s’il plaît à Dieu, jusqu’à cent mille dragmes. Lorsque je me verrai riche de cent mille dragmes, je m’estimerai autant qu’un prince, et j’enverrai demander en mariage la fille du grand vizir, en faisant représenter à ce ministre que j’aurai entendu dire des merveilles de la beauté, de la sagesse, de l’esprit et de toutes les autres qualités de sa fille, et enfin, que je lui donnerai mille pièces d’or pour la première nuit de nos noces. Si le vizir était assez malhonnête pour me refuser sa fille, ce qui ne saurait arriver, j’irais l’enlever à sa barbe, et l’amènerais, malgré lui, chez moi. Dès que j’aurai épousé la fille du grand vizir, je lui achèterai dix eunuques noirs, des plus jeunes et des mieux faits. Je m’habillerai comme un prince, et, monté sur un beau cheval, qui aura une selle de fin or avec une housse d’étoffe d’or relevée de diamants et de perles, je marcherai par la ville, accompagné d’esclaves devant et derrière moi, et me rendrai à l’hôtel du vizir, aux yeux des grands et des petits, qui me feront de profondes révérences. En descendant chez le vizir, au pied de son escalier, je monterai au milieu de mes gens rangés en deux files à droite et à gauche, et le grand vizir, en me recevant comme son gendre, me cédera sa place et se mettra au-dessous de moi pour me faire plus d’honneur. Si cela arrive, comme je l’espère, deux de mes gens auront chacun une bourse de mille pièces d’or, que je leur aurai fait apporter. J’en prendrai une, et, la lui présentant : « Voilà, lui dirai-je, les mille pièces d’or que j’ai promises pour la première nuit de mon mariage. » Et, lui offrant l’autre « Tenez, ajouterai-je, je vous en donne encore autant pour vous marquer que je suis homme de parole et que je donne plus que je ne promets. » Après une action comme celle-là, on ne parlera dans le monde que de ma générosité. Je reviendrai chez moi avec la même pompe. Ma femme m’enverra complimenter de sa part, par quelque officier, sur la visite que j’aurai faite au vizir son père ; j’honorerai l’officier d’une belle robe et le renverrai avec un riche présent. Si elle s’avise de m’en envoyer un, je ne l’accepterai pas et je congédierai le porteur. Je ne permettrai pas qu’elle sorte de son appartement, pour quelque cause que ce soit, que je n’en sois averti, et quand je voudrai bien y entrer, ce sera d’une manière qui lui imprimera du respect pour moi. Enfin, il n’y aura pas de maison mieux réglée que la mienne. Je serai toujours habillé richement. Lorsque je me retirerai avec elle, le soir, je serai assis à la table d’honneur, où j’affecterai un air grave, sans tourner la tête à droite ou à gauche. Je parlerai peu ; et, pendant que ma femme, belle comme la pleine lune, demeurera debout devant moi, avec tous ses atours, je ne ferai pas semblant de la voir. Ses femmes, qui seront autour d’elle, me diront : « Notre cher seigneur et maître, voilà votre épouse, votre humble servante devant vous : elle attend que vous la caressiez, et elle est bien mortifiée de ce que vous ne daignez pas seulement la regarder ; elle est fatiguée d’être si longtemps debout ; dites-lui au moins de s’asseoir. » Je ne répondrai rien à ce discours, ce qui augmentera leur surprise et leur douleur. Elles se jetteront à mes pieds, et, après qu’elles y auront demeuré un temps considérable à me supplier de me laisser fléchir, je lèverai enfin la tête et jetterai sur elle un regard distrait ; puis je me remettrai dans la même attitude. Dans la pensée qu’elles auront que ma femme ne sera pas assez bien ni assez proprement habillée, elles la mèneront dans son cabinet pour la faire changer d’habit, et, moi, cependant, je me lèverai de mon côté, et prendrai un habit plus magnifique que celui d’auparavant. Elles reviendront une seconde fois à la charge ; elles me tiendront le même discours, et je me donnerai le plaisir de ne regarder ma femme qu’après m’être laissé prier et solliciter avec autant d’instances et aussi longtemps que la première fois. Je commencerai, dès le premier jour de mes noces, à lui apprendre de quelle manière je prétends en user avec elle le reste de sa vie.

Après les cérémonies de nos noces, continua Alnaschar, je prendrai de la main d’un de mes gens, qui sera près de moi, une bourse de cinq cents pièces d’or, que je donnerai aux coiffeuses, afin qu’elles me laissent seul avec mon épouse. Quand elles se seront retirées, ma femme se couchera la première. Je me coucherai ensuite auprès d’elle, le dos tourné de son côté, et je passerai la nuit sans lui dire un seul mot. Le lendemain, elle ne manquera pas de se plaindre de mes mépris et de mon orgueil à sa mère, femme du grand vizir, et j’en aurai la joie au cœur. Sa mère viendra me trouver, me baisera les mains avec respect et me dira : « Seigneur (car elle n’osera m’appeler son gendre, de peur de me déplaire en me parlant si familièrement), je vous supplie de ne pas dédaigner de regarder ma fille et de vous approcher d’elle : je vous assure qu’elle ne cherche qu’à vous plaire et qu’elle vous aime de toute son âme. » Mais ma belle-mère aura beau parler, je ne lui répondrai pas une syllabe et je demeurerai ferme dans ma gravité. Alors elle se jettera à mes pieds, me les baisera plusieurs fois et me dira : « Seigneur, serait-il possible que vous soupçonnassiez la sagesse de ma fille ? Je vous assure que je l’ai toujours eue devant les yeux et que vous êtes le premier homme qui l’ait jamais vue en face. Cessez de lui causer une si grande mortification ; faites-lui la grâce de la regarder, de lui parler et de la fortifier dans la bonne intention qu’elle a de vous satisfaire en toute chose. » Tout cela ne me touchera point ; ce que voyant, ma belle mère prendra un verre de vin, et, le mettant à la main de sa fille, mon épouse : « Allez, lui dira-t-elle, présentez-lui vous-même ce verre de vin ; il n’aura peut-être pas la cruauté de le refuser d’une si belle main. » Ma femme viendra avec le verre, demeurera debout et toute tremblante devant moi. Lorsqu’elle verra que je ne tournerai point la vue de son côté et que je persisterai à la dédaigner, elle me dira, les larmes aux yeux : « Mon cœur, ma chère âme, mon aimable seigneur, je vous conjure, par les faveurs dont le ciel vous comble, de me faire la grâce de recevoir ce verre de vin de la main de votre très humble servante. » Je me garderai bien de la regarder encore et de lui répondre. « Mon charmant époux, continuera-t-elle en redoublant ses pleurs et en m’approchant le verre de la bouche, je ne cesserai pas que je n’aie obtenu que vous buviez. » Alors, fatigué de ses prières, je lui lancerai un regard terrible et lui donnerai un bon soufflet sur la joue, en la repoussant du pied si vigoureusement qu’elle ira tomber bien loin au delà du sofa. »

Mon frère était tellement absorbé dans ses visions chimériques, qu’il représenta l’action avec son pied comme si elle eût été réelle, et, par malheur, il en frappa si rudement son panier plein de verrerie, qu’il le jeta du haut de sa boutique dans la rue, de manière que toute la verrerie fut brisée en mille morceaux.

Le tailleur son voisin, qui avait entendu l’extravagance de son discours, fit un grand éclat de rire lorsqu’il vit tomber le panier. « Oh ! que tu es un indigne homme ! dit-il à mon frère. Ne devrais-tu pas mourir de honte de maltraiter ainsi une jeune épouse qui ne t’a donné aucun sujet de te plaindre d’elle ? Il faut que tu sois bien brutal pour mépriser les pleurs et les charmes d’une si aimable personne. Si j’étais à la place du grand vizir ton beau-père, je te ferais donner cent coups de nerf de bœuf et te ferais promener par la ville avec l’éloge que tu mérites. »

Mon frère, à cet accident, si funeste pour lui, rentra en lui-même ; et, voyant que c’était par son orgueil insupportable qu’il lui était arrivé, il se frappa le visage, déchira ses habits et se mit à pleurer, en poussant des cris qui firent bientôt assembler les voisins et arrêter les passants qui allaient à la le de midi. Comme c’était un vendredi, il y allait plus de monde que les autres jours. Les uns eurent pitié d’Alnaschar, et les autres ne firent que rire de son extravagance. Cependant la vanité qu’il s’était mise en tête s’était dissipée avec son bien ; et il pleurait encore son sort amèrement, lorsqu’une dame de considération, montée sur une mule richement caparaçonnée, vint à passer par là. L’état où elle vit mon frère excita sa compassion. Elle demanda qui il était et ce qu’il avait à pleurer. On lui dit seulement que c’était un pauvre homme qui avait employé le peu d’argent qu’il possédait à l’achat d’un panier de verrerie ; que ce panier était tombé, et que toute la verrerie s’était cassée. Aussitôt la dame se tourna du côté d’un eunuque qui l’accompagnait « Donnez-lui, dit-elle, ce que vous avez sur vous. » L’eunuque obéit et mit entre les mains de mon frère une bourse de cinq cents pièces d’or. Alnaschar pensa mourir de joie en la recevant. Il donna mille bénédictions à la dame ; et, après avoir fermé sa boutique, où sa présence n’était plus nécessaire, il s’en alla chez lui.

Il faisait de profondes réflexions sur le grand bonheur qui venait de lui arriver, lorsqu’il entendit frapper à sa porte. Avant que d’ouvrir, il demanda qui frappait ; et ayant reconnu, à la voix, que c’était une femme, il ouvrit. « Mon fils, lui dit-elle, j’ai une grâce à vous demander : voilà le temps de la prière : je voudrais bien me laver pour être en état de la faire. Laissez-moi, s’il vous plaît, entrer chez vous, et me donnez un vase d’eau. » Mon frère envisagea cette femme et vit que c’était une personne déjà fort avancée en âge. Quoiqu’il ne la connût point, il ne laissa pas de lui accorder ce qu’elle demandait. Il lui donna un vase plein d’eau ; ensuite il reprit sa place, et, toujours occupé de sa dernière aventure, il mit son or dans une espèce de bourse longue et étroite, propre à porter à sa ceinture. La vieille, pendant ce temps-là, fit sa prière ; et, lorsqu’elle eut achevé, elle vint trouver mon frère, se prosterna deux fois en frappant la terre de son front, comme si elle eût voulu prier Dieu ; puis, s’étant relevée, elle lui souhaita toute sorte de biens, en le remerciant de son honnêteté. Comme elle était habillée assez pauvrement et qu’elle s’humiliait fort devant lui, il crut qu’elle lui demandait l’aumône et lui présenta deux pièces d’or. La vieille se retira en arrière avec surprise, comme si mon frère lui eût fait une injure. « Grand Dieu ! lui dit-elle, que veut dire ceci ? Serait-il possible, seigneur, que vous me prissiez pour une de ces misérables qui font profession d’entrer hardiment chez les gens pour demander l’aumône ? Reprenez votre argent : je n’en ai pas besoin, Dieu merci ; j’appartiens à une jeune dame de cette ville, qui est pourvue d’une beauté charmante, et qui est avec cela très riche ; elle ne me laisse manquer de rien. »

Mon frère ne fut pas assez fin pour s’apercevoir de l’adresse de la vieille, qui n’avait refusé les deux pièces d’or que pour en attraper davantage. Il lui demanda si elle ne pourrait pas lui procurer l’honneur de voir cette dame : « Très volontiers, lui répondit-elle ; elle sera bien aise de vous épouser et de vous mettre en possession de tous ses biens, en vous faisant maître de sa personne : prenez votre argent et suivez-moi. » Ravi d’avoir trouvé une grosse somme d’argent et presque aussitôt une femme belle et riche, il ferma les yeux à toute autre considération. Il prit les cinq cents pièces d’or et se laissa conduire par la vieille.

Elle marcha devant lui, et il la suivit de loin, jusqu’à la porte d’une grande maison où elle frappa. Il la rejoignit dans le temps qu’une jeune esclave grecque ouvrait. La vieille le fit entrer le premier et passer au travers d’une cour bien pavée, et l’introduisit dans une salle dont l’ameublement le confirma dans la bonne opinion qu’on lui avait fait concevoir de la maîtresse de la maison. Pendant que la vieille alla avertir la jeune dame, il s’assit ; et, comme il avait chaud, il ôta son turban et le mit près de lui. Il vit bientôt entrer la jeune dame, qui le surprit bien plus par sa beauté que par la richesse de son habillement. Il se leva dès qu’il l’aperçut. La dame le pria d’un air gracieux de prendre sa place, en s’asseyant près de lui. Elle lui marqua bien de la joie de le voir, et, après lui avoir dit quelques douceurs : « Nous ne sommes pas ici assez commodément, ajouta-t-elle ; venez, donnez-moi la main. » A ces mots, elle lui présenta la sienne et le mena dans une chambre écartée, où elle s’entretint encore quelque temps avec lui ; puis elle le quitta en lui disant : « Demeurez, je suis à vous dans un moment. » Il attendit ; mais, au lieu de la dame, un grand esclave noir arriva, le sabre à la main, et regardant mon frère d’un œil terrible : « Que fais-tu ici ? » lui dit-il fièrement. Alnaschar, à cet aspect, fut tellement saisi de frayeur, qu’il n’eut pas la force de répondre. L’esclave le dépouilla, lui enleva l’or qu’il portait et lui déchargea plusieurs coups de sabre dans les chairs seulement. Le malheureux en tomba par terre, où il resta sans mouvement, quoiqu’il eût encore l’usage de ses sens. Le noir, le croyant mort, demanda du sel ; l’esclave grecque en apporta plein un grand bassin. Ils en frottèrent les plaies de mon frère, qui eut la présence d’esprit, malgré la douleur cuisante qu’il souffrait, de ne donner aucun signe de vie. Le noir et l’esclave grecque s’étant retirés, la vieille, qui avait fait tomber mon frère dans le piège, vint le prendre par les pieds et le traîna jusqu’à une trappe, qu’elle ouvrit. Elle le jeta dedans, et il se trouva dans un lieu souterrain, avec plusieurs corps de gens qui avaient été assassinés. Il s’en aperçut dès qu’il fut revenu à lui, car la violence de sa chute lui avait ôté le sentiment. Le sel dont ses plaies avaient été frottées lui conserva la vie. Il reprit peu à peu assez de force pour se soutenir ; et, au bout de deux jours, ayant ouvert la trappe durant la nuit et remarqué dans la cour un endroit propre à se cacher, il y demeura jusqu’à la pointe du jour. Alors il vit paraître la détestable vieille, qui ouvrit la porte de la rue et partit pour aller chercher une autre proie. Afin qu’elle le ne vît pas, il ne sortit de ce coupe-gorge que quelques moments après elle, et il vint se réfugier chez moi, où il m’apprit toutes les aventures qui lui étaient arrivées en si peu de temps.

Au bout d’un mois, il fut parfaitement guéri de ses blessures par les remèdes souverains que je lui fis prendre. Il résolut de se venger de la vieille qui l’avait trompé si cruellement. Pour cet effet, il fit une bourse assez grande pour contenir cinq cents pièces d’or ; et, au lieu d’or, il la remplit de morceaux de verre, attacha le sac autour de lui avec sa ceinture, se déguisa en vieille et prit un sabre, qu’il cacha sous sa robe. Un matin, il rencontra la vieille qui se promenait déjà par la ville, en cherchant l’occasion de jouer un mauvais tour à quelqu’un. Il l’aborda, et, contrefaisant la voix d’une femme : « N’auriez-vous pas, lui dit-il, un trébuchet à me prêter ? Je suis une femme de Perse, nouvellement arrivée. J’ai apporté de mon pays cinq cents pièces d’or ; je voudrais bien voir si elles sont de poids. — Bonne femme, lui répondit la vieille, vous ne pouviez mieux vous adresser qu’à moi. Venez ; vous n’avez qu’à me suivre, je vous mènerai chez mon fils, qui est changeur ; il se fera un plaisir de vous les peser lui-même, pour vous en épargner la peine. Ne perdons pas de temps, afin de le trouver avant qu’il aille à sa boutique. » Mon frère la suivit jusqu’à la maison où elle l’avait introduit la première fois, et la porte fut ouverte par l’esclave grecque.

La vieille mena mon frère dans la salle, où elle lui dit d’attendre un moment, qu’elle allait faire venir son fils. Le prétendu fils parut, sous la forme du vilain esclave noir : « Maudite vieille dit-il à mon frère, lève-toi et me suis. » En disant ces mots, il marcha devant, pour le mener au lieu où il voulait le massacrer. Alnaschar se leva, le suivit ; et, tirant son sabre de dessous sa robe, il le lui déchargea sur le cou par derrière, si adroitement qu’il lui abattit la tête. Il la prit aussitôt d’une main, et de l’autre il traîna le cadavre jusqu’au lieu souterrain, où il le jeta avec la tête. L’esclave grecque, accoutumée à ce manège, se fit bientôt voir avec le bassin plein de sel ; mais quand elle vit Alnaschar le sabre à la main, et qui avait quitté le voile dont il s’était couvert le visage, elle laissa tomber le bassin et s’enfuit ; mais mon frère, courant plus fort qu’elle, la joignit et lui fit voler la tête de dessus les épaules. La méchante vieille accourut au bruit, et il se saisit d’elle avant qu’elle eût le temps de lui échapper. « Perfide ! s’écria-t-il, me reconnais-tu ? Hélas ! seigneur, répondit-elle en tremblant, qui êtes-vous ? Je ne me souviens pas de vous avoir jamais vu. —Je suis, dit-il, celui chez qui tu entras, l’autre jour, pour te laver et faire ta prière d’hypocrite t’en souvient-il ? » Alors elle se mit à genoux pour lui demander pardon ; mais il la coupa en quatre pièces.

Il ne restait plus que la dame, qui ne savait rien de ce qui venait de se passer chez elle. Il la chercha, et la trouva dans une chambre, où elle pensa s’évanouir quand elle le vit paraître. Elle lui demanda la vie, et il eut la générosité de la lui accorder. « Madame, lui dit-il, comment pouvez-vous être avec des gens aussi méchants que ceux dont je viens de me venger si justement ? — J’étais, lui répondit-elle, la femme d’un honnête marchand, et la maudite vieille, dont je ne connaissais pas la méchanceté, me venait voir quelquefois. « Madame, me dit-elle un jour, nous avons de belles noces chez nous ; vous y prendriez beaucoup de plaisir, si vous vouliez nous faire l’honneur de vous y trouver. » Je me laissai persuader. Je pris mon plus bel habit avec une bourse de cent pièces d’or. Je la suivis ; elle me mena dans cette maison, où je trouvai ce noir, qui me retint par force, et il y a trois ans que j’y suis, avec bien de la douleur. — De la manière dont ce détestable noir se gouvernait, reprit mon frère, il faut qu’il ait amassé bien des richesses. — Il y en a tant, repartit-elle, que vous serez riche à jamais si vous pouvez les emporter : suivez-moi, et vous le verrez. » Elle conduisit Alnaschar dans une chambre où elle lui fit voir effectivement plusieurs coffres pleins d’or, qu’il considéra avec une admiration dont il ne pouvait revenir. « Allez, dit-elle, et amenez assez de monde pour emporter tout cela. » Mon frère ne se le fit pas dire deux fois ; il sortit, et ne fut dehors qu’autant de temps qu’il lui en fallut pour assembler dix hommes. Il les amena avec lui, et, en arrivant à la maison, il fut fort étonné de trouver la porte ouverte ; mais il le fut bien davantage lorsque étant entré dans la chambre où il avait vu les coffres, il n’en trouva pas un seul. La dame, plus rusée et plus diligente que lui, les avait fait enlever et avait disparu elle-même. Au défaut des coffres, et pour ne pas s’en retourner les mains vides, il fit emporter tout ce qu’il put trouver de meubles dans les chambres et dans les garde-meubles, où il y en avait beaucoup plus qu’il ne lui en fallait pour le dédommager des cinq cents pièces d’or qui lui avaient été volées. Mais, en sortant de la maison, il oublia de fermer la porte. Les voisins, qui avaient reconnu mon frère et vu les porteurs aller et venir, coururent avertir le juge de police de ce déménagement, qui leur avait paru suspect. Alnaschar passa la nuit assez tranquillement ; mais le lendemain matin, comme il sortait du logis, il rencontra à sa porte vingt hommes des gens du juge de police, qui se saisirent de lui. « Venez avec nous, lui dirent-ils ; notre maître veut vous parler. » Mon frère les pria de se donner un moment de patience et leur offrit une somme d’argent, pour qu’ils le laissassent échapper ; mais, au lieu de l’écouter, ils le lièrent et le forcèrent de marcher avec eux. Ils rencontrèrent dans une rue un ancien ami de mon frère, qui les arrêta et s’informa d’eux pour quelle raison ils l’emmenaient ; il leur proposa même une somme considérable, pour le lâcher et rapporter au juge de police qu’ils ne l’avaient pas trouvé ; mais il ne put rien obtenir d’eux, et ils menèrent Alnaschar au juge de police.

Quand les gardes eurent conduit mon frère devant le juge de police, ce magistrat lui dit : « Je vous demande où vous avez pris tous les meubles que vous fîtes porter hier chez vous ? — Seigneur, répondit Alnaschar, je suis prêt à vous dire la vérité ; mais permettez-moi auparavant d’avoir recours à votre clémence et de vous supplier de me donner votre parole qu’il ne me sera rien fait. — Je vous la donne, répliqua le juge. » Alors mon frère lui raconta sans déguisement tout ce qui lui était arrivé et tout ce qu’il avait fait depuis que la vieille était venue faire sa prière chez lui jusqu’à l’instant où il ne trouva plus la jeune dame dans la chambre où il l’avait laissée, après avoir tué le noir, l’esclave grecque et la vieille. A l’égard de ce qu’il avait fait emporter chez lui, il supplia le juge de lui en laisser au moins une partie, pour le récompenser des cinq cents pièces d’or qu’on lui avait volées.

Le juge, sans rien promettre à mon frère, envoya chez lui quelques-uns de ses gens pour enlever tout ce qu’il y avait ; et, lorsqu’on lui eut rapporté qu’il n’y restait plus rien et que tout avait été mis dans son garde-meuble, il commanda aussitôt à mon frère de sortir de la ville et de n’y revenir de sa vie, parce qu’il craignait que, s’il y demeurait, il n’allât se plaindre de son injustice au calife. Cependant Alnaschar obéit à l’ordre sans murmurer et sortit de la ville pour se réfugier dans une autre. En chemin il fut rencontré par des voleurs, qui le dépouillèrent et le mirent nu comme la main. Je n’eus pas plus tôt appris cette fâcheuse nouvelle que je pris un habit et allai le trouver où il était. Après l’avoir consolé le mieux qu’il me fut possible, je le ramenai et le fis entrer secrètement dans la ville, où j’en eus autant de soin que de mes autres frères. 

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- FIN -

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