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À Mlle Marie Milcent. I LE CHÂTEAU DES BRUCE En ce temps-là, c’est-à-dire en 1227, la seconde année du règne de saint Louis, le val de Brix était comme à présent verdoyant, ombragé, plein de troupeaux, d’oiseaux et de fleurs ; mais le joli petit château qui l’embellit à présent, et où l’hospitalité me fut si douce, n’était pas encore bâti. Une simple ferme, couverte en chaume, occupait sa place future, au penchant du coteau, sur la rive droite de la rivière clairette et murmurante. Cette ferme dépendait du château de Brix ; elle était fieffée à Nicolette Hamelin, bonne veuve laborieuse et charitable, qui l’habitait avec sa fille Marie et ses trois fils Pierre, Charlot et Georget, les plus beaux et les meilleurs enfants qui fussent à vingt lieues à la ronde L’héritière du château de Brix, damoiselle Luce, alors âgée de seize ans, venait souvent à la ferme, où elle avait été nourrie, et les soins de la noble damoiselle faisaient régner dans cette demeure certaines habitudes d’ordre et de bien-être qui la distinguaient des autres fermes du pays. Luce de Brix n’avait pas de plus grande joie que de venir cueillir des fleurs et récolter des fruits au Val. Elle se plaisait aux soins de la laiterie, et souvent son aïeul, le vieux baron Adam de Brix, se promenant, monté sur son grand cheval Soliman, qui l’avait porté dans vingt batailles, s’arrêtait le long des herbages du Val pour regarder sa blonde petite-fille s’amusant avec les agneaux et les génisses de Colette. Luce avait perdu son père, tué à la bataille de Bouvines. Le second fils du baron de Brix, Robert, habitait toujours l’Écosse, où sa femme, lady Marjory, comtesse d’Annandale, possédait d’immenses domaines. Le mariage de Robert avec la noble Écossaise avait été désapprouvé par le baron Adam, et il ne recevait qu’à de rares intervalles les visites de son fils et de sa belle-fille. Ceux-ci avaient pourtant deux beaux garçons, vrais Brix pour la taille et les traits ; mais le baron Adam leur préférait de beaucoup l’unique enfant de son fils aîné, et il avait fait un testament qui assurait à Luce l’héritage du château de Brix et des nombreuses terres qui en dépendaient. « Mes petits-fils auront assez de biens du chef de leur mère et de nos fiefs des comtés d’York et de Durham, disait-il. Quant à mon fils Robert, il préfère nos domaines anglais à ceux de Normandie. Je veux qu’il ne jouisse de ceux-ci que comme tuteur de sa nièce, si je meurs avant de l’avoir mariée. » Adam de Brix avait alors quatre-vingt-dix ans. Sa taille presque gigantesque était restée droite ; ses longs cheveux d’un blanc de neige, moult bien pignés, comme on disait alors, retombaient à flots sur ses robustes épaules. Ses yeux étaient restés perçants et vifs comme ceux d’un jeune homme, et il marchait et montait à cheval pendant plusieurs heures tous les jours et en toute saison. Il avait été à la croisade avec Richard Coeur-de-Lion. Le plus grand plaisir du baron de Brix était de raconter les exploits et les aventures de ce roi-chevalier ; mais quant au successeur de Richard, le lâche et cruel Jean sans Terre, Adam de Brix n’avait jamais eu pour lui qu’un profond mépris, et c’était sans regret qu’il l’avait vu perdre la Normandie par sa faute et fuir devant les armes victorieuses de Philippe-Auguste. Le château de Brix, que les vieilles chroniques appellent indifféremment Brixcius, Brixce, Brixis et Brix, avait été construit au XIIe siècle par le père du baron Adam, et ce dernier l’avait terminé et fortifié avec soin. C’était une belle demeure, dont les tours, reliées entre elles par de solides courtines et appuyées sur des rochers, dominaient la vallée boisée où coule la rivière d’Ouve. Du haut du donjon, quand le ciel était pur, on apercevait la mer, au delà des forêts de Brix et d’Octeville. À l’est, sur un ressaut des fortifications, s’étendait une étroite et longue terrasse où la jeune châtelaine aimait à cultiver des fleurs. C’était la promenade favorite du baron. Chaque jour après son dîner, il venait marcher le long du parapet crénelé de cette terrasse, et, lorsqu’il était las, s’asseyait dans une sorte de guérite du pierre ajourée, construite en encorbellement à l’angle de la muraille, et d’où l’on dominait toute la vallée. Tantôt promenant ses regards sur les prairies et les bois, tantôt suivant de l’oeil avec complaisance les mouvements gracieux de sa petite-fille qui arrosait les fleurs et remplissait son aiguière d’argent à une source jaillissant du flanc des rochers, le vieux baron se parlait à lui-même, ou, élevant la voix, interpellait la gouvernante de sa petite-fille, dame Jouvine, qui filait sa quenouille, assise à l’ombre d’un houx toujours vert. « Jouvine, lui dit-il, n’entendez-vous pas sonner du cor là-bas ? Elle mit sa main au-dessus de ses yeux, regarda au loin et dit : « Je ne vois rien. Luce s’était rapprochée de son aïeul, tout en arrosant les lis en fleur, et ses yeux, suivant la direction de ceux de Jouvine et du vieux baron, n’hésitèrent pas à reconnaître le cavalier qui s’avançait dans la vallée au grand trot de son coursier noir. Elle devint toute vermeille et s’écria : « Voici messire Guillaume. Nous verrons s’il m’apporte les roses qu’il m’a promises. Jouvine s’éloigna aussitôt, et Luce, s’asseyant aux pieds de son grand-père, appuya sa tête sur les genoux du vieillard et prit une de ses mains dans les siennes. Et sa longue robe blanche et sa chevelure dorée brillèrent d’un nouvel éclat, rapprochées des vêtements sombres et de la figure basanée du vieux guerrier. II LE CONNÉTABLE DE NORMANDIE Guillaume du Hommet ne tarda pas à paraître : c’était un grand et beau jeune homme de dix-huit ans, aux cheveux bruns, à l’oeil clair et brillant. Les roses dont il apportait un énorme bouquet n’étaient pas plus vermeilles que son jeune et fier visage. Le chaperon à la main, il s’avança après s’être incliné profondément dès son entrée dans le jardin, et vint s’agenouiller devant le baron, non sans échanger un regard et un franc sourire avec la jeune châtelaine, qui lui donna sa main à baiser. « Monseigneur, dit-il au baron, mon père vous présente ses très humbles respects, et m’a chargé de vous remettre sa réponse écrite à votre gracieuse invitation d’hier. Luce courut elle-même chercher le père Hélier, chapelain du château de Brix. Elle le trouva fort occupé à enluminer un manuscrit auquel il travaillait depuis quarante ans. Il copiait un papillon, et, trop bon pour tuer son modèle, il l’avait placé sous une coupe de cristal à demi remplie de fleurs. Mon bon père, dit Luce en entrouvrant la porte, veuillez venir, je vous prie. Mon grand-père a reçu une lettre. – J’y vais, dit le bon religieux ; mais regardez donc mon papillon, Mademoiselle. Est-il bien peint ? Le baron Adam, comme beaucoup de ses contemporains, donnait plus volontiers cent coups d’épée qu’un coup de plume, et, s’il avait appris à lire dans son enfance, il s’était hâté de l’oublier dans sa jeunesse. Il tournait et retournait dans ses mains la lourde lettre entourée d’un fil de soie que fixait un cachet de cire rouge, et il ne prêtait qu’à demi son attention aux questions de Guillaume, qui essayait de le faire causer de la chasse au sanglier projetée pour le lendemain. Enfin le chapelain parut : sur l’ordre du baron, il ouvrit la lettre du connétable, et un petit paquet cacheté en tomba. Le baron le prit et le tint fermé dans sa main. « Lisez, dit-il, nous verrons ce que c’est. » Mais le chapelain, ayant d’abord parcouru la lettre des yeux, fit au baron un signe que celui-ci comprit. « Éloignez-vous un instant, mes enfants, dit-il à Guillaume et à Luce ; promenez-vous ensemble le long de cette allée, je vous appellerai tout à l’heure. » Les deux fiancés se prirent la main et s’éloignèrent. Tout en écoutant la lecture de la lettre du connétable de Normandie, le vieillard les regardait. Ces enfants de deux mères qui s’étaient aimées toute leur vie avaient été fiancés dès le berceau. Ils s’aimaient d’une affection aussi pure que les anges s’aiment au paradis, et, en les voyant marcher d’un pas si doux, si égal, entre les lis et les buissons de roses, l’aïeul sentait son coeur s’amollir et ses yeux se mouiller. Hélas ! la lettre qu’il recevait allait peut-être briser out ce bonheur, anéantir toutes ces espérances ! Mais l’âme toute virile du vieux guerrier s’éleva vers Celui qui donne la force, et se hâtant d’essuyer les larmes qui, peu à peu, avaient coulé sur sa longue barbe blanche, il se leva, et appelant les fiancés, leur dit : « Venez à la chapelle, mes enfants : c’est là que je veux vous parler. Venez avec nous, père Hélier, et vous aussi, Jouvine. » Ils montèrent l’escalier qui, de la terrasse, amenait à la cour centrale où s’élevait le donjon, et entrèrent tous dans la chapelle. En prenant l’eau bénite, au lieu de la présenter à sa petite-fille, le vieillard fit le signe de la croix sur le front de Luce, et, la prenant par la main, la fit asseoir à sa gauche, sur le prie-Dieu de la défunte baronne de Brix. Étonnée, Luce regardait son grand-père. « Mettez-vous là, lui dit-il, et puisse l’âme des saintes femmes qui occupèrent autrefois cette place, puisse l’âme de ma chère et pieuse Constance, votre grand-mère, Luce de Brix, inspirer et soutenir la vôtre. Messire chapelain, lisez-nous la lettre du connétable. » Le père Hélier obéit, et voici ce que les fiancés entendirent : « Au château de la Luthumière, 24 juillet l227. La voix du père Hélier avait tremblé plus d’une fois en lisant cette lettre. Quand il l’eut finie et qu’il leva les yeux, il vit que Luce avait caché son visage dans ses mains. Jouvine pleurait, et le baron et Guillaume, pâles, et les mains jointes tous deux, ressemblaient à des statues agenouillées sur un tombeau. Un nuage voilait le soleil, et les vitraux ne laissaient passer qu’un jour assombri. Un silence de mort régna pendant quelques minutes. « Messire chapelain, dit le baron, récitez-nous le Veni creator, je vous prie. Le père Hélier le fit, et la voix des auditeurs lui répondit. Quand ils eurent dit amen, le baron se leva et alla prendre sur l’autel la croix de drap rouge qu’avait renfermée la lettre. Puis, se tournant vers Guillaume et Luce, il leur dit : « Mes enfants, il s’agit ici d’une décision capitale. Vous êtes bien jeunes, et pourtant je veux vous laisser libres. Voulez-vous attendre et réfléchir jusqu’à demain, Guillaume ? Luce, aussi blanche que sa robe, se leva toute tremblante. – Monseigneur, dit-elle, je ne vous demande que quelques instants pour prier Dieu. » Elle tomba à genoux, et le baron reprit sa place à côté d’elle. Luce regarda autour d’elle. Guillaume avait incliné la tète et priait, le front dans ses mains. Jouvine, ne pouvant plus étouffer ses sanglots, était sortie de la chapelle, et les deux vieillards priaient, immobiles et prosternés. La jeune fille regarda son fiancé, son aïeul et songea combien elle les aimait, combien elle en était chérie. Un instant ses lèvres s’entrouvrirent pour dire : Ne partez pas. Mais un rayon de soleil, perçant le nuage, illumina la rose de l’Occident et fit resplendir le Christ doré placé sur l’autel. Luce le regarda, et il lui sembla que le divin crucifié lui demandait, en échange de tout le sang qu’il a répandu sur la croix, quelques prémices de son bonheur terrestre. « Si tu l’aimes, dit à Luce une voix intérieure, si tu aimes Jésus mort polir t’ouvrir le ciel, prends sa croix et suis-le. Songe au saint sépulcre, songe à Sion captive. » Luce traça le signe de la croix sur son front, sur ses lèvres et sur son coeur ; puis, se levant, elle alla prendre sur l’autel la croix bénite et la présenta en silence à Guillaume. Celui-ci la prit, la baisa, et dit à sa fiancée : « Devant Dieu et Notre-Dame, Luce, je vous promets d’être digne de Vous. » Le baron s’était levé aussi, mais, pour la première fois, il dut s’appuyer au bras du chapelain. « Ma fille, dit-il, vous avez bien fait. Je ne verrai pas vos noces. Quand Guillaume reviendra du pays d’outre-mer, je ne serai plus ici-bas qu’une froide poussière ; mais j’aurai offert à Dieu le sacrifice de mes dernières joies et je mourrai tranquille et content de vous. Mes enfants, soyez bénis !... » Et le festin du lendemain fut un festin d’adieu. III LUCE DE BRIX L’automne et l’hiver s’écoulèrent tristement au château de Brix. Comme d’habitude, le baron Adam réunit aux fêtes de Noël de nombreux convives et régala tous ses tenanciers ; mais, malgré les bonnes nouvelles qu’il avait reçues d’Aigues-Mortes, où le connétable s’était embarqué au mois de septembre, le baron était triste, et sa petite-fille, tout en faisant les honneurs du château avec sa bonne grâce accoutumée, ne voulut ni danser, ni chanter, ni prendre part aux jeux de la noblesse invitée au réveillon. Mme du Hommet, souffrante, ne put y venir ; mais elle envoya de magnifiques présents à sa future belle-fille, et lui promit de l’aller voir au printemps. Il vint tard, cette armée-là, et plus d’une fois, en regardant les arbres couverts de givre et les prés ensevelis sous la neige, Luce se demanda s’il viendrait jamais. Mais enfin les perce-neige élevèrent leurs frileuses corolles au-dessus des feuilles mortes et des mousses humides. Au chant du pinson les violettes s’éveillèrent, et bientôt le renouveau couvrit la Normandie d’un robe de fleurs et de feuillage. L’aïeul reprit ses promenades sur la terrasse, et Luce, soutenant ses pas de jour en jour plus lents, lui faisait raconter pour la millième fois le siège de Ptolémaïs, la captivité et la délivrance de Richard Coeur-de-Lion. Mais elle ne souriait plus, et à mesure que les roses de mai fleurissaient dans son jardin, la pâleur des lis s’étendait sur ses joues. Inquiet, le baron Adam envoya chercher un fameux médecin astrologue qui habitait Cherbourg, et dont la science était fort réputée dans la Hague et le Cotentin. On le nommait maître Ozius Draconis. Guidé par l’homme d’armes qui l’était allé chercher à Cherbourg, et suivi par un chirurgien et un apothicaire portant en croupe des sacs de cuir contenant des drogues et des instruments de chirurgie, le célèbre médecin cheminait, monté sur une mule bien caparaçonnée. Maître Ozius était encore alerte, malgré sa barbe grise ; ses yeux brillants sous d’épais sourcils, sa haute taille, son grand nez aquilin, et sa voix de basse-taille, faisaient de lui une sorte d’épouvantail pour les petits enfants. C’était du reste un habile homme, et on venait le consulter de fort loin. Il se dérangeait rarement ; mais la lettre pressante que lui avait fait écrire le baron Adam par le père Hélier l’avait décidé à franchir les trois lieues de chemin montant qui séparent Cherbourg de Brix. La mule, si on lui eût demandé son avis, aurait proposé un autre plan. La route lui semblait longue, et elle ralentissait de plus en plus le pas, tandis que le cheval de l’homme d’armes, sentant l’écurie, rongeait son frein et bondissait d’impatience, contenu par son cavalier. Une demi-lieue avant d’arriver à Brix, maître Draconis aperçut une jeune paysanne qui venait à sa rencontre, montée sur un joli petit âne qui trottinait paisiblement. La jeune fille portait le grand bonnet ailé, le fichu à franges et la robe de droguet noir des femmes du pays. Elle était fort jolie, et d’un air décidé, armée d’une baguette de coudrier, gouvernait sa rustique monture. L’homme d’armes, qui avait pris les devants, s’écria en la voyant : « Hé ! bonjour, Marie du Val ; quelle merveille de vous voir ici ! Je vous croyais bien occupée à soigner notre demoiselle. – C’est pour l’amour d’elle que je suis ici, dit Marie ; il faut que je parle au médecin. Faites-moi le plaisir de me laisser seul avec lui, mon bon Hervé. Celui-ci arrivait près d’eux. Dès les premiers mots il comprit, et pria Hervé d’emmener en avant ses aides. Hervé, vexé, éperonna son cheval et en même temps donna de grands coups de houssine à ceux des apothicaires, et tous trois, prenant le galop, disparurent bientôt au détour du chemin. « Maître Ozius, dit la jeune paysanne en amenant son petit âne à côté de la grande mule du docteur, je sais que vous êtes un grand physicien, et aussi bon et charitable que savant : c’est pourquoi je veux vous parler en toute franchise. Je suis la soeur de lait de Mlle de Brix ; je connais son mal, j’en sais le remède, et, si vous le permettez, je vais vous le dire. Et, fouettant son âne, la jeune fermière lui fit gravir lestement la montée du château. Maître Draconis, après avoir examiné et interrogé longuement la malade, reconnut que Marie avait raison. Il ordonna donc à Luce d’aller passer la belle saison dans un lieu abrité, paisible et champêtre, de n’y recevoir d’autres visites que celles de son grand-père et de Mme du Hommet, et de vivre en paysanne, levée avec l’alouette, couchée en même temps que les poules, et travaillant le plus possible en plein air. Mais, pour maintenir l’honneur médical, il lui prescrivit de prendre chaque matin deux grains de thériaque de Venise, et de se baigner le front tous les soirs d’une eau merveilleuse qu’il avait rapportée de Constantinople, et dans la composition de laquelle entraient de l’or potable, de la rosée de mai et du sang d’aigle. Il dit au baron que sa petite-fille avait une maladie à laquelle il donna un nom arabe ou grec absolument impossible à retenir ; mais il assura qu’elle guérirait, et le bon chevalier, heureux de cette promesse, le récompensa royalement. Dès le lendemain matin, il voulut lui-même conduire sa petite-fille au Val, et fit seller Soliman, son vieux destrier. Il lui en coûtait bien de se séparer de Luce, et quand il la vit s’élancer sur sa haquenée blanche et recommander à Marie et à ses suivantes de se hâter de partir, l’aïeul eut un serrement de coeur. Il escorta en silence sa petite-fille sur le chemin bordé de haies d’aubépine et de pommiers en fleur ; mais lorsque en apercevant du haut de la colline la ferme de sa nourrice et la bonne femme qui filait, assise sur le seuil, entourée de ses poules et de leurs poussins, Luce se mit à chanter, le vieux seigneur chanta aussi, comme s’il fût redevenu jeune. Il chanta, car au XIIIe siècle, comme à présent, le bonheur des grands-pères n’était fait que de la joie des enfants. IV LA FERME Il y avait déjà deux mois que Luce était au Val, et son grand-père, – qui venait la voir tous les deux ou trois jours, constatait avec joie qu’elle redevenait gaie et fraîche comme l’autre année. La vie active qu’elle menait à la ferme, l’entraînante gaieté de sa soeur de lait et des fils de Colette, les soins de la bonne nourrice et l’air du Val, moins vif que celui de Brix, étaient favorables à Luce, et sous leur douce influence elle retrouvait le calme et reprenait ses forces. Sa frêle nature avait pu s’élever jusqu’au sacrifice, mais non sans un violent effort de courage, et la résignation, qui n’est autre chose que le courage prolongé, était lente à venir dans ce coeur de seize ans. Jamais, depuis qu’elle se souvenait de quelque chose, elle n’était restée deux jours sans voir Guillaume, et depuis près d’un an elle n’avait reçu qu’une fois de ses nouvelles. Elle pleurait souvent en pensant à lui, et alors Marie disait : « Vous serez bientôt consolée, Mademoiselle. Nous apprendrons un de ces quatre matins que messire le connétable revient. » Le lendemain d’un jour où le baron était venu voir sa petite-fille, Luce, ne l’attendant point, s’éloigna de la ferme plus que de coutume, et alla avec sa soeur de lait, Charlot et Georget, au-devant de Pierre, qui s’était rendu au prieuré de la Luthumière pour y prendre sa leçon de latin. Pierre se destinait au cloître. Tout petit enfant, les bénédictins du prieuré l’avaient distingué parmi les autres enfants du pays, et s’étaient plu à l’instruire. Pierre avait répondu à leurs soins avec tant d’application et montrait une telle piété, que les religieux se disaient entre eux : « Que pensez-vous que sera cet enfant ? » À l’époque où Luce vint au Val, Pierre avait dix-huit ans, et il savait lire et écrire comme un clerc. Il revenait du prieuré, portant un gros livre à fermoirs, et chantant gaiement un noël, lorsqu’il aperçut dans le pré du moulin Mlle de Brix, Marie et ses jeunes frères qui venaient à sa rencontre. « Voilà Pierre, dit Marie, qui le vit la première. « Quels sont, demanda-t-elle à Pierre, ces trois voyageurs debout à la porte d’une hôtellerie ? Les deux jeunes filles et les enfants l’écoutaient les mains jointes et les larmes aux yeux ; Pierre pleurait aussi, et quand il eut fini, tous s’écrièrent : « Seigneur ! que c’est beau ! » Jamais Pierre n’oublia ce jour, et même au déclin de sa longue vie, et lorsque sa main débile eut peine à soutenir sa crosse d’abbé de Saint-Sauveur, jamais il ne lut ou n’entendit cet évangile sans se rappeler le jour où il l’avait traduit pour la première fois au pied du grand hêtre du val de Brix. À peine eut-il, fini sa lecture, que Georget dit en regardant du côté de la ferme : Voici ma mère qui vient par ici avec le père Hélier. « Réjouissez-vous, Mademoiselle, dit le bon religieux : Mme du Hommet a des nouvelles de nos croisés. Le connétable lui a envoyé un messager qui n’a mis que trois mois à venir de Jaffa en Normandie. Tout va bien ; il y a eu quelques combats, et messire Guillaume s’est si bien conduit, que le roi de Chypre l’a armé chevalier sur le champ de bataille. On dit qu’une trêve de dix ans va être conclue et que le Soudan d’Égypte cédera Jérusalem à l’empereur d’Allemagne. Le connétable reviendra sitôt son année de séjour finie, et il célébrera les noces de son fils. La bonne femme en aurait dit encore bien long ; car en ce temps-là, comme à présent, les ménagères normandes avaient la parole abondante, mais le père Hélier lui dit : « Vous parlez fort bien, Colette, selon ce que vous savez, mais écoutez-moi : c’est le jour aux bonnes nouvelles. Asseyons-nous. Je suis venu de Brix à pied, et mes vieilles jambes demandent grâce. Je vous apprendrai quelque chose qui vous réjouira. » On était arrivé au bord du petit étang où se mirait la ferme. Le chapelain s’assit sur une souche fraîchement coupée, Luce prit place auprès de lui, et Colette et ses enfants se mirent sur le gazon. « Or, écoutez bien, dit le père Hélier en tirant de son froc un parchemin plié avec soin. Il y a aujourd’hui dix-sept ans que la bonne Nicolette, ici présente, emporta du château une petite enfant mourante, et dont la mère venait d’expirer. Les physiciens déclaraient que l’enfant ne vivrait pas deux jours. Je la baptisai, et Colette s’écria : « Si on veut bien me la donner, je la ferai vivre, Dieu aidant ; mais il faut que je l’emporte chez nous, au Val, et que pas un de ces astrologues de malheur n’y mette les pieds. » Elle fut écoutée, et vous savez le reste. Pierre déplia le parchemin. C’était un acte en bonne forme, par lequel le seigneur de Brix donnait la ferme du Val et ses dépendances à Nicole Hamelin et à ses enfants, à seule charge de jurer foi et hommage aux seigneurs de Brix et de leur offrir tous les ans, le jour de la nativité de saint Jean-Baptiste, une colombe blanche et un chapel de roses vermeilles. Colette, transportée de joie, riant, pleurant, embrassa tous ses enfants, remercia cent fois Mlle de Brix, et fit voeu de fonder une messe d’actions de grâces qui serait dite à perpétuité, tous les ans, le jour de sainte Luce, à l’église de Brix. L’heureuse famille rentra à la ferme tandis que le père Hélier, appuyé au bras robuste de Pierre, reprenait tout joyeux le chemin du château. Ce soir-là, il y eut fête au Val. Colette, ravie de se voir devenue dame et maîtresse de fermière qu’elle était, régala d’hydromel et de gaufres toute sa maisonnée. Luce, au lieu de souper seule d’une tasse de lait et d’une beurrée comme d’habitude, voulut présider la table et prit part à la joie de ses hôtes. On but au prochain retour du connétable et de son fils, à la santé du seigneur de Briz et de sa petite-fille, et à celle de Colette. À la prière du soir on ajouta trois alléluias, et Colette rêva toute la nuit qu’elle se faisait bâtir un manoir si haut, que sa girouette allait toucher les étoiles. Luce de Brix et Marie, qui couchaient dans la même chambre, causèrent jusqu’à minuit, et décidèrent les atours qu’il faudrait préparer pour les noces. Le sommeil des fils de Colette fut moins agité, mais ils rêvèrent aussi : Pierre qu’il disait sa première messe à Saint-Sauveur-le-Vicomte, Charlot et Georget qu’ils voyaient dans les prés du Val des poussinières de petits chevaux et de petites génisses qui croissaient à vue d’oeil et galopaient partout. L’aurore vint, et le jour amena les soucis. V LA COMTESSE D’ANNANDALE À peine le premier rayon du soleil levant eut-il doré le faite du donjon de Brix, qu’Alain le Noir, le vieil écuyer du baron Adam, fit baisser le pont-levis, sortit à cheval, et trotta vers le Val de Brix par le plus court chemin. Arrivé à cent pas de la ferme, Alain attacha son cheval à un arbre et s’avança à pied, cherchant des yeux à qui il pourrait s’adresser sans éveiller Mlle de Brix. Il ne tarda pas à voir Colette, levée la première, selon sa coutume, et qui ouvrait la porte à ses poules. Elle fit une exclamation de surprise en apercevant l’écuyer. Alain l’engagea à se taire, et ; l’emmenant derrière le four, lui dit pourquoi il était venu. « Voyez-vous, Colette, notre baron ne va pas bien. Il est tout endolori et à demi perclus depuis deux jours, et lorsqu’il est revenu du Val la dernière fois, j’ai dû le descendre de cheval dans mes bras ; son humeur change ; il devient colère, méfiant ; il ne prend plus rien à gré depuis le départ de mademoiselle. Et, pour comble de malheur, le comte Robert et madame sa femme sont débarqués à Barfleur et arrivent ce soir au château. Un messager est venu les annoncer hier pendant que le père Hélier était ici. L’écuyer lui répéta tout ce qu’il avait dit à Colette, et Luce donna aussitôt l’ordre de seller sa haquenée. « Je vais aller au château avec vous, Alain, dit-elle, et si mon grand-père se fâche, je me charge de l’apaiser. Allons, vite, Jacqueline, Annette, préparez-vous à me suivre. Au. revoir, mère nourrice. Ne défaites pas mon petit lit, je reviendrai bientôt. Et la bonne femme pleura longtemps encore après que la petite cavalcade eut disparu derrière les chênes du clos. Au château de Brix tout était en mouvement pour préparer une belle réception au comte Robert ; mais les ordres multipliés, et contradictoires du vieux baron, ses hésitations et ses impatiences faisaient perdre la tête à ses serviteurs. Aussi furent-ils les plus contents du monde de voir arriver leur jeune maîtresse. Son grand-père la reçut à bras ouverts, et ne s’informa même pas de ce qui s’avait décidée à revenir si à propos. Cette omission étonna et affligea Luce, et lui prouva que l’esprit du vieillard n’était plus si actif ni si vigilant qu’autrefois. Aidée par la femme de charge qui avait succédé à défunte Jouvine, elle se hâta de faire mettre en bon ordre l’appartement des hôtes et d’ordonner le festin, et le père Hélier emmena le baron sur la terrasse, lui fit raconter le siège de Saint-Jean-d’Acre, afin qu’il ne se mêlât de rien. Le soleil commençait à décliner. Tout était prêt, et Luce de Brix, revêtue de son costume d’apparat, se rendit près de son grand-père, qui s’était placé, pour guetter l’arrivée du comte Robert, sur une plate-forme attenante à la salle du dais. Luce était vêtue d’une longue robe de cendal blanc et d’un surcot de velours bleu d’azur bordé de menu-vair ; ses longs cheveux flottants formaient un manteau d’or tombant jusqu’à ses pieds, et un chapel de roses blanches couronnait son front charmant. En la voyant si belle, l’aïeul sourit, et, l’embrassant avec tendresse, dit au père Hélier : « Je voudrais bien voir les noces de cette fiancée-là, mon père. Il faut le demander à Dieu. Sur la colline, où les derniers rayons du soleil faisaient étinceler les casques et les armures, le son éclatant des trompettes se fit entendre, et celles du château y répondirent par de joyeuses fanfares. Bientôt on distingua le panache écarlate du comte Robert, sa haute taille, son coursier blanc, et à côté de lui l’élégante et fière lady Marjory, sa femme. Elle était presque aussi grande que son mari, et guidait hardiment, non point une haquenée de dame, mais un cheval semblable à celui du comte Robert. Quelques pages et deux écuyers les suivaient ou les précédaient de quelques pas, et, ce qui surprit beaucoup Luce de Brix, une troupe d’une centaine d’hommes d’armes marchaient à quelque distance, bien montés, enseignes déployées, et portant les uns des lances, les autres des arcs d’une très grande dimension. « Mon. oncle amène une petite armée, dit-elle ; je ne m’attendais pas à lui voir une suite si nombreuse. Et vous, Monseigneur ? Il prit le bras du chapelain et alla s’asseoir sur son fauteuil seigneurial abrité d’un dais armorié. Dix valets tenant de grands flambeaux de cire se rangèrent autour de la salle. Luce s’assit sur une escabelle, auprès de son grand-père, qui le voulut ainsi, et ne permit pas qu’elle allât au-devant de sa tante. Il envoya l’intendant et la femme de charge recevoir les hôtes dans la cour du château. Aussitôt descendus de cheval, le comte et la comtesse, refusant d’entrer d’abord dans leurs appartements, se rendirent dans la grande salle. Ils y entrèrent précédés par deux pages portant des torches de cire, et suivis par leurs principaux serviteurs. Il y avait plusieurs années que Luce n’avait vu sa tante, et elle ne se souvenait de son visage que confusément. Elle en demeura éblouie ; Marjory d’Annandale avait été l’astre de la cour du roi Jean, et bien qu’âgée alors de plus de trente ans, elle effaçait encore les plus belles. Sa haute taille d’une proportion parfaite, son profil aquilin, ses yeux bleu foncé, sa chevelure bouclée d’un blond ardent, et son teint d’une blancheur de neige, où la moindre émotion amenait d’éclatantes couleurs, étaient accompagnés d’un air si noble et si impérieux, que cette belle personne semblait faite pour commander encore plus que pour plaire. Sa longue robe de drap vert, qu’elle relevait avec grâce, dessinait sa taille aux fermes contours ; sa toque de velours noir, entourée d’une chaîne d’émeraudes et surmontée d’une plume de héron, faisait ressortir l’or de sa chevelure, et sa blanche main que tenait son mari, était grande et vigoureuse comme celle d’un chevalier. Robert de Brix était beau aussi, et portait légèrement dans les tournois une armure que trois hommes de notre temps auraient peine à soulever. Ce soir-là, il était revêtu d’un léger haubert à mailles dorées et d’une cotte d’armes en velours vermeil, et ses cheveux châtains, coupés au niveau du casque, commençaient à peine à grisonner. « Soyez les bienvenus, mes enfants », dit le baron en voyant entrer le noble couple. Ils vinrent s’agenouiller devant lui : il les bénit, les embrassa, et leur présenta sa petite-fille. « La reconnaissez-vous ? » leur dit-il. Le comte et la comtesse baisèrent leur nièce au front. Robert lui dit gracieusement qu’il la trouvait grandie et embellie au delà de tout ce qu’on lui avait dit, et Marjory se récria sur la petitesse de ses mains. « En vérité, dit-elle, je les revois telles qu’elles étaient il y a sept ans. Elles doivent être bien faibles et avoir peine à tenir une quenouille. Lady Marjory devint pourpre. « Les Écossais ne sont pas... » s’écria-t-elle. Mais son mari, se hâtant de lui couper la parole, dit respectueusement à son père : « Je regrette, Monseigneur, que nos arrangements ne vous plaisent point. J’ai dû prendre une décision, pressé par les instances des deux rois. Quant à la cour de France, permettez-moi de vous rappeler que vos dispositions ne laissant à mes fils aucun domaine en Normandie, ceux qu’ils posséderont un jour en Écosse et en Angleterre m’obligent à les faire élever en ce pays-là de préférence à la France. Il offrit la main à sa belle-fille, le comte Robert à Luce, et tous quatre, ainsi que le père Hélier, passèrent dans la salle du festin, tout embaumée des fleurs qui jonchaient les dalles. Vers la fin du souper, le baron dit à lady Marjory : « Je regrette, Madame, de n’avoir à vous offrir dans ma solitude aucun des plaisirs que vous trouvez à la cour d’Angleterre. Autrefois, quand, le roi Henri II séjournait souvent à Cherbourg, ce pays-ci était aimé des ménestrels, et ils y venaient nombreux, sûrs de trouver bon accueil dans tous les châteaux du Cotentin ; mais depuis la mort du roi Richard, depuis surtout que beaucoup de familles nobles ont mieux aimé quitter la Normandie que de se soumettre au roi de France, les chanteurs et les mimes ne viennent plus chercher fortune par ici. Je n’ai donc à vous offrir d’autre musique que celle que pourra vous faire Mlle de Brix. On apporta à la jeune fille un luth d’ébène, et elle chanta le poème, si populaire alors, de la mort d’Arthur de Bretagne assassiné par Jean sans Terre. Ce lugubre récit et les malédictions dont le poète accablait l’assassin ne parurent pas agréer à la noble Écossaise. Elle se borna à louer la jolie voix de Luce, sans dire un mot de la musique ni des paroles, et le chapelain, se rappelant que Jean sans Terre avait été l’admirateur déclaré de lady Marjory, regretta que la ballade eût été si malencontreusement choisie. Un silence embarrassant régna pendant quelques minutes, puis lady Marjory demanda sa harpe et proposa de faire entendre au baron de Brix un chant anglo-saxon. « J’ai un peu oublié cette langue, dit le vieillard, mais je serai très heureux de vous entendre, Madame. » La belle lady préluda, puis d’une voix un peu rude, mais sonore et expressive, elle chanta la Jeune Normande : « Pourquoi pleures-tu, jeune fille, en regardant les flots ? Pourquoi regardes-tu toujours du côté du midi, vers les blanches falaises de la Normandie ? N’as-tu pas ici, dans la belle Angleterre, des châteaux, des jardins, de vertes prairies remplies de troupeaux, de beaux chevaux, des cygnes et des faucons ? Pourquoi pleures-tu en appelant le duc Rollon, qui dort depuis trois siècles dans son tombeau de Rouen ? « – Je pleure et je regarde au delà des flots, parce que là-bas, en Normandie, est mon berceau. C’est là que j’ai grandi, là que j’étais heureuse. J’appelle le duc Rollon parce que Philippe de France nous a repris injustement la Normandie. « Que ne suis-je un chevalier ! Je passerais la mer comme le firent jadis les fiers soldats de Rollon. Je reprendrais ces champs qu’ils ont labourés, ces villes, ces châteaux, bâtis par Leurs mains laborieuses et vaillantes, et Philippe-Auguste, tremblant dans son Louvre, m’offrirait la paix et des trésors. Je ne suis qu’une femme, mais je suis l’héritière de vingt domaines, de nombreux chevaliers aspirent à m’obtenir. Qu’ils le sachent bien, je n’épouserai que celui qui me rendra mon château de Normandie. C’est là que je suis née, c’est là que je veux aller attendre le soir de ma vie, près des tombes de mes pères, prés de la tienne, ô duc Rollon ! » Pendant ce chant, le vieux baron avait plus d’une fois froncé le sourcil ; mais, ne voulant pas désobliger sa belle-fille, il feignit de n’avoir pas compris le sens des paroles. Il remercia la comtesse, loua sa belle voix, et, prétextant la fatigue de ses hôtes, donna le signal du repos. La prière fut dite à la chapelle, et bientôt après le couvre-feu sonna, et les lumières du château s’éteignirent avant dix heures. VI COMPLOTS ET MENACES Le lendemain matin, aussitôt après la messe et le déjeuner, qui, en ce temps-là, ne consistait pour les chevaliers qu’en un verre de vin et un peu de pain trempé, le baron et son fils, suivis de leurs écuyers, allèrent se promener à cheval dans la forêt. Luce de Brix proposa à sa tante de visiter le château. Marjory accepta volontiers et suivit sa jeune nièce. Depuis quelques années le baron avait fort embelli le château et s’était plu à le fortifier. Comme il avait été, parmi les nobles normands, un des premiers à se soumettre au roi de France, lors de la confiscation du duché de Normandie, Philippe-Auguste avait trouvé bon que le château de Brix devînt une redoutable forteresse, tandis que, par son ordre, on démolissait nombre de châteaux dont les possesseurs, restés fidèles à la dynastie des Plantagenets, avaient suivi le roi Jean en Angleterre. Luce de Brix conduisit d’abord sa tante dans la lingerie et le garde-meuble, lui montra le beau trousseau qu’on préparait pour elle, les toiles de Flandre, les étoffes d’Orient, les tapis de Smyrne rapportés jadis de la croisade, et rangés avec soin dans les coffres et les bahuts de chêne. Elle lui fit aussi voir, du haut du balcon qui la dominait, la veste cuisine où rôtissait devant un feu de souches un daim, trois moutons et quatre cochons de lait, une pomme entre les dents, tandis que les cuisiniers préparaient des tartes énormes et surveillaient les marmites brillantes comme de l’or, et suspendues à la crémaillère. Puis elle voulut montrer à la noble Écossaise les présents qu’elle avait reçus de Mme du Hommet, les bijoux de sa défunte mère, la tapisserie qu’elle brodait ; mais tout cela ne paraissait guère intéresser lady Marjory. Elle voulut voir la salle d’armes ; là elle parut émerveillée, et apprécia la valeur des armes, le fil des épées, la force des casques, comme l’eût pu faire un chevalier. Parcourant les remparts, montant sur les tours et considérant avec satisfaction la profondeur des fossés et l’épaisseur des murailles, elle dit à Luce : « Vraiment, belle nièce, ce château est bien construit. Il doit être imprenable. Lady Marjory n’écoutait plus sa nièce. Les yeux tournée vers la vallée, elle regardait venir son mari et le baron de Brix qui chevauchaient vers le château accompagnés par un troisième cavalier bien monté et richement vêtu. « Connaissez-vous ce seigneur ? » dit-elle à Luce. La jeune fille le regarda attentivement et dit : « Je crois que c’est messire Foulques de la Haye-Paisnel, notre arrière-cousin. Elles se rendirent toutes les deux dans la grande salle, et le dîner fut tôt après servi. Le lundi suivant, deux valets du château s’occupaient à ranger et à nettoyer une grande salle basse où avaient couché sur de la paille les hommes d’armes de la suite du comte Robert. Armés de grands râteaux et de balais de bruyère, ils entassaient cette paille brisée et la poussaient vers la porte de la cour, et, tout en besognant, selon l’usage immémorial des valets, ils exerçaient leur langue aux dépens du prochain. « Quel plaisir d’être enfin débarrassé de ces Écossais ! disait Yvain : quels êtres rudes et grossiers ! quels buveurs ! quels mangeurs ! Comprends-tu, toi, d’où vient au comte Robert cette manie de se faire suivre, en pleine paix et pour venir en visite chez son père, d’une troupe si nombreuse et si incommode ? Il s’éloigna, et les deux valets se remirent à l’ouvrage avec toute l’activité dont ils étaient capables. Un peu après que l’Angélus de midi eut sonné à la chapelle, les chevaux du comte et de sa suite furent amenés dans la cour, tout enharnachés pour le départ. Tandis qu’ils piaffaient d’impatience en attendant leurs maîtres, encore à table, une paysanne se présenta à la porte du château et insista pour être introduite auprès du baron de Brix. C’était une de ses vassales, fermière aisée, parente d’Alain, et celui-ci l’engagea à attendre un peu. « Monseigneur va dire adieu à ses enfants qui partent pour la Bretagne, dit-il, et vous le verrez après leur départ. Bientôt la famille de Brix parut sur le seuil, et Havoise, s’élançant au-devant du baron, lui cria : « Haro ! Monseigneur : je viens vous demander justice contre les gens de votre fils, messire Robert. – Que veut cette folle ? dit lady Marjory ; n’allez-vous pas la chasser ? Le baron Adam l’avait écoutée en silence, mais pâle et les lèvres serrées. Il se tourna vers son fils : « Montez à cheval, Robert, lui dit-il, allez voir ce qui se passe là-bas, et amenez ici les coupables. Vous connaissez la loi du pays normand. Allez. » Sans oser répliquer, le comte Robert mit le pied à l’étrier, et, suivi d’une partie de ses gens, partit à l’instant. « Retournez chez vous, Havoise, dit le baron, votre génisse sera remplacée, et les Écossais payeront cher les coups donnés à votre fils. Allez, et ne parlez à personne de l’aventure, pour l’honneur de ma maison. » Havoise remercia son seigneur et s’éloigna. Le baron rentra dans la grande salle, suivi de lady Marjory et de Luce. « Vous avez d’étranges serviteurs, Madame, dit-il à sa belle-fille, et je ne vous en ferai pas mon compliment. Il sortit sans regarder Luce, qui, pâle d’effroi, joignait les mains et essayait d’intercéder pour les coupables. « Fera-t-il comme il le dit ? demanda lady Marjory à sa nièce. Luce courut sur la terrasse pour la suivre des yeux. Elle la vit s’enfoncer dans la forêt, et attendit en vain son retour. Ni comte ni comtesse, ni personne de leur suite, ne repartirent au château de Brix. Quelques bûcherons les virent se dirigeant tous ensemble vers le sud. Ces bûcherons éteignirent le feu qu’avaient allumé les Écossais, et rapportèrent fidèlement à Havoise les morceaux restants de sa génisse. La bonne femme en remerciement les invita à souper, et, à la ferme, un joyeux repas termina l’aventure, tandis qu’au château le vieux baron, furieux, passa la nuit à déplorer l’insoumission de son fils et la décadence des moeurs de la noblesse normande. VII MESSAGE ROYAL En ce temps-là les nouvelles ne se répandaient pas avec la même rapidité qu’aujourd’hui. On voyageait peu et difficilement, et les riches personnages seuls s’envoyaient des courriers. Le comte Robert avait promis à son père de lui écrire dès qu’il serait arrivé à la cour de Bretagne, et le baron pensait qu’il saisirait cette occasion pour présenter ses excuses à son père, et annoncer qu’il avait puni ses hommes d’armes ; mais aucun message ne vint de Bretagne, et il y avait déjà quinze jours que les hôtes du château en étaient partis lorsque Yvain, étant allé à la foire à Valognes, en rapporta des nouvelles peu agréables. On disait que les Bretons, joints à quelques centaines d’Anglo-Normands débarqués à Granville, étaient allés assiéger le château de la Haye-Paisnel, l’une des plus fortes places de Normandie, et que, dans le Perche, le vicomte de Bellesme, révolté contre le roi de France, avait arboré l’étendard anglais. Yvain n’en raconta pas davantage à Alain ni aux autres domestiques ; mais il dit en confidence au père Hélier que le comte Robert, à la tête de tous ses maudits Écossais, était parmi les assiégeants devant la Haye-Paisnel. « Cela ne me surprend pas, dit le chapelain, mais ce sera un terrible coup pour monseigneur. Il est bien souffrant. Ne dites rien, Yvain : les mauvaises nouvelles vont toujours trop vite. Tâchons d’arrêter celle-là. » Mais les précautions du père Hélier furent vaines. Beaucoup de vassaux de Brix étaient allés à Valognes, et, lorsqu’au retour ils dirent à leurs femmes que la guerre allait recommencer, et cela par la faute des Bretons, des Anglais et surtout du comte Robert, ce fut dans le village un concert de cris et de lamentations. Les femmes accoururent au château, demandèrent Mlle de Brix et la conjurèrent de prendre sous sa garde tout ce qu’elles possédaient de précieux. Elles parlaient toutes à la fois, pleurant et criant comme si l’ennemi eût été aux portes. Luce eut beaucoup de peine à savoir la vérité. Elle essaya de calmer ses vassales en leur disant que la Haye-Paisnel était bien loin de Brix. « Ah ! notre demoiselle ! s’écria la doyenne du village, la vieille Arlette, rien n’est loin pour le feu ! On allume un fétu, toute la meule s’embrase, et la guerre fait ainsi. Ô maudite guerre ! Nous allons tout perdre ; tout sera brûlé, paille et blé ! Et dire que c’est mon nourrisson, ce petit Robert, si doux et si bel enfançon jadis, qui va ruiner son pays, et nous mettre tous à l’aumône ! » Le baron de Brix avait entendu les clameurs des bonnes femmes. Il entra dans la salle où Luce les recevait, et à son aspect elles se turent, car il était aussi redouté qu’aimé de ses vassaux. Il voulut savoir le sujet de leurs alarmes, et la vieille Arlette le lui dit. Il entra dans une grande colère, et dit qu’il enverrait Alain pour savoir la vérité. « Ceux qui accusent Robert de rébellion contre le roi de France en ont menti ! s’écria-t-il ; ses archers écossais devaient entrer au service du duc de Bretagne, et c’est lui, Pierre Mauclerc, qui les a envoyés à la Haye-Paisnel. Mais mon fils ne peut, ne doit pas y être. Ne répétez pas cette calomnie, femmes, ou je vous ferai punir ! Retournez chez vous et soyez tranquilles. Si par malheur les Bretons viennent jusqu’ici, le château vous servira d’asile. Il est armé et approvisionné et pourrait soutenir un siège d’un an. Tenez-vous prêtes : rassemblez vos troupeaux, rentrez vos récoltes. Tout cela peut être logé ici. Allez, mais ne dites pas que mon fils trahit la France. » Les femmes se retirèrent en silence et coururent chez elles, où, tout en se préparant à porter au château meubles, récoltes et bestiaux, elles reprirent le fil de leurs lamentations interrompues. Le baron continua à se promener à grands pas dans la salle, en répétant qu’il était impossible que son fils fût parmi les révoltés. « Hélas ! dit tout bas à Luce le père Hélier, qui venait d’entrer, rien n’est plus sûr pourtant. Alain partit accompagné de deux hommes d’armes. Il alla jusqu’à Coutances et revint trois jours après apportant la nouvelle que le château de la Haye venait d’être pris, livré aux Anglais par la trahison de Foulques Paisnel, et que, parmi les bannières qui flottaient sur ses tours, on voyait à côté des léopards d’Angleterre le lion rampant de Brix. Le baron Adam fut atterré. Il s’enferma seul dans sa chambre, repoussa les soins de Luce, refusa de donner aucun ordre, et passa plusieurs jours dans une sombre tristesse. « Mademoiselle, dit Alain, quelques jours après, à Luce, il faudrait pourtant aviser. On assure que la reine Blanche et le jeune roi sont en Normandie, qu’ils arrivent à la tête d’une armée pour châtier les rebelles. Ne faudrait-il pas envoyer dire à la reine que le château de Brix est à sa disposition, et que notre bon seigneur désapprouve la révolte de son fils ? – Certainement, Alain, dit Luce : venez avec moi. Essayons d’obtenir cela de mon grand-père. » Ils allèrent frapper à la porte du vieillard. Ne recevant aucune réponse, et pensant qu’il dormait, Luce entrouvrit la porte doucement. Elle jeta un grand cri en le voyant étendu sur le plancher et ne donnant plus aucun signe de vie. Alain appela du secours ; le père Hélier accourut et vit qu’Adam de Brix respirait encore. Il se hâta de le saigner, et le malade reprit connaissance ; mais il avait le bras gauche paralysé, et son intelligence paraissait obscurcie. Pendant une semaine il fut entre la vie et la mort, et la jeune châtelaine ne s’occupa que de lui. Enfin il fut mieux, et elle allait se hasarder à le questionner sur ce qu’elle devait faire pour assurer la sécurité du domaine de Brix, lorsqu’on vint lui annoncer un héraut, messager du roi de France. Le baron n’était pas en état de le recevoir. Il fallut que Luce, pour la première fois, tînt la place de dame suzeraine. Inquiète et tremblante, elle se rendit, accompagnée du père Hélier et suivie de ses femmes, au-devant du héraut d’armes, revêtu d’un tabar fleurdelisé, qui l’attendait dans la grande salle. Le héraut lui remit respectueusement la missive royale et se retira, disant qu’il avait ordre de repartir sans attendre la réponse. Les serviteurs du château essayèrent en vain de retenir et de faire causer le héraut Montjoie. Ils ne purent rien obtenir de lui, un héraut étant nécessairement incorruptible et discret comme la tombe. Dès les premiers mots qu’elle lut, la jeune châtelaine sentit ses yeux s’obscurcir et son coeur se serrer. Elle ne put continuer. « Faites lever le pont et placer des sentinelles, ma nièce. Où est votre grand-père ? Elle l’emmena, traversa rapidement la grande salle du rez-de-chaussée, et, conduisant sa nièce dans l’embrasure profonde d’une croisée, lui dit : « Nous sommes vaincus. Le château de la Haye-Paisnel est repris par ces maudits Français. Votre oncle s’est embarqué ce matin à Granville. Pour moi, je vais à Barfleur, où la nef qui nous avait amenés, et qui est mienne, nous attend. Je suis venue ici pour vous emmener ainsi que mon beau-père. Il est banni, je le sais. Luce se hâta de faire servir de solides rafraîchissements aux gens de lady Marjory, et, tandis que la comtesse faisait aussi un petit repas, Luce préparait ce qui était nécessaire pour panser les blessés. Elle le fit avec autant d’adresse que de douceur ; car à cette époque les filles nobles, destinées à vivre parmi des guerriers, étaient dès leur enfance accoutumées à soigner les blessés, et il ne leur fût jamais venu à l’idée qu’une femme pût se faire gloire d’être délicate, peureuse, et de s’évanouir à la vue du sang. Marjory l’aida, en admirant l’art avec lequel la jeune fille disposait les bandages de fine toile, les simples et les onguents de sa petite pharmacie. « Dans nos montagnes, dit la comtesse d’Annandale, nous n’y faisons pas tant de façon. Nos hommes se pansent entre eux, comme ils peuvent, et n’en guérissent pas moins. Elle l’embrassa, monta à cheval et partit à la clarté de la lune, qui s’élevait au-dessus des coteaux de Couville. Dès qu’elle eut vu refermer la porte du château, Luce alla écouter à la porte entr’ouverte de son grand-père. Il dormait paisiblement. Une lampe brûlait dans la cheminée, et Alain, assis dans un grand fauteuil, près du lit, fit signe à Luce qu’il veillait et qu’elle pouvait aller dormir. Mais la jeune fille, inquiète, se rendit sur la plate-forme de la tour du nord et regarda au loin. La lune éclairait bien. Elle vit l’escorte de lady Marjory traverser le pont jeté sur la rivière d’Ouve et disparaître sous les arbres, en suivant le chemin qui allait vers le nord. Le bruit des pas des chevaux ne se faisait plus entendre qu’à peine, lorsque tout à coup un cliquetis d’armes et des cris s’y mêlèrent. Le combat dura. quelques minutes, puis le bruit cessa, et le vent du nord n’apporta plus aux oreilles de Luce que des murmures confus et lointains qui allèrent en s’affaiblissant. Luce, tremblante, s’approcha d’un homme d’armes qu’Alain avait placé en sentinelle. « Geoffroi, lui dit-elle, avez-vous entendu ? Elle rentra chez elle et se mit tout habillée sur son lit, et de sinistres pressentiments la tinrent éveillée jusqu’à l’aube. VIII TRAHISON À peine les premières lueurs du matin commencèrent-elles à teinter de blanc le faîte du donjon, que deux personnes, dont le brouillard ne permettait pas de distinguer les traits, parurent sur l’escarpe du fossé du château et appelèrent Alain. Le vieil écuyer faisait alors la ronde matinale dont il avait l’habitude, et, malgré sa veille de la nuit précédente, il était, comme toujours, alerte et attentif. Il reconnût les voix qui l’appelaient. « Qu’y a-t-il, Pierre ? Pourquoi amènes-tu Marie ? Alain se hâta d’aller chercher un madrier dans une salle dont il gardait toujours la clef sur lui. Il la jeta en travers du fossé à Pierre ; le jeune homme passa, ainsi que sa soeur ; aidé par Alain, il releva le madrier et le remit à sa place ; puis, marchant sans bruit, tous les trois se rendirent dans la chambre d’Alain. Qu’y a-t-il donc ? parlez ! fit l’écuyer inquiet. – Messire Alain, dit Pierre, la comtesse d’Annandale est venue au Val cette nuit et nous a laissé un de ses gens blessé dans un combat qui a eu lieu cette nuit, en foret. Elle nous a dit de le soigner s’il vit, de l’enterrer s’il meurt, mais en tout cas de le bien cacher. Elle nous a donné de l’argent, et à toutes nos questions n’a daigné répondre que ceci : « Ne manquez pas, si vous voulez rendre un grand service au baron de Brix et à demoiselle Luce, d’aller les chercher au plus tôt possible et de les amener au Val. Leur château sera envahi demain. » Puis elle est partie avec ses Écossais, disant qu’elle ne resterait pas une heure de plus pour un royaume. Alors, laissant le blessé aux soins de ma mère, nous sommes partis, Marie et moi. Que faut-il faire ? Dites. » Alain tenait à deux mains sa longue barbe grise et paraissait réfléchir profondément. Le digne écuyer avait obéi toute sa vie au baron de Brix. Il ne pouvait s’accoutumer à l’idée de ne plus prendre ses ordres, et surtout à recevoir ceux de Luce, une enfant de seize ans, qu’il lui semblait avoir bercée la veille. « Tous ces mystères que l’on fait à monseigneur, se dit-il, sont inutiles. Il va mieux. Le danger lui rendra l’énergie et la présence d’esprit. Attendez-moi là, enfants, je vais éveiller monseigneur. Il avisera. » Et, entrant dans l’appartement du vieux baron, il le trouva déjà éveillé, et s’habillant avec l’aide d’Yvain, qui avait veillé près de lui après le départ de l’écuyer. « Laissez-nous, Yvain, dit Alain, et, sans préambule, en vieux guerrier plus habitué à donner des horions qu’à faire des discours, Alain rendit compte à son maître de tout ce qu’on avait cru devoir lui cacher depuis un mois. Bien loin d’abattre le courage du vieux gentilhomme, ce récit lui rendit toute sa vigueur. Il demanda un verre de vin, le but à la confusion des Bretons et des Anglais, se fit armer, et déclara qu’il allait, au lieu de fuir, se mettre en état de défense, et passer en revue ses hommes d’armes. Pendant ce temps, Marie, ennuyée d’attendre, laissa son frère chez l’écuyer et lui dit : « Je vais essayer d’entrer chez mademoiselle. » Et elle monta dans la tourelle dont l’escalier conduisait à la chambre de Luce. Elle trouva dans la pièce qui précédait les trois suivantes de Mlle de Brix qui s’habillaient, car leur maîtresse voulait que l’on fût matinal et se faisait éveiller tous les jours à cinq heures. Les jeunes filles firent une exclamation d’étonnement en voyant entrer Marie. « Hé quoi ! Marie du Val ici ! s’écrièrent-elles ; le pont est encore levé. Êtes-vous venue à travers les airs ? Luce dormait, toute pâle, dans ses vêtements froissés, et les cheveux en désordre, Marie s’assit près d’elle et se mit à prier Dieu en attendant qu’elle s’éveillât. Bientôt, tout en dormant, Luce se mit à gémir et à soupirer, oppressée par un mauvais rêve. Marie alors l’éveilla en lui baisant la main, et Luce, ouvrant les yeux, reconnut sa soeur de lait, et se jeta à son cou. « Ma bonne Marie ! s’écria-t-elle, oh ! que je suis heureuse de te voir ! Je rêvais que messire Guillaume revenait, qu’il m’amenait un beau palefroi blanc pour me conduire à l’église, et voilà qu’au lieu de mes habits de mariée je ne trouvais dans mon coffre qu’une robe de deuil et une épée toute sanglante. Oh ! l’horrible rêve ! Marie, la voyant si inquiète, n’osa pas lui parier de l’Écossais blessé qui était au Val. Elle se borna à la supplier d’y venir avec le baron, et elles se levaient toutes deux pour aller chez lui, lorsque le son éclatant d’une trompette les fit tressaillir. Elles coururent à une fenêtre d’où l’on voyait le pont-levis, et ce qu’elles aperçurent les glaça d’effroi. Sur le bord du fossé, en face de la porte du château, un chevalier d’une haute taille, armé de toutes pièces, était debout tenant à la main une longue lance à laquelle était attaché un drapeau blanc. À ses côtés, deux poursuivants d’armes sonnaient de la trompette, et à quelque distance, sur le chemin, se voyait une troupe nombreuse d’hommes armés, les uns d’arcs et de lances, le plus grand nombre portant des haches, des marteaux et des leviers. Le baron de Brix parut sur les créneaux qui dominaient la porte. Il était armé de toutes pièces, et Alain, le casque en tête, comme lui, était à son côté. À la vue du baron de Brix, les trompettes se turent. Le baron éleva la voix : « Qui êtes-vous, sire chevalier ? dit-il, et que demandez-vous ? Ganneville montra le poing au baron et s’éloigna furieux, suivi de toute sa troupe. Les vassaux de Brix, qui le guettaient avec anxiété, saluèrent son départ de leurs moqueries ; mais la vieille Arlette, appuyée sur son bâton, se mit en chemin pour monter au château et dit à ses enfants et voisins : « Ces gens-là vont revenir et s’en prendront à nos chaumières, croyez-moi, réfugions-nous tous au château. » Arlette était regardée comme une prophétesse, et toute la population du village se hâta de suivre son conseil. Pendant toute la journée on voitura au château des meubles, des provisions, et il fallut plus de vingt-cinq fois baisser le pont-levis pour laisser entrer des charrettes. Alain se multipliait pour veiller à tout. Ces préparatifs, ces alarmes qui glaçaient d’effroi la plupart des habitants du château, semblaient le mettre dans son élément. « Monseigneur, dit-il au baron, qui, accablé de fatigue, s’était assis dans un grand fauteuil, nous avons oublié une chose très importante. Nos clercs sont seuls au village avec le saint Sacrement. Cette nuit, les gens d’Hugo de Ganneville, qui ne craignent ni Dieu ni diable, sont capables d’aller les piller. Il faudrait aviser à cela. Alain partit. L’église de Brix avait été donnée par les seigneurs du domaine aux bénédictins de l’abbaye de Saint-Sauveur-le-Vicomte, et ils y entretenaient trois des leurs, chargés de desservir la paroisse. Ces bons religieux ne voulaient pas quitter le presbytère. Alain eut beaucoup de peine à les y décider. Il les emmena enfin, mais ce ne fut qu’après trois heures de préparatifs et d’emballages compliqués. Or, pendant qu’il était ainsi occupé, Pierre, qui depuis le matin n’avait pas quitté Alain, l’aidant de son mieux, écoutant et observant toutes choses, lui dit : « Messire Alain, avec votre permission, je voudrais aller faire un tour au Val pour conforter ma bonne mère et voir ce qui advient par là. Vous n’avez plus besoin de moi, n’est-ce pas ? Il partit, et Alain le regarda s’éloigner avec regret. « C’est un garçon intelligent et courageux, dit-il au curé dom Benoît ; tout ce qu’il entreprend il le mène à bien. S’il eût voulu, j’aurais fait de lui un fameux écuyer. Tandis que les religieux terminaient leurs préparatifs, une charrette, attelée de deux bons chevaux et chargée de gerbes de blé, gravissait la montée du château. L’homme qui la conduisait, Gilles le Roux, était le plus mauvais sujet de la paroisse. Le baron l’en avait chassé plusieurs fois, et il y revenait toujours, protégé par ses parents, bonnes gens qui espéraient corriger l’enfant prodigue à force d’indulgence. Le pont était baissé, et les sentinelles, tout en reconnaissant Gilles le Roux, ne conçurent aucun soupçon. « Te voilà donc encore revenu, Gillot, lui dit Yvain est-ce pour tout de bon, cette fois ? « Trahison ! trahison ! » s’écrièrent les hommes d’armes et les paysans rassemblés dans la cour du château. « Ganneville ! à la recouse ! » crièrent les assaillants, et le combat s’engagea fort inégal : les vassaux de Brix, la plupart sans armes et à demi paralysés par l’effroi, avaient affaire à des bandits déterminés, armés de toutes pièces, et dont le nombre allait toujours croissant, car le pont encombré, ne pouvant être relevé, livrait passage à toute la troupe que Hugo avait déjà amenée le matin et qui s’était tenue cachée dans la forêt. En moins de dix minutes, les défenseurs du château, blessés, meurtris, furent enfermés dans les salles basses, pêle-mêle avec les femmes et les enfants, et lorsque Adam de Brix, entendant leurs cris, descendit précipitamment du donjon où il était monté avec sa petite-fille et Marie, et arriva dans la cour, il se trouva en face d’Hugo de Ganneville, qui, sans daigner le regarder, dit à ses hommes : « Relevez le pont, le château est à nous ! À la vue de son épée enlevée par Hugo, Adam de Brix resta immobile un instant ; puis il chancela. Luce s’élança pour le soutenir ; mais il tomba, l’entraînant dans sa chute, comme le chêne foudroyé tombe entouré du faible lierre qui s’était suspendu à ses branches. Marie se hâta de secourir le vieillard, et Luce, couvrant son visage de baisers et de larmes, le suppliait en vain de parler. Il cessa bientôt de respirer, et Hugo de Ganneville, consterné un instant, donna l’ordre de porter sur le lit seigneurial le corps inanimé du baron de Brix. Tandis que ses hommes d’armes s’acquittaient en silence de cette funèbre besogne, et que Luce et Marie les suivaient en pleurant, on vint avertir Hugo qu’Alain et les moines de Brix, ne sachant rien de ce qui s’était passé, demandaient à entrer au château. Hugo se rendit sur les créneaux. Le crépuscule permettait à peine de distinguer les objets. Alain cependant le reconnut et fit une exclamation de désespoir. « Le diable d’enfer est donc déchaîné ? s’écria-t-il. Est-ce vous que je vois, messire Hugo ? Les religieux et l’écuyer attendaient avec angoisse. La nuit était venue, et ils voyaient des lumières aller et venir dans le château, où retentissaient un bruit d’armes, des gémissements, des ordres donnés à haute voix et quelques coups de marteau. Enfin le pont-levis s’abaissa, la porte de la cour s’ouvrit, et, à la lueur des torches, ils virent sortir du château six hommes d’armes portant sur un brancard recouvert d’un tapis le corps presque gigantesque d’Adam de Brix. Luce l’accompagnait, voilée et appuyée sur Marie. Les femmes de service et les vassales, menant ou portant leurs enfants, les suivaient tout en pleurs. Hugo, debout sur le seuil, l’épée nue à la main, salua le mort au passage et surveilla le défilé du convoi. Un paysan s’était mêlé parmi les femmes. « Restez ! lui dit-il ; les hommes qui sont ici n’en sortiront qu’après avoir aidé à démanteler le château. Malheur à qui résisterait ! Levez le pont ! Un frémissement de pitié et d’admiration agita un instant la foule. Hugo grinça des dents. « Vous avez bonne langue, Mademoiselle ! s’écria-t-il ; mais je ne relèverai pas ce gant. Votre champion est mort en Palestine, et je ne crains pas les revenants ! Elle tomba évanouie. Le pont s’était relevé, et les serviteurs de Luce l’emportèrent au presbytère, où elle passa la nuit, tandis que le corps du baron était veillé dans l’église par les religieux et Alain, et que les pauvres femmes de Brix pleuraient, dans leurs chaumières dépouillées auprès des enfants endormis sur la paille. IX LES RUINES Dès que le jour parut, Alain disposa avec soin un petit chariot qui appartenait à la cure ; il y étendit un tapis pris à l’église, attela un mulet, et pria Mlle de Brix de monter dans cette rustique voiture. « Je vais vous conduire au Val, lui dit-il ; les révérends pères garderont notre bon seigneur dans la crypte jusqu’au moment où nous pourrons lui faire des funérailles convenables. Partons, Mademoiselle, vous n’avez que faire ici, et on y est trop près du château. » Luce le regardait sans avoir l’air de comprendre. Il lui prit doucement la main, la fit lever, et l’emmena vers la porte. Elle se laissait conduire passivement. « Je ne sais ce qu’a notre demoiselle, dit Marie, de toute la nuit elle n’a pas prononcé une parole. » Ils arrivaient sur le seuil. Alain souleva Luce dans ses bras et la porta sur le chariot. Elle regarda autour d’elle en pressant son front de ses mains comme une personne qui s’éveille. « Où allons-nous ? dit-elle. À peine arrivée au bas de la colline sur laquelle s’élève le village de Brix, la petite escorte de Luce rencontra Mme du Hommet, qui, ayant été avertie de grand matin par Pierre, accourait à Brix avec quelques domestiques bien armés. Alain lui apprit les funestes évènements de la nuit précédente, et la noble dame, mettant pied à terre, s’approcha de la fiancée de son fils, l’embrassa tendrement et l’engagea à venir se réfugier à la Luthumière. Luce ne parut pas reconnaître Mme du Hommet, mais elle n’opposa aucune résistance et se laissa emmener au château du connétable. Alain, dès qu’il vit sa jeune maîtresse en sûreté dans cette place forte, et bien soignée par Mme du Hommet et Marie, reprit le chemin de Brix, mais non sans passer au Val. Il trouva Colette en pleurs et toute seule, inquiète de sa fille et de Mlle de Brix, mais n’osait quitter la maison. Alain la rassura, et lui demanda où étaient Pierre et ses frères. « Mes deux cadets sont occupés à enterrer l’Écossais qui est mort ici cette nuit, dit Colette à voix basse, et quant à mon Pierre, il est parti. Dieu sait s’il reviendra jamais. « Vous êtes heureuse de pouvoir pleurer, dit Alain ; moi je suis comme changé en pierre, tant j’ai froid au coeur. Adieu, Colette, viendrez-vous à la cure ? Elle leur recommanda de bien garder la maison, et sans autre escorte que son chien de garde Faraud, vigoureux mâtin qui avait étranglé plus d’un loup, elle prit le chemin du château du connétable, situé à trois quarts de lieue du Val, dans cette belle forêt de chênes, abattus au siècle dernier, dont nous voyons encore les souches énormes, semblables à des rochers, se couvrir de rejetons à chaque printemps, et soutenir les terres le long des chemins creux de la fertile vallée de Brix. Pendant ce temps Hugo se hâtait de procéder à l’oeuvre de destruction. Il avait effrontément menti en disant que la reine l’avait chargé de détruire immédiatement le château. Sa mission, qu’il avait du reste sollicitée, ne consistait qu’à s’assurer du départ du baron de Brix, à mettre une petite garnison dans le château et à y attendre des ordres. Hugo, perdu de dettes, et ne souhaitant que de passer en Angleterre pour échapper à ses créanciers, n’avait vu là qu’une occasion de pillage et de vengeance. Il détestait Adam de Brix, qui, plus d’une fois, l’avait dénoncé à l’Échiquier comme donnant asile dans son château de Ganneville à tous les braconniers, vagabonds et coupe-jarrets du pays, les protégeant et les aidant à molester voyageurs et villageois. Enfin, il y a de cela plusieurs années, le château de Ganneville avait été démoli comme repaire de brigands, par l’ordre du roi Richard. Hugo s’était alors attaché au service de Jean sans Terre, en rébellion contre son frère Richard, puis il l’avait quitté pour passer dans les rangs de l’armée du roi de France, et, bien que peu estimé, il était parvenu à gagner les bonnes grâces du roi Louis VIII par son activité et sa hardiesse dans les occasions. La reine Blanche l’avait gardé à son service en souvenir de son mari ; mais elle commençait à ne plus le traiter si bien, s’étant aperçue qu’il était grand menteur. L’adroit Normand, se sentant à la veille d’une disgrâce, risquait un dernier coup pour s’enrichir. Adam de Brix passait pour posséder beaucoup d’or monnayé et de pierres précieuses rapportées d’Orient, et Hugo espérait se les approprier. Aussi, à peine le convoi du baron de Brix eut-il quitté le château, qu’Hugo ordonna à ses soldats d’enfermer tous les prisonniers et de veiller avec soin du haut des remparts. Puis, ayant posé lui-même quelques sentinelles, il prit une lumière et courut s’enfermer dans la chambre du défunt baron. Il avait pris toutes les clefs qu’Adam de Brix portait sur lui, et, d’après leurs dimensions, il jugeait qu’elles devaient ouvrir des coffrets destinés à contenir des choses précieuses. Il n’en trouva aucun cependant, et les bahuts de la chambre seigneuriale étaient presque vides. « Damnation ! s’écria-t-il ; on m’a donc précédé ici ! » mais, en y réfléchissant, il vit que pas un des hommes entrés avec lui n’avait pu visiter cette chambre en secret. Le corps du baron y avait été apporté tout d’abord, et, à peine posé sur le lit, Hugo s’en était approché et avait pris les clefs que le mort portait sur lui. Hugo se mit à fureter partout, sondant les murs, soulevant les meubles et les tapisseries. Il se fatigua inutilement, et passa, de guerre lasse, dans l’appartement de Luce. Sauf quelques vêtements, quelques livres de prières serrés dans un bahut, il ne trouva rien. Marie avait adroitement enlevé et caché sous ses habits les joyaux de Mlle de Brix. Quant au trésor du baron, voici ce qu’il était devenu. En faisant construire le château de Brix, le père du baron, selon l’usage du temps, y avait pratiqué des oubliettes ; un carreau de pierre, placé sous le foyer même, et se soulevant au moyen d’un ressort caché dans les sculptures de la cheminée, recouvrait un plan incliné communiquant avec une gaine qui se prolongeait dans l’épaisseur des murs et aboutissait à un caveau où l’on pouvait pénétrer, par une petite porte de fer dissimulée sous une maçonnerie légère, dans les souterrains du château. En cas de siège, le châtelain glissait dans cette cachette tout ce qu’il voulait soustraire à l’avidité des ennemis, et le baron de Brix, qui seul connaissait cette oubliette, aussitôt après la première apparition d’Hugo devant son château, avait jeté dans la cachette, soigneusement enveloppés, ses titres, ses joyaux et son argent. – Hugo, furieux d’être déçu, descendit dans les caves. Il y trouva d’amples provisions de cidre, de vin, d’hydromel et de cervoise, en fit distribuer à ses gens, but avec eux, et la nuit s’acheva dans l’orgie. Dès le matin, après avoir dormi une couple d’heures, Hugo se remit à boire, et, l’ivresse redoublant sa méchanceté, il s’arma d’une masse d’armes et parcourut les appartements en brisant tout sur son passage. Ses gens suivirent son exemple, et bientôt des débris de toutes sortes jonchèrent les salles. Gilles le Roux était de toute la bande celui qui avait conservé le plus de sang-froid. « Messire, dit-il à Hugo, que faut-il faire des paysans ? J’ai là mon vieux père ; c’est un bon homme, et, pour prix de mes services, je demande qu’on lui rende la liberté. Gilles et deux de ses compagnons allèrent ouvrir la porte de la salle basse où étaient les vassaux. Ces malheureux, à demi morts de frayeur, se hâtèrent d’obéir, et, munis de leviers et de pics, travaillèrent à démanteler le château.. Ils étaient environ une centaine, et les brigands une fois moins nombreux, mais armés, les forcèrent à travailler jusqu’au soir, sans leur donner aucune autre nourriture qu’un peu de pain et d’eau ; mais, comme eux-mêmes ne cessaient de boire, ils furent bientôt hors d’état de surveiller leurs victimes, et presque toutes s’échappèrent, soit en traversant le fossé à la nage, soit en formant un gué avec les pierres tombées du haut des murailles. Gilles le Roux, voyant son père hors d’état de se sauver de cette manière, prit sur lui de faire baisser le pont. « Partez, mon père, lui dit-il, partez vite, avant que ce damné Hugo vienne par ici. Le vieillard s’éloigna avec quelques-uns de ses compagnons, et Hugo, accourant, les vit déjà à cent pas du château. Il se mit à blasphémer, reprochant à Gilles de les avoir fait évader. « De quoi vous inquiétez-vous ? lui dit Gilles ; qu’importe que ces vilains s’en aillent ? ils sont à bout de forces et ne font que nous gêner. Avez-vous trouvé le trésor ? « C’est bien, reprit son digne complice, prenons chacun un pic, un levier, et descendons dans les souterrains. Mais il ne faut pas que vos hommes nous suivent. Il commanda à ses compagnons de continuer à démolir et leur permit de piller. Cette permission était superflue. Tous étaient déjà surchargés de butin, et, las de détruire, ils n’aspiraient qu’à s’enfuir pour éviter les représailles qu’ils pressentaient. Aussi, dès que la nuit vint, ne voyant plus Hugo parmi eux, ils quittèrent le château par petits groupes, en chassant devant eux les bestiaux et les chevaux qui remplissaient les écuries, et, laissant le pont baissé et toutes les portes ouvertes, ils se dispersèrent dans la forêt. Mais, avant de partir, l’un d’eux, plus méchant encore que les autres, mit le feu dans les écuries. La flamme gagna rapidement le fenil situé au-dessus, et bientôt, activée par une forte brise du sud, s’étendit par tout le château. Les paysans accoururent et essayèrent en vain d’éteindre l’incendie. Il déjoua tous leurs efforts, et les poutres embrasées, les toits et les planchers détruits, entraînant dans leur chute des pans de murs et les voûtes, consommèrent en quelques heures la ruine d’un des plus beaux châteaux de la Normandie. Quant à Hugo et à son complice, personne ne les revit jamais, et leurs tristes restes sont encore cachés sous les ruines du château de Brix, à côté du trésor du baron Adam. Quelque jour peut-être l’un de ces nobles Écossais, descendant des Bruce et des Stuarts, qui viennent de temps en temps visiter les ruines du château qui fut le berceau de leurs ancêtres, ordonnera des fouilles et retrouvera ces épaves ensevelies depuis six cents ans, au-dessus desquelles croissent les taillis de chênes et de hêtres, et chantent au printemps les pinsons et les merles jaseurs. X L’APPEL AU ROI Tandis que ces évènements se passaient à Brix, Pierre cheminait vers Bellesme, allant de presbytère en presbytère pour bien s’assurer du chemin. Le jeune pèlerin trouvait partout bon accueil ; il traversa ainsi Valognes, Saint-Lô, Vire et Alençon, et le quatrième jour, vers le soir, arriva sur un coteau d’où on découvrait la forêt de Bellesme, les tentes de l’armée royale et les tours du château qu’elle assiégeait. Jugeant que la nuit viendrait avant qu’il eût le temps d’atteindre les bannières du camp, Pierre alla demander l’hospitalité dans un monastère qu’il aperçut à peu de distance de la route. C’était un couvent de chartreux. Le frère qui lui ouvrit se prosterna devant lui, selon la règle, saluant dans l’hôte envoyé par la Providence le Maître divin qui, en ce monde, fut errant et pauvre, n’ayant pas une pierre où reposer sa tête ; puis il introduisit Pierre dans un réfectoire où soupaient quelques hôtes. Il lui servit une portion de légumes, du pain, un pot de cidre, et le laissa pour aller recevoir un autre voyageur. Quand il eut fini son frugal repas, Pierre alla prier à la chapelle, et jetant les yeux vers le choeur fermé d’une grille, il vit cette grille s’ouvrir et un prêtre en sortir précédé de deux clercs portant des cierges allumés, et tenant lui-même la sainte hostie dans une custode d’or. Pierre le reconnut, il l’avait vu plus d’une fois à l’abbaye de Saint-Sauveur-le-Vicomte, et les traits du bienheureux Thomas Hélie de Biville n’étaient pas de ceux que l’on oublie. À cette époque, il n’avait encore qu’une quarantaine d’années ; mais ses cheveux déjà presque blancs, la maigreur de son visage et de ses mains blanches comme l’albâtre, lui auraient donné l’air d’un vieillard si ses yeux pleins de feu, sa démarche et le on de sa voix n’eussent décelé son âge. Rien n’était plus beau que de l’entendre parler, rien si ce n’était de le voir à l’autel. Alors il semblait plutôt un ange qu’un homme, et, en le voyant, personne ne doutait des fréquents miracles que la voix des peuples lui attribuait. On lui amenait de toutes parts les infirmes et les malades, afin qu’il les touchât, et la reine Blanche l’avait mandé près du jeune roi l’année précédente pour qu’il l’instruisît, ainsi que les princes ses frères, des vérités de la foi. Louis IX, enfant et déjà saint, s’était attaché au prêtre normand, et Thomas de Biville ne le quittait plus. Il avait sa tente près de celle du roi, et c’était pour un soldat normand, blessé la ville, qu’il venait chercher le saint viatique. Pierre se leva et le suivit. À la suite du bienheureux, il entra dans le camp, et un grand nombre de chevaliers et de soldats suivirent le saint Sacrement. Lorsque le malade eut été administré, Thomas de Biville congédia les clercs, et reprit le chemin du quartier royal. Pierre s’avança alors vers lui, et s’en fit reconnaître aisément. Thomas Hélie savait que ce jeune homme était l’élève et l’ami des bénédictins, et il se souvenait que Pierre lui avait servi la messe plus d’une fois quand il allait prêcher à Saint-Sauveur la retraite annuelle des religieux. Il l’accueillit avec bonté et l’emmena dans sa tente. « Demain matin, lui dit-il, vous me direz vos peines, mon enfant. Je vois que vous êtes affligé et bien fatigué. Priez, reposez-vous sur cette petite couchette, et ayez confiance, Dieu vous assistera. » Il le bénit, et, le laissant seul dans l’obscurité, emporta sa petite lampe, et passa dans une autre partie de la tente, où il pria toute la nuit, ayant donné au pèlerin l’unique couchette qu’il eût. Pierre ne tarda pas à s’endormir, accablé de fatigue, mais heureux de penser qu’il aurait en Thomas de Biville le meilleur introducteur auprès de la reine Blanche. Dès l’aube, les trompettes du camp le réveillèrent. C’était un dimanche, et on ne devait pas donner d’assaut ce jour-là. Tous les hommes d’armes se préparaient à assister à la messe ; ils mettaient leurs cuirasses fourbies de la veille et leurs casques étincelants. Le temps était fort beau, et un autel avait été dressé dans une clairière de la forêt de Bellesme, près d’un grand rocher qui le mettait à l’abri des traits des assiégés. Une large tenture fleurdelisée, suspendue aux branches d’un chêne, abritait un autel portatif, lequel, suivant l’usage du temps, n’était orné que d’un crucifix et de deux flambeaux. Derrière l’autel et sur les côtés, une riche tapisserie à dessins losangés, encadrant les tours de Castille, les lions de Léon et les lis de France, était soutenue par des lances dorées, et sous les pieds du prêtre s’étendait un tapis brodé par la reine et semé de fleurs variées. Des coussins de velours bleu d’azur marquaient la place où devaient s’agenouiller la reine et le jeune roi. Pierre eut tout le loisir de voir ces préparatifs, car Thomas de Biville, l’ayant interrogé dès la pointe du jour, et sachant ce qui l’amenait à Bellesme, voulut qu’il lui servît la messe. « Notre bonne reine, dit-il, vous recevra d’autant mieux qu’elle vous aura vu remplir cette fonction. Elle sait que j’aime les bons clercs. » Il lui donna des vêtements convenables, et lui dit d’aller prier devant l’autel : « Je vais me rendre à l’oratoire de la reine, ajouta Thomas Hélie, et dès que j’aurai confessé le jeune roi, dans une demi-heure, vous reviendrez me chercher ici. » Bientôt le comte Thibaut de Champagne, les principaux chefs de l’armée royale et la foule des chevaliers vinrent se placer devant l’autel, et les hommes d’armes désignés pour assister à la première messe se rangèrent autour de la clairière. – De nombreuses bannières armoriées flottaient au-dessus de cette foule silencieuse et martiale, et le coup d’oeil était si beau, que Pierre oublia totalement ce que Thomas de Biville lui avait recommandé, et que celui-ci dut le faire avertir par un varlet. Quand Pierre revint, précédant le prêtre, il n’osa lever les yeux, mais il frôla en passant les longs vêtements de la reine de France et entrevit comme dans un éclair la blonde chevelure de Louis prosterné. Il les vit communier, et la beauté, la majesté de la mère et du fils lui firent penser que seuls la Vierge mère et l’Enfant divin devaient resplendir de plus d’éclat et de grâce souveraine. La voix charmante des enfants de choeur de la chapelle royale et la mâle harmonie de celles des guerriers ravirent le pauvre Pierre. Il se croyait au ciel ; il faillit pleurer quand, la messe finie, il dut s’éloigner et reconduire le bienheureux à l’oratoire de la reine. Après le dîner, que la reine faisait à dix heures, et qu’elle ne prolongeait jamais au delà d’une demi-heure, Blanche de Castille alla se promener dans la forêt avec son fils et Thomas de Biville, qui, le dimanche, consentait à prendre place à la table du roi. En semaine, Louis IX jouait à la paume ou se divertissait après le dîner, avec des compagnons de son âge, à d’autres jeux d’adresse ; mais le dimanche il restait près de la reine et aimait à s’entretenir avec elle des sujets convenables à la sainteté du jour. Thomas Hélie avait averti Pierre que la reine irait sans doute se reposer au pied d’un chêne d’où l’on découvrait une belle vue, et qui était sa place favorite depuis quelques jours. De là on n’entendait que très peu le bruit du camp, on ne voyait pas la forteresse assiégée, et Blanche de Castille pouvait, en reposant ses yeux sur les pentes verdoyantes du coteau de Beaumont, oublier un instant les soucis du trône et la guerre qu’elle était obligée de faire à ses sujets rebelles. Pierre s’était assis sur le bord du chemin, à demi caché sous les feuillages. Bientôt il vit la reine s’avancer, la main légèrement appuyée sur l’épaule de son fils. Thomas de Biville était près d’elle, et à quelque distance deux dames d’honneur et un écuyer la suivaient. Elle était en deuil de reine, c’est-à-dire toute vêtue de blanc. Ses sourcils et ses yeux noirs témoignaient de son origine espagnole ; mais son teint blanc et pur, sa haute taille, la fermeté de son regard et sa noble démarche étaient bien d’une fille d’Aliénor Plantagenet, d’une nièce de Richard Coeur-de-Lion. Selon l’usage du temps, son voile cachait ses cheveux et enveloppait son cou ; mais la sévérité de ce costume presque monastique ne nuisait en rien à la resplendissante beauté de Blanche de Castille. À son approche Pierre se leva, et, la saluant profondément, fit quelques pas à sa rencontre et se mit à genoux au milieu du chemin. « Que veut ce pèlerin ? » dit la reine. Et le jeune roi, mettant la main à son escarcelle, prenait déjà une pièce d’argent pour la lui donner, lorsque Pierre s’écria : « Je viens demander justice, Madame, et en appeler au roi d’une sentence inique. Elle s’assit à trois pas de Louis, et considéra son fils avec cette joie profonde de la mère chrétienne qui se dit : Mon enfant sera un saint et un grand roi. « Parlez, sire pèlerin », dit le jeune prince. Pierre se signa, et en peu de mots, la voix émue, mais avec une assurance dont il était étonné lui-même, raconta l’histoire de la révolte de Robert de Brix, comte d’Annandale, disculpa le baron Adam, et accusa Hugo de Ganneville d’avoir outrepassé ses pouvoirs en menaçant, comme il l’avait fait, le vieux seigneur de Brix. « La sentence qui bannit notre baron, dit-il en finissant, est une sentence injuste. Elle frappe un innocent, elle priverait le roi d’un fidèle serviteur, et anéantirait une forteresse qui commande une grande étendue du pays, et doit être précieuse au suzerain de la Normandie. Je supplie le roi de révoquer ses ordres, de rappeler Hugo de Ganneville, et de me faire punir de mort si je n’ai pas dit l’exacte vérité. » L’enfant-roi l’avait écouté avec la plus grande attention. « Sous le bon plaisir de la reine, dit-il en saluant sa mère et en lui souriant avec grâce, je vais donner l’ordre à l’un de nos meilleurs chevaliers, au noble Gauthier de Poissy, de partir aujourd’hui même avec vingt hommes d’armes et d’aller protéger le baron de Brix en tenant garnison dans son château, si le baron le permet. Et comme notre révérend père Thomas de Biville doit partir demain pour faire son pèlerinage à Notre-Dame-du-Voeu de Cherbourg, je le prierai d’avancer son départ de quelques heures, afin que sa petite escorte se joigne à la troupe de Gauthier de Poissy et soit protégée par elle. Il emmènera ce pèlerin avec lui. Quant à Hugo de Ganneville, il devra revenir au camp et rendre compte à la reine de sa conduite discourtoise et déloyale. M’approuvez-vous, Madame ? Le jeune roi fit de même, et Pierre, se relevant, allait s’éloigner, lorsqu’un jeune page, accourant hors d’haleine en agitant son chaperon, cria de loin : « Donnez-moi des gants, Sire ; donnez-moi des gants, Madame ! j’apporte une bonne nouvelle ! Et Blanche de Castille et saint Louis, suivis du bienheureux Thomas Hélie, reprirent le chemin du camp. XI RETOUR DU CROISÉ Tandis que Thomas de Biville et Pierre, escortés par le brave Gauthier et ses hommes d’armes, cheminaient à grandes journées vers Brix, sans se douter que le château et le noble vieillard qu’ils allaient protéger n’existaient plus, une grande nef, venue d’Harfleur et dont le mât portait une bannière armoriée, s’approchait du port de Barfleur. Les marins du port et les oisifs de la ville cherchaient à la reconnaître. Un jeune homme aux yeux perçants s’écria : « Je vois les armoiries du connétable de Normandie. Je distingue les fasces d’azur et d’argent, et les trois molettes de sable ; mais d’où vient que le pavillon est en berne ? C’était vrai, Guillaume ramenait en France le corps de son père, mort des suites d’une blessure que lui avait faite la flèche empoisonnée d’un Sarrasin. Guillaume avait passé à Paris, espérant y trouver le roi et recevoir de ses mains l’épée de connétable, comme successeur de droit à la dignité de son père. Apprenant le départ du roi, qui, disait-on à Paris, guerroyait dans le Perche et ne reviendrait pas au Louvre avant la Toussaint, Guillaume s’était décidé à descendre la Seine pour aller de nouveau s’embarquer à Harfleur. Il ramenait peu d’hommes et de chevaux, tous épuisés de fatigue, et la voie de mer lui avait paru préférable à celle de terre, vu l’état de ses équipages et le triste fardeau qu’il rapportait. Un canot se détacha du vaisseau, qui attendait l’heure de la pleine mer pour entrer dans le port ; il portait un écuyer envoyé par Guillaume, et qui alla prévenir le clergé de Barfleur. Lorsqu’à la marée haute la nef aborda, les moines de l’abbaye de Barfleur, dont le connétable avait été l’insigne bienfaiteur, vinrent processionnellement recevoir son cercueil à la descente du vaisseau, et l’emportèrent dans la crypte de leur église. Dès que Guillaume eut remis ce dépôt sacré aux bons religieux, il donna ses ordres à ses gens, et leur dit qu’il les précéderait d’un jour à la Luthumière. L’abbé lui prêta deux chevaux, car ceux du croisé avaient beaucoup souffert de la traversée, et Guillaume du Hommet, suivi de son écuyer, prit le chemin de son château. Revoir son pays après une absence de plus d’une année, le revoir dans cette belle saison d’automne où la Normandie est encore, s’il se peut, plus belle qu’au printemps, penser qu’il allait retrouver sa jeune fiancée, sa bonne mère, tout cela aurait réjoui le jeune chevalier s’il eût pu oublier la mort de son père. Mais cette pensée, celle du deuil de sa mère, serraient douloureusement son coeur, et il se disait : « Si au moins j’avais vu Jérusalem libre, si j’avais fait toucher au saint sépulcre mon épée victorieuse, je me consolerais. Mais Sion est encore captive et désolée, le sang chrétien a coulé en vain, et les efforts des princes restés en Orient ne servent à rien. » Guillaume se trompait. Les croisades les plus désastreuses pour les chrétiens n’en avaient pas moins été une digue puissante opposée au flot musulman qui menaçait de couvrir l’Europe, et, si l’islam et le schisme règnent encore sur Jérusalem, du sein des tombes où dorment les croisés d’autrefois ont germé les ordres religieux, les sanctuaires nouveaux qui gardent en Orient l’honneur du nom chrétien et le souvenir de la noble France. Après avoir chevauché quatre heures sans rencontrer personne qu’il connût, Guillaume arriva sur ses terres, et un paysan qui labourait l’aperçut et s’écria : « Seigneur Jésus ! c’est messire Guillaume ! » Et, quittant sa charrue, il vint baiser la main de son jeune maître. « Comment se porte ma mère ? dit Guillaume. Les serviteurs du château jetèrent des cris de joie en le voyant. Il sauta à bas de son cheval, et ; pressé d’embrasser sa mère, gravit rapidement l’escalier. Avertie par les acclamations de ses domestiques, Mme du Hommet venait au-devant de lui. Il la vit sur le seuil de la grande salle, pâle, vieillie de dix ans et en grand deuil de veuve. « Ô ma mère ! s’écria-t-il en se jetant dans ses bras, vous saviez donc ? Mme du Hommet baisa l’anneau nuptial et le mit en silence à son doigt. Elle se recueillit un instant, puis, raffermissant sa voix : « Que la très sainte volonté de Dieu s’accomplisse ! dit-elle. Il m’a ôté mon bon et cher mari ; je n’ai plus qu’à prier Dieu, mon fils. Vous êtes maintenant maître et seigneur ici. Je vous remets les clefs en signe de votre souverain domaine sur tous les biens de la famille. » Et, selon l’usage d’alors, la noble veuve, détachant de sa ceinture les clefs armoriées, symbole de son autorité, les remit humblement à son fils. « Gardez-les, ma chère mère, dit Guillaume en lui baisant la main, gardez-les au moins jusqu’au jour où je vous amènerai pour fille ma chère fiancée, ma belle Luce. L’avez-vous vue depuis peu ? Et Mme du Hommet, qui, depuis l’arrivée de son fils, faisait des efforts surhumains pour retenir ses larmes, éclata en sanglots. Dès qu’elle eut repris un peu de calme, Guillaume la questionna. Elle lui fit un rapide récit de ce qui s’était passé, mais sans parler de l’état de Luce. Guillaume l’écoutait indigné et désolé tour à tour. Enfin il lui dit : « Chère bonne mère, nous allons rendre à Mlle de Brix plus qu’elle n’a perdu. Votre affection et la mienne la consoleront. Mon père en mourant m’a recommandé de ne pas attendre la fin de notre deuil pour me marier. Je compte que vous m’accorderez cette grâce. Il la salua respectueusement, descendit, se fit seller un cheval frais, et partit au galop pour le Val de Brix. XII GUILLAUME AU VAL Arrivé à l’extrémité du domaine, à l’endroit où la petite rivière qui l’arrose traverse le chemin de la Luthumière, Guillaume mit pied à terre, attacha son cheval à un arbre, et, entrouvrant la barrière, entra dans le pré. Que de fois il était venu là, enfant, cueillir des noisettes et des fleurs ! Que de fois il y avait vu la jeune châtelaine de Brix se promener avec ses suivantes et sa soeur de lait ! Ils revenaient ensemble à la ferme, et Colette leur offrait la meilleure crème, les plus beaux fruits du Val, et jetait au foyer des branches de sapin, afin qu’une flamme brillante d’étincelles illuminât joyeusement sa demeure. Le pré de la rivière était encore verdoyant et paré de fleurs ; quelques génisses y paissaient, mais il n’y avait personne. Le soleil déclinait, et, laissant le fond du Val dans l’ombre, dorait la tête du grand hêtre dont les rejetons abritent encore le pré du moulin. Au pied de ce bel arbre, deux personnes étaient assises ; Guillaume les reconnut de loin : c’étaient Luce et Marie. Marie filait sa quenouille, Luce était toute vêtue de noir ; ses beaux cheveux entouraient sa tête d’une double couronne à demi cachée par son voile. Elle tressait une guirlande de marguerites, et mie leva pas les yeux au bruit des pas du jeune chevalier. Marie l’entendit, se leva toute droite, pâlit et fit signe à Guillaume de se taire. Puis elle lui montra Luce, joignit les mains et lui indiqua le ciel. – Guillaume s’arrêta, n’osant avancer davantage. Marie courut à lui. « Ah ! Messire, s’écria-t-elle, vous voilà ! je le disais bien. Cet infernal brigand mentait. Vous êtes vivant ! votre présence rendra la raison à notre demoiselle ! Cachez-vous un instant contre cet arbre, je vais vous annoncer. » Elle retourna vers Luce, toujours immobile. « Mademoiselle, lui dit la bonne fille tremblante de joie, j’ai des nouvelles de messire Guillaume. » Luce ne parut pas l’avoir entendue. Elle ferma la couronne de fleurs, la posa sur son front un instant, puis elle dit : « Je voudrais aller au château porter cette guirlande à ma belle sainte Vierge ; tu sais, Marie, la madone en bois de cèdre que mon grand-père a rapportée de terre sainte. Allons au château, Marie ; allons-y, je t’en prie. Guillaume s’était approché ; il pleurait, le fier chevalier, et son coeur se brisait à la vue de la pauvre Luce. « Regardez ce chevalier, dit Marie ; c’est lui, c’est votre fiancé. » Luce le regarda vaguement, détourna les yeux et se remit en silence à arranger ses fleurs. – Guillaume et Marie s’éloignèrent de quelques pas. « Elle, ne se souvient de rien, dit Marie, si ce n’est de la sainte Vierge et de la tombe de sa mère. Pendant les deux jours qu’elle a passés chez votre mère, Messire, elle pleurait comme un petit enfant pour venir au Val. Depuis qu’elle y est, elle veut aller au château. Elle ne reconnaît que ma mère et moi. Le père Hélier, qu’Alain a envoyé chercher à Saint-Sauveur, le jour même de la mort du baron, dom Benoît, mes frères, Alain, qu’elle aimait bien pourtant, elle ne les connaît plus. Ô Messire, quelle douleur de la voir ainsi ! Et Guillaume alla reprendre son cheval, et retourna lentement au château paternel. Le soir, après le souper et la prière, Guillaume demanda à sa mère si elle désirait qu’il allât le lendemain à Barfleur. Pas encore, mon fils, dit-elle ; attendez que vos gens soient arrivés ici. Je vais m’occuper des préparatifs convenables, et envoyer des messagers à toute la noblesse du pays. Il faut au moins huit jours pour préparer des funérailles dignes du rang que tenait votre père. Laissez-moi faire. Retournez dès le matin au Val. Je regrette ce que je vous ai dit tantôt. Oui, l’honneur veut que vous tentiez de guérir la pauvre Luce, et que vous remplissiez votre promesse si elle retrouve quelque lueur de raison. Mais si elle ne guérit pas, je la conduirai à l’Abbaye-aux-Dames, je veillerai à ce qu’elle y soit traitée comme une princesse, et vous chercherez une autre épouse. Vous êtes le seul espoir de ma vieillesse, le dernier de votre race, et, pour l’amour de moi, vous conserverez la maison du connétable de Normandie. » Guillaume lui baisa la main en silence et la conduisit jusqu’à la porte de son appartement. Elle bénit son fils, et il alla essayer de dormir ; mais il lui fut impossible de fermer l’oeil, et le lendemain, aussitôt après la messe, il courut au Val. XIII AUXILIUM CHRISTIANORUM La prairie était déserte, Guillaume la traversa très vite et arriva près de la ferme. Les domestiques de Colette, joints à quelques-uns de ceux du château, battaient le blé dans la grange, et Colette, debout sur le seuil de la maison, regardait au loin d’un air inquiet. Elle entendit venir Guillaume et fit une exclamation. « Ô Messire ! dit-elle, je vous attendais. Marie m’avait dit que vous viendriez, et c’est à cause de vous que je n’ai pas suivi notre pauvre demoiselle. Elle a eu la fantaisie de se promener sur le chemin de Brix. Marie est avec elle, et je suis inquiète. Elles ont disparu là-bas derrière les arbres. Venez avec moi, je vous prie. Allons les rejoindre. » Guillaume la suivit avec empressement. À quelque distance de la ferme, ils virent un valet de Colette qui étoupait une haie rompue avec des branches épineuses. « Hé ! Jeannot, lui cria Colette, as-tu vu passer notre demoiselle ? Et elle se mit en chemin pour aller à Brix. Guillaume y arriva bien avant elle et trouva tout le village en mouvement. En le voyant, les vassaux de Brix firent des acclamations de joie. « Vive le connétable ! s’écrièrent-ils. Vive messire Guillaume ! Ah ! tous nos malheurs seront, réparés, puisque le voilà. – Savez-vous qui est au presbytère depuis hier soir ? lui dirent quelques bonnes femmes. C’est le saint, c’est Thomas Hélie. Il vient de la part du roi avec des hommes d’armes. On va rebâtir le château, bien sûr ; mais avez-vous vu notre demoiselle ? Elle est au presbytère. On va aller chercher en procession la sainte Vierge au château. Le feu l’a respectée. » Mme du Hommet, avertie par un messager de dom Benoît, arrivait à cheval, suivie de presque tous ses gens. Le père Hélier et Alain la reçurent et la conduisirent vers l’église, où Thomas de Biville disait la messe. La petite église regorgeait d’une foule accourue de tous les environs pour voir le bienheureux. Guillaume, debout près de la porte, regardait Luce de Brix agenouillée devant l’autel. Il ne pouvait voir son visage ; mais, à la fin de la messe, le bienheureux, étant descendu de l’autel, sortit de l’église et y rentra bientôt après, tenant une bannière blanche semée de fleurs de lis d’or. Il la remit à Luce de Brix, et lui parla à voix basse ; puis il la bénit et donna l’ordre de former la procession. La croix et le clergé sortirent d’abord, puis Luce s’avança portant la bannière et suivie par toutes les jeunes filles de Brix. Mme du Hommet et Gauthier de Poissy précédant, l’une les femmes, l’autre les hommes, se rangèrent ensuite, et, au chant de l’Ave, maris stella, la procession sortit de l’église et suivit lentement le chemin du château. À la vue de ces ruines encore fumantes, au souvenir du bon seigneur qu’ils avaient perdu, les pauvres vassaux de Brix pleuraient tous. « Sainte Vierge ! disait la bonne Colette, c’est pour tuer notre demoiselle un spectacle pareil ! » Mais Luce se tenait ferme et passa sans faiblir sur le pont à demi brûlé. On traversa la cour du château, jonchée de débris noircis par les flammes, et, arrivé aux ruines de la chapelle, le bienheureux enleva respectueusement du milieu des décombres la statue de la sainte Vierge restée intacte. Dès qu’il l’eut posée sur le petit brancard orné de fleurs qu’on avait préparé pour l’emporter, Luce remit sa bannière à Marie, et, s’avançant vers Thomas de Biville, lui demanda la permission de prendre place parmi les jeunes filles qui portaient le brancard. Le cortège se remit en marche, les chants recommencèrent, et, quand la procession fut rentrée à l’église et la statue placée au-dessus de l’autel, le bienheureux fit signe à Guillaume de venir s’agenouiller à côté de sa fiancée. Luce le regarda, lui sourit, et, lui montrant la statue miraculeuse, pria quelques instants, puis elle se releva, et s’alla jeter dans les bras de la mère de son fiancé en lui disant : « Il est revenu, Madame, remercions la sainte Vierge. » Et le bienheureux Thomas Hélie entonna le Magnificat. XIV ÉPILOGUE Six siècles ont presque effacé les traces du château d’Adam. Les descendants des barons de Brix ont donné à l’Écosse son plus grand roi, Robert Bruce, et les Stuarts eurent pour aïeule sa fille Marjory, femme de Robert II. Les archives du Cotentin font mention d’un don assez considérable fait en 1286 à l’abbaye de Saint- Sauveur par Guillaume du Hommet, connétable de Normandie, et sa femme Luce de Brix, qui avait hérité de son grand-père, le baron Adam de Brix. Cette donation fut plus tard confirmée par leurs fils, Guillaume et Richard. Les bois qui entourent l’ancien prieuré de la Luthumière, transformés en ferme, s’appelaient encore, il y a trente ans, la forêt au Connétable. Du château féodal de la Luthumière il ne reste rien que les traces des travaux faits jadis pour en inonder les approches en cas de siège, et quelques souterrains envahis par les eaux. La faux du temps et le niveau révolutionnaire ont anéanti la plupart des forteresses construites jadis par les compagnons de Rollon et de Guillaume le Conquérant, et il faut de patientes recherches pour retrouver, dans les traditions populaires ou les travaux des archéologues, quelques souvenirs de ces barons de Brix, jadis si puissants et si fiers. Seule l’Église, gardienne vigilante des gloires de la patrie, maintient ses traditions, les garde vivantes ou les ranime. À la voix d’une pauvre religieuse, l’abbaye de Saint-Sauveur s’est relevée de ses ruines, et la tombe du bienheureux Thomas de Biville est encore un lieu de pèlerinage. À Brix, sa statue est placée dans le choeur de l’église, non loin d’une madone de bois qui remonte au temps des croisades. L’église actuelle de Brix a été construite avec les pierres du château d’Adam, et l’if gigantesque qui l’abrite a certainement vu passer le cortège nuptial de Luce de Brix et le bienheureux Thomas Hélie. Et tandis qu’à Cherbourg rien ne rappelle aux générations présentes les rois, descendants de saint Louis, qui firent élever cette digue, saper cette montagne, creuser ce port, travaux admirables dont un autre usurpa l’honneur parce qu’il en permit l’achèvement ; tandis que pas un monument n’y porte le nom de Louis XVI, et n’y conserve le souvenir des adieux du roi qui donna l’Algérie à la France, l’image du bienheureux Thomas de Biville se voit dans toutes les chaumières du Cotentin, et les fleurs de lis exilées restent sur l’image populaire comme un mémorial de la noble France d’autrefois, comme un gage d’espérance et la promesse d’un avenir meilleur. |
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- FIN -
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