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À Monsieur Ernest Guillliaud Chacun tourne en réalités, Dans le gracieux village de Collonges, près de Lyon, demeurait, il y a trente-cinq ans, un vieux dessinateur de fabrique, nommé Jean-Baptiste Perroton. Il était veuf, sans enfants, et vivait étroitement de quelques petites rentes, fruit de ses économies, auxquelles s’ajoutait de temps à autre le prix des dessins qu’il faisait encore et envoyait proposer aux fabricants. Depuis plusieurs années il ne sortait plus de son village, et c’était sa gouvernante, Miette Brunat, qui faisait toutes ses commissions. Chaque semaine, le samedi, elle se rendait à Lyon de grand matin, dans la charrette d’une fermière de ses amies. Elle montait à Fourvières, y entendait la messe, déjeunait dans une petite hôtellerie à l’usage des pèlerins, que tenait l’un de ses neveux, puis elle redescendait en ville, faisait la tournée et les emplettes que lui avait indiquées son vieux maître, et rentrait au logis assez à temps pour lui servir les œufs et la soupe au fromage qui formaient son dîner du samedi. Ce frugal repas était assaisonné par les récits de Miette. Chemin faisant, elle avait glané des nouvelles et s’espaçait volontiers sur le compte des fabricants lyonnais, qui avaient les plus grands torts du monde vis-à-vis des dessinateurs, vu qu’ils mettaient sur les métiers bien plus d’étoffes unies que de façonnées. Or, par une jolie matinée de juin, alors que l’aurore commençait à teindre de rose le sommet du mont Cindre, la fermière Claudine, ayant fini de remplir de légumes et de paniers d’œufs la petite charrette attelée d’un âne vigoureux et bien enharnaché qui devait la porter à Lyon, appela son fils Irénée, et lui dit : « Va donc voir si Miette ne vient pas. Elle est en retard, et je vais être obligée de partir sans elle. » Irénée obéit, et revint bientôt dire à sa mère que Miette arrivait, un grand panier au bras, et qu’il lui avait crié de se hâter. Bientôt elle entra dans la cour de la ferme. C’était une petite femme vive, alerte et proprette, vêtue d’un casaquin grenat, d’un cotillon vert, et coiffée d’un bonnet fort blanc. Le garde champêtre de Collonges, qui l’avait connue dans sa jeunesse, disait qu’elle avait été jolie comme un cœur ; mais une vie rude et laborieuse et l’effort de cinquante hivers avaient si bien effacé cette beauté, que toute la jeunesse de Collonges était persuadée que le garde champêtre radotait. Un fin observateur eût pourtant deviné qu’elle avait été bien jolie, et cela rien qu’en regardant la façon aisée dont elle abordait les personnes de tout rang à qui elle avait affaire ; il y avait là un indice des sourires, de la bienveillance universelle qui jadis accueillaient la petite Miette, et rien qu’au soin avec lequel ses humbles vêtements étaient ajustés, on voyait qu’autrefois elle s’était parée volontiers. Mais, pauvre et orpheline à dix-huit ans, elle avait dû pourvoir par son travail à l’entretien de son petit frère, et le printemps pour elle avait été bien court. « Arrivez donc, Miette, dit Claudine. Vous êtes en retard. Il faudra faire trotter Martin-Gris. Ça va bien ?... Votre monsieur n’est pas malade ? Tout en parlant, elle avait pris place à côté de Claudine sur la banquette de son rustique équipage, et Martin-Gris trottinait de bonne grâce, stimulé par les claquements de la langue de la Claudine, sur cette jolie route qui côtoie la Saône aux verdoyants rivages. « Quelle commission vous a-t-il donc donnée, Miette ? Et tirant d’un carton, placé dans son panier, une feuille de vélin soigneusement enveloppée de papier fort, Miette montra un beau dessin colorié à Claudine. C’était un semis de fleurs diverses effeuillées et entremêlées d’un sombre feuillage et sur lequel se détachaient des branches de lis d’un éclat charmant. Rien n’eût été plus beau pour une étoffe d’ameublement. Claudine s’extasia et dit : « Quoi ! il a fait cela sans lunettes et tout seul, ce bon M. Perroton ! On arrivait à Lyon, et le bruit que faisaient les roues de la carriole sur cet aimable pavé composé des cailloux les plus pointus que l’on peut trouver en Saône, et qui est usité à Lyon depuis que l’on y pave les rues, ce bruit strident, accompagné de cahots, interrompit la conversation. Bientôt les deux amies se séparèrent. Claudine alla s’installer au marché de la place Henri IV, Miette se rendit à Fourvières et de là en ville. M. Didier-Petit la reçut avec bonté comme toujours, et lui offrit vingt francs du dessin. « Vingt francs ! s’écria Miette, et Monsieur y a travaillé trois semaines... À son âge... Ah ! monsieur Didier, vous n’y pensez point. – Mon maître ne reçoit point l’aumône, Monsieur, dit fièrement Miette : gardez vos vingt francs, puisqu’il en est ainsi, et rendez-moi ce dessin. » M. Didier-Petit, qui était bon et généreux, insista en vain et offrit trente francs du dessin. Miette, piquée au vif, s’entêta et partit. À peine arrivée dans la rue, elle se repentit ; mais il était trop tard. Elle porta le dessin chez d’autres fabricants, qui tous le refusèrent, et comme le héron de la fable, la pauvre fille finit par le céder pour quinze francs à un marchand de papiers peints. Chez Biétrix, les produits chimiques lui furent comptés neuf francs cinquante centimes, et la petite somme qui lui restait suffit à peine à solder les quelques emplettes qu’elle avait à faire chez Casati, le célèbre chocolatier, et le non moins illustre charcutier Chatal. Fort ennuyée, lasse, et n’ayant plus qu’une pièce de cinq sous en poche, comme le Juif errant, avec cette différence que les cinq sous du Juif se reproduisaient indéfiniment, Miette se dit : Pourtant il faut que je porte à Blandine ses nigelles de Damas. La pauvre petite les attend, et elle ne pourra venir demain. Miette se rendit rue Ferrandière, rue étroite, sombre et malpropre, et, mesurant de l’œil, en soupirant, la plus haute maison de la rue, elle se mit en devoir de gravir les cent dix-sept marches de pierre qui conduisaient à la mansarde de Blandine. En ce temps-là il y avait encore à Lyon beaucoup de ces maisons bâties en pierres noires, dont les appartements assez vastes, carrelés, garnis de boiseries sombres et pourvus d’un nombre considérable d’armoires, d’alcôves et de cabinets noirs, ne le cédaient en tristesse qu’à l’aspect de l’escalier, où de larges baies, sans vitrage, laissaient pénétrer le jour de soupirail descendant du haut des puits à air honorés du nom de cours. Le portier, généralement logé au cinquième, en descendait aux cris du facteur, et suffisamment fatigué par ce service, laissait aux vents et aux averses le soin de nettoyer l’escalier. Aussi, quand il faisait beau pendant quelques jours, l’état des marches inférieures défiait-il toute description. À mesure que Miette montait, elle commençait à voir plus clair, et, arrivée au dernier palier, elle sonna à une petite porte sur laquelle étaient tracés ces mots : « Mlle Blandine Morin, fleuriste. » Blandine vint ouvrir. Elle avait été bien malade, et son teint pâle et ses grands yeux noirs cernés de bistre eussent fait peine à voir, si le joli sourire de ses lèvres vermeilles n’eût attesté qu’elle se sentait guérir. Elle embrassa Miette, la fit asseoir, et appela sa mère. La bonne femme s’empressa de quitter son savonnage, et vint recevoir Miette. Après les premiers compliments, Miette ouvrit son panier et remit à Blandine ce que son parrain, M. Perroton, lui envoyait : c’était un petit panier de fraises, douze œufs frais, précieusement enfermés dans une boîte de botanique, un bouquet de nigelles de Damas qui devaient servir de modèles à la jeune fleuriste. Blandine les admira et demanda des nouvelles de son parrain. Miette lui conta ses peines, et lui parla du pavot bleu. Blandine et sa mère l’engagèrent à ne pas contrarier les fantaisies de M. Perroton. « Il y renoncera de lui-même, dirent-elles, et après tout ce n’est pas grand’chose. Elle embrassa la mère et la fille et se hâta d’aller rejoindre la Claudine, qui avait vendu toutes ses provisions et attelait son âne pour retourner à Collonges. En rentrant au logis, Miette se demandait comment elle s’y prendrait pour annoncer à M. Perroton qu’elle n’avait vendu son dessin que quinze francs. Mais il ne lui demanda qu’une chose : « Avez-vous été chez Biétrix ? » Sur sa réponse affirmative, il demanda ses drogues, les considéra, les pila, les mêla et en fit sept petits paquets ; puis il en vida un dans un litre d’eau et se mit à secouer la bouteille, afin de bien mêler et amalgamer son contenu. « Mlle Blandine va beaucoup mieux, dit Miette. Elle vous remercie bien, Monsieur, et elle viendra samedi prochain. Elle obéit, et, se levant péniblement, le vieillard alla s’accouder à sa fenêtre pour surveiller l’opération. Quand ce fut fait, il consentit à se mettre à table, et tout le temps que dura son dîner il ne fit que parler du Pavot bleu. Miette haussait les épaules en lui répondant du fond de sa cuisine : « C’est possible, Monsieur. Nous verrons bien... Ah ! quant à étonner les gens, ça les étonnerait, pour sûr... », et autres répliques plus ou moins ingénieuses. « Demain, reprenait M. Perroton, demain je vous ferai arroser les pavots, et après-demain encore, et cela pendant sept jours, et la semaine prochaine nous verrons commencer à s’épanouir la merveilleuse fleur. Et si par malheur, Miette, mes pavots ne deviennent pas bleus et qu’ils meurent, vous ne me gronderez pas comme pour les rosiers. Ces pavots n’ont aucune valeur, ils se sont semés d’eux-mêmes, Miette, vous le savez bien. Le lendemain et les jours suivants se passèrent fort paisiblement. Chaque matin, Miette arrosait le petit massif de pavots placé au milieu du jardinet de M. Perroton, et, plusieurs fois par jour, le dessinateur, penché à sa fenêtre et muni d’une lorgnette, considérait ses pavots et se désolait de voir leurs boutons ne grossir que bien lentement. Selon toute apparence, ils ne devaient s’épanouir que vers la Saint-Jean. Le samedi 18 juin, Miette trouva le placement d’un dessin de chasuble, qu’elle vendit deux louis, tant il était beau, et, toute joyeuse, elle amena Blandine à Collonges. La jeune fille était contente de revoir les bords de la Saône. Martin-Gris sentant l’écurie, trottait comme un cheval de carrosse. Claudine chantait, et Miette, entendant les deux louis tinter dans sa poche, se réjouissait d’avance du plaisir qu’aurait son vieux maître à les recevoir. Il fut, en effet, bien content, et accueillit Blandine avec une amitié toute cordiale. « Tu as donc été malade, fillette ? lui dit-il. « Pauvres enfants ! Oh ! maudite révolution ! dit le vieillard. Autrefois n’étaient soldats que ceux qui en avaient le goût, et Dieu sait si on se battait bien !... Aie bon courage, ma fille, ton promis reviendra. Où est-il ? Blandine descendit, examina tous les boutons. Pas un ne montrait autre chose que son enveloppe d’un vert légèrement azuré. Elle revint le dire au vieillard. « Ce sera pour la Saint-Jean », fit-il en soupirant. Aussitôt après dîner, Blandine prit un râteau, mit de vieux gants, et s’en alla nettoyer le petit jardin de son parrain, ce que Miette n’avait pas eu le temps de faire cette semaine-là. Elle éplucha les rosiers, arracha les mauvaises herbes et arrosa les lis qui commençaient à fleurir. Le bonhomme Perroton la regardait avec plaisir, et de temps à autre lui donnait un conseil. « Relève un peu cette clématite, ma fille. Rattache le chèvrefeuille. Tu verras ce soir comme il sent bon après le coucher du soleil. Coupe la tige de cette digitale, elle a fini de fleurir ; je n’ai que faire de ses graines, et les rejetons s’en développeront mieux... Bien... ; mais ne te fatigue pas trop, ma petite, il fait bien chaud. – Oh ! non, parrain. Si vous saviez avec quel plaisir je respire l’air des champs, et comme je suis heureuse de toucher des fleurs vivantes, de vraies fleurs ! » Le lundi matin, il plut dès le point du jour, et vers sept heures, Miette, étant allée voir si Blandine était éveillée, la trouva ayant rangé ses outils de fleuriste sur une table et travaillant déjà. « Vous avez apporté de l’ouvrage ? dit-elle : ce n’est pas de jeu ici : vous devriez vous reposer. Elle courut bien vite vers la chambre de M. Perroton, qu’elle trouva encore couché et qui paraissait fort souffrant. « J’ai grand mal à la tête, dit-il : je n’ai presque pas dormi. Faites-moi une infusion, ma bonne, et puis vous enverrez chercher le docteur. » Miette se hâta de préparer un bol de tisane des quatre fleurs, où elle ajouta un peu de chartreuse verte, et, tout alarmée, pria le voisin Pothin d’aller prévenir le médecin. Le docteur Doucet sortait justement de chez lui. Il accourut, examina le malade et lui prescrivit le repos, la diète, force tisanes et des pilules fort compliquées, ajoutant qu’en trois jours il serait guéri. Blandine s’installa près de lui et s’offrit à lui lire la gazette. Par bonheur, ce jour-là la gazette était si ennuyeuse, que le malade s’endormit bientôt. Au réveil, il était fort bien ; mais les pilules étant faites, Miette exigea qu’il les prît. Elles lui donnèrent une indisposition qui le retint à la chambre jusqu’au mardi soir. Il eut un peu de fièvre, et, pendant la nuit du mardi au mercredi, rêva tout haut du pavot bleu. « Ah ! disait-il en dormant, s’il ne fleurit pas, j’en mourrai de chagrin. » Miette, qui le veillait, se mit à pleurer en entendant ces paroles de mauvais augure. Hélas ! se dit-elle, les pavots sont fleuris, tout rouges, roses, violets ou blancs : pas un bleu. Quel chagrin va-t-il avoir, ce pauvre monsieur ! Et dire que c’est sa fête demain !... Il est capable de faire comme il le dit, de se laisser mourir. La bonne créature ne pouvait supporter cette idée. Vers l’aube, le vieillard s’endormit, et Miette, fatiguée d’être restée immobile toute la nuit, se leva, sortit en marchant sur la pointe des pieds, et erra sans bruit dans la maison. La porte de Blandine était restée grande ouverte. Miette s’avança sur le seuil et regarda. Blandine dormait profondément, son bras mince et blanc plié autour de sa tête, et ses longs cheveux, à demi échappés de son bonnet dénoué, ruisselaient brillants sur l’oreiller, mêlés aux perles bleues du chapelet qu’elle tenait encore. Elle était bien jolie ainsi ; mais les yeux de Miette s’étaient fixés ailleurs que sur le visage de la belle endormie. Près d’elle et posé sur une petite table, parmi d’autres fleurs, elle voyait un pavot bleu si bien fait, si naturel, qu’il faisait illusion. Une idée extravagante vint à Miette, et elle forma un projet qui ne l’était pas moins. En attendant de le réaliser, elle s’en alla tout doucement allumer son petit fourneau, ouvrir la porte du poulailler, qu’elle fermait chaque soir de peur des fouines, et prépara le déjeuner. Blandine ne tarda pas à se lever, et lorsque le bonhomme Perroton s’éveilla, il dit qu’il se sentait bon appétit et prendrait bien une tasse de chocolat. Tandis que Miette la préparait, Blandine vint tenir compagnie à son parrain. « Les pavots sont-ils fleuris ? demanda-t-il. C’était un petit miroir ovale, accroché au mur. Il le prit des mains de Blandine, l’éleva, l’inclina, et, trouvant enfin le point juste, vit le jardin s’y refléter. « Ah ! s’écria-t-il, il y est !... Blandine crut qu’il divaguait et ne bougea pas. « Mais regarde donc, ma fille, mets-toi à la fenêtre. » Elle y alla, et, muette de surprise, joignit les mains et fut elle-même dupe un instant. La bonne Miette avait décapité un pavot et planté sur sa tige le pavot bleu fabriqué par Blandine, et cela si adroitement que rien plus. Blandine, sous prétexte d’aller voir le pavot de plus près, courut à la cuisine et gronda Miette. « Qu’avez-vous fait ?... C’est manquer de respect à mon parrain que de le tromper ainsi. Pourquoi m’avoir pris cette fleur ? Miette, c’est très mal. Et d’une voix un peu cassée, mais fort juste, la bonne Miette fredonna ce naïf couplet sur l’air classique : « Ah ! vous dirai-je, maman... » Pour fêter saint Jean-Baptiste, « D’abord, dit Blandine, ma fleur est en soie et non pas en batiste. En la plantant là-bas, vous décomplétez mes bouquets ; d’ici à midi j’aurai à peine le temps de les monter et de refaire un autre pavot. Vous me mettez dans l’embarras, Miette. On sonnait à la porte. C’était le docteur. « Le malade va-t-il mieux ? demanda-t-il. Il monta. Miette et Blandine n’osèrent le suivre, et, en entrant dans la chambre, il fit une exclamation de surprise : M. Perroton était levé, en robe de chambre, coiffé d’un pyramidal bonnet de coton, sa lorgnette à la main et regardant par la fenêtre. « Eh bien, eh bien, quel gaillard ! Quoi, avant d’avoir déjeuné vous voilà sur pied... Mais c’est imprudent ! Et le bon docteur, fort leste malgré ses soixante ans, descendit, répondit d’un seul mot aux révérences de Miette, et, détachant son vieux cheval qui, en l’attendant, broutait une branche de la vigne treillagée sur la maison, se mit en selle et partit au petit trot. Il avait affaire à Saint-Cyr, au mont d’Or ; la course était longue, et Coco commençait à trouver la montée bien raide. « Tu es las, mon pauvre vieux, lui dit le docteur ; tu as bien fait tes dix lieues hier. Je vais te soulager, patience. » Il mit pied à terre et marcha, suivi par Coco. Le docteur était encore excellent piéton, et, bien que depuis quarante ans il parcourût cette contrée, il prenait toujours plaisir à regarder le paysage. Les haies pleines d’églantiers et de sureaux en fleur, les champs fertiles parsemés de jolies maisons de campagne et de riants villages lui rappelaient bien des souvenirs ; chaque passant qu’il rencontrait le saluait par son nom, et lui disait quelques mots respectueux et bienveillants. À cette heure matinale il n’avait encore croisé sur le chemin que des paysans allant à leurs travaux, ou des écoliers retardataires se rendant en classe le plus lentement possible, lorsqu’au détour de la route il aperçut tout à coup un groupe d’élégants cavaliers. C’étaient deux jeunes mariés qu’il connaissait bien, le vicomte et la vicomtesse de Vertrieux, qui habitaient depuis trois mois un des plus jolis châteaux des environs de Saint-Cyr. Ils saluèrent affectueusement le docteur, qui avait guéri leur mère, l’année précédente, d’une grave maladie. Tous deux étaient jeunes, beaux et de belle humeur, et la vicomtesse, serrée dans son habit de cheval bleu de roi, et coiffée d’un petit chapeau aux bords cambrés, était bien la plus charmante amazone de tout le Lyonnais. « Votre Coco est-il déferré, docteur ? dit le vicomte. Voulez-vous le cheval de mon domestique ? Geoffroy conduirait le vôtre chez le maréchal. Et ils se séparèrent. « Que peut-il y avoir dans ce jardin ? c’est bien ce M. Perroton qui a trouvé moyen de bleuir les hortensias, n’est-ce pas, Albert ? La vicomtesse modéra l’allure de son beau cheval noir, mais ce fut à regret, tant elle désirait voir la merveille annoncée. Enfin ils aperçurent la maison jaune, la treille, et, s’approchant du mur couronné de clématites et de jasmins, la vicomtesse regarda dans le petit jardin et fit un cri d’étonnement. « Un pavot bleu ! ah ! que c’est joli ! » Ils ne pouvaient en croire leurs yeux. « Je veux le voir de près, s’écria la jeune dame. Tenez mon cheval, Geoffroy. » Elle sauta légèrement à terre, sans attendre qu’on lui offrît la main, et, relevant sa longue jupe, courut sonner à la porte de la maison. Miette vint ouvrir, tout effarée. « Ma bonne, dit Mme de Vertrieux, je voudrais parler à M. Perroton. Charmée par l’air gracieux de la jeune dame, Miette monta bien vite, et M. de Vertrieux dit à sa femme : « Vous allez déranger ce bonhomme, Madame ; ne vaudrait-il pas mieux que j’y allasse seul ? M. Perroton, qui était la politesse même, se confondit en saluts, offrit ses deux fauteuils à ses hôtes, et allait leur demander à quoi il devait l’honneur de leur visite, lorsque la jeune dame s’en expliqua tout franchement, et avec une telle grâce, que le bonhomme, loin de faire le mi-clos et le renchéri, lui promit des graines, sitôt mûres, et, ouvrant la fenêtre, lui fit admirer le pavot bleu. « Mais, Monsieur, s’écria le vicomte, vous êtes mille fois trop bon. Ces graines auront une grande valeur, et je veux vous offrir... Il se mit à tousser, et le vicomte, craignant de l’avoir fatigué, prit congé en le remerciant et emmena la jeune dame. En redescendant, elle pria Miette de la laisser entrer au jardin, et lui glissa une pièce de cinq francs dans la main. Miette voulut la refuser, mais, légère comme un oiseau, la vicomtesse était déjà au jardin. Le pavot était si parfaitement imité, si bien implanté sur la tige, qu’elle n’eut pas le moindre soupçon. « Quel plaisir j’aurai à posséder l’année prochaine une si belle fleur ! » dit-elle. Son mari l’appelait ; elle partit, et en disant un mot d’adieu à Miette, elle ajouta : « M. Perroton m’a promis des graines ; le jour où vous me les apporterez, ma bonne, je vous donnerai deux louis. » La probité de Miette se révolta, et elle s’écria : « Des graines ?... ah ! n’y comptez pas, Madame. Vous n’en aurez point. Et, posant son petit pied sur les mains croisées de Geoffroy, elle s’élança en selle et partit au galop. Blandine avait tout entendu de sa chambre. Elle descendit consternée et dit à Miette : « Vous voyez où cela conduit, un petit mensonge. Cette belle dame, si causeuse, ébruitera la prétendue merveille ; tous les curieux du pays vont accourir, et l’on croira que nous avons voulu tromper les gens ou nous moquer de mon parrain... Que faire ? Blandine alla mettre sa robe des dimanches, son chapeau de paille garni de rubans blancs, et, posant dans un petit panier le second pavot bleu qu’elle venait de finir, elle s’achemina vers la Pélonnière. En sonnant à la grille, son cœur battait bien fort. Elle allait, après tout, faire une commission bien désagréable. Le domestique, en lui ouvrant, lui dit qu’on était à table. « J’attendrai, dit Blandine : je voudrais parler à Mme de Vertrieux. Il lui offrit une chaise avec la politesse d’un valet de bonne maison, et rentra au logis. Blandine prit patience en regardant les fleurs et la rivière. Son attente ne fut pas longue. Aussitôt avertie, la jeune dame s’était excusée près de la maîtresse de la maison, et avait dit : « Je vais aller me débarrasser de cette jeune personne. C’est quelque solliciteuse, une femme de chambre peut-être : on sait que j’en cherche une. » Elle se rendit au jardin, et aperçut sous les arbres la svelte jeune fille, qui vint à sa rencontre, et timidement lui expliqua le sujet de sa visite. En l’écoutant, la jeune vicomtesse rougissait, se pinçait les lèvres, et du talon de sa bottine creusait et frappait le sable de la terrasse. Blandine, balbutiant et changeant de couleur à chaque instant, avait l’air d’une coupable. Aussi la vicomtesse douta tout d’abord et ne tarda pas à l’interrompre. « Une fleur artificielle ? ce pavot ? Vous ne me ferez pas croire cela, ma petite. La vieille bonne ne veut pas que son maître en donne des graines, et elle a imaginé ce conte pour m’empêcher d’en avoir. C’est bien. J’écrirai à M. Perroton, ou je retournerai le voir. Donnez les cinq francs aux pauvres. Adieu. » Blandine, indignée d’être prise pour une menteuse, retrouva sa présence d’esprit, et, avec cette éloquence que donne une émotion vive, raconta si bien l’histoire du pavot dérobé par Miette que la jeune dame sourit, et se laissait déjà convaincre, lorsque, pour dernier argument, Blandine tira de son panier le pavot de soie et le présenta à Mme de Vertrieux. Elle alors de s’extasier sur la perfection du travail, et de prendre la fleur. « Attendez-moi là », dit-elle. Et, courant vers la maison, elle alla montrer le chef-d’œuvre à toute la compagnie. On sortait de table, et les convives se rendirent dans la salle d’ombrage et voulurent tous complimenter la jeune fleuriste. Elle fut trouvée charmante. Séance tenante, toutes les dames lui commandèrent qui une couronne de roses, qui des bouquets blancs pour la sainte Vierge, qui une guirlande de géranium et de réséda. Toutes prirent son adresse à Lyon, et Mme de Vetrieux lui acheta dix francs son pavot bleu pour avoir le plaisir d’attraper ses amies, comme elle avait été attrapée elle-même. Blandine retourna joyeuse chez M. Perroton. Miette souhaita la fête au bonhomme, chanta son couplet, lui offrit ses pantoufles et lui servit un excellent petit dîner. Blandine donna ses bouquets un peu diminués à son parrain, l’embrassa, lui conta sa visite à la Pélonnière, et le bonhomme, étourdi par ce caquet aimable, ce bon dîner et un verre de vin de Sainte-Foy, se consola fort bien de sa déconvenue. « J’ai manqué mon coup cette fois, dit-il, mais l’an prochain, vous verrez ! Allons, Miette, versez-nous encore une goutte de ce bon vieux vin. À la santé du pavot bleu ! Ils trinquèrent joyeusement, et le soir de ce jour-là, lorsque tous les feux de la Saint-Jean s’allumèrent sur les coteaux et au fond des vallées et se reflétèrent dans les eaux paisibles de la verte Saône, Blandine resta longtemps à sa fenêtre, regardant tantôt les lueurs passagères des feux de joie, tantôt l’immobile et sereine clarté des étoiles, et faisant de beaux projets et des rêves de bonheur qui se réalisèrent moins de deux ans plus tard, et dépassèrent ses modestes espérances. |
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- FIN -
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