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Synopsis du conte... || Ce conte fait ± 7 pages (17202 caractères)
Pays ou culture du conte : Canada.

Une histoire de loup-garou

Wenceslas-Eugène Dick (1848-1919)

C’était à Saint-François de l’île d’Orléans – l’île des Sorciers – un soir de novembre. Le fricot était terminé. Mais on ne se leva pas de table pour cela. L’inépuisable cruche fit encore une fois le recensement des convives, versant à chacun une dernière rasade de rhum.

Puis vinrent les histoires.

D’abord anodines et d’une gaieté fortement épicée, elles ne tardèrent pas à prendre une tournure plus en rapport avec la prédilection ordinaire des narrateurs et auditeurs. De drolatiques, elles devinrent sérieuses, puis extraordinaires, puis tout à fait lugubres.

Ce fut Antoine Bouet, l’huissier beau parleur, l’avocat du village, qui les amena sensiblement sur ce terrain, où il était chez lui.

Ambroise Campagna venait de terminer une histoire dans laquelle un quêteux avait jeté un sort aux bêtes à cornes de son oncle, Baptiste Morency ; et, comme il était quelque peu esprit fort, ce Campagna, il n’avait pas manqué d’ajouter :

– Vous en croirez ce que vous voudrez ; mais, pour moi, je trouve que tous ces contes-là, c’est des bêtises.
– Des bêtises ! interrompit vivement Antoine ; tu en parles bien à ton aise, Ambroise Campagna. Il pourrait bien t’en cuire, mon garçon, pour refuser ainsi de croire aux châtiments que le bon Dieu nous envoie par l’entremise de ses amis, les pauvres.

Il faut dire ici, entre paranthèse, que ce finaud d’Ambroise avait toujours le nom de Dieu à la bouche, bien qu’il fût moins croyant que n’importe qui.

– C’est vrai ! murmura-t-on, Ambroise aura queque chose.
– Remarque, ami Ambroise, que je ne te le souhaite pas, au moins, reprit Antoine... Mais si jamais il t’arrivait comme à ce pauvre Jean Plante, de l’Argentenay...
– Qu’est-ce qui est arrivé à Jean Plante ? demanda-t-on avec une curiosité inquiète.
– Voilà ! reprit solennement Antoine, tout fier d’avoir mis la puce à l’oreille de son auditoire et, se plaçant à califourchon sur une chaise, dans l’attitude du conteur qui se dispose à produire de l’effet.
– Si nous allumions avant de commencer ! fit observer une voix.
– Oui ! oui ! bourrons les pipes ! répondit-on de partout. Antoine est beau parleur et en a pour longtemps. D’ailleurs, on goûte mieux une histoire en tirant une touche.

Pipes, calumets, brûle-gueules et blagues à tabac sortirent simultanément de toutes les poches, et ce fut enveloppé, comme Jupiter tonnant, d’un nuage de fumée qu’Antoine Bouet, le beau parleur, commença son récit.

Jean Plante, de l’Argentenay, dit-il, était comme Ambroise Campagna ; il ne croyait pas aux loups-garous, il riait des revenants, il se moquait des sorts. Quand on en parlait devant lui, il ne manquait jamais de dire avec un gros ricanement : « Je voudrais en rencontrer un de vos revenants ou de vos loups-garous : c’est moi qui vous l’arrangerais de la belle manière ! »

Propos inconvenants, vous l’avouerez, et qu’on ne devrait jamais entendre sortir de la bouche d’un chrétien qui respecte les secrets du bon Dieu !

– Ne va pas croire au moins, Ambroise, que je dis ça pour toi... je parle en général.

Il faut vous dire, mes amis, que Jean Plante vivait alors – il y a de ça une trentaine d’années – dans un vieux moulin à farine situé en bas des côtes de l’Argentenay, à pas moins de vingt arpents de la plus proche habitation. Il avait avec lui, pendant le jour, son jeune frère Thomas, pour lui aider à faire le plus gros de l’ouvrage. Mais, la nuit, il couchait tout seul au second étage.

C’est qu’il n’était pas peureux, Jean Plante, et qu’on aurait bien couru toute l’île d’Orléans pour trouver son pareil.

Il était, en outre de cela, pas mal ivrogne et colère en diable, quand il se trouvait chaud – ce qui lui arrivait six jours sur huit. Dans cet état, je vous assure qu’il ne faisait pas bon le regarder de travers ou lui dire un mot plus haut que l’autre : le méchant homme était capable de vous flanquer des coups de la grande faux qu’on voyait toujours accrochée près de son lit.

Or, il arriva qu’un après-midi où Jean Plante avait levé le coude un nombre incalculable de fois, un quêteux se présenta au moulin et demanda la charité pour l’amour du bon Dieu.

– La charité ! fainéant !... Attends un peu, je te vas la faire, la charité ! cria Jean, qui courut sur le pauvre homme et lui donna un grand coup de pied dans le derrière.

Le quêteux ne dit pas mot ; mais il braqua sur le meunier une paire de z’yeux qui aurait dû le faire réfléchir. Puis il descendit lentement l’escalier et s’en alla.

Au pied de la côte du moulin, il rencontra Thomas qui arrivait avec une charge d’avoine.

– La charité, pour l’amour du bon Dieu ?... demanda-t-il poliment, en ôtant son vieux chapeau.
– Va au diable : j’ai pas le temps ! répondit durement Thomas, qui se mit à fouetter ses bœufs.

Comme tout à l’heure, le quêteux ne souffla mot ; mais il étendit sa main sèche du côté du moulin et disparut au milieu des arbres. 

* *  *

Ici le narrateur fit une pause habile, pour exciter davantage la curiosité de son auditoire – lequel pourtant, suspendu aux lèvres d’Antoine, n’avait certes pas besoin de cet aiguillon.

Puis il secoua la cendre de sa pipe sur l’ongle de son pouce et reprit :

– Le quêteux n’avait pas plus tôt fait ce geste que, cric ! crac ! le moulin s’arrêta net.

Jean lâcha un juron et s’en fut voir ce qu’il y avait. Mais il eut beau examiner la grand-roue, les petites roues d’engrenage, les courroies et tout le bataclan... il ne trouva rien. Tout paraissait en ordre. L’eau ne manquait pas, non plus.

Il appela son frère :

– Hé ! Thomas !
– Ensuite ?
– Le moulin est arrêté.
– Je le vois bien.
– De quoi est-ce que ça dépend ?
– J’en sais rien.
– Comment !... T’en sais rien !... Mais c’est qu’il faut le savoir, mon gars.
– C’est pas mon affaire, à moi. Regarde ce qu’il a, ton moulin.
– Ah ! ah ! c’est pas ton affaire !... On va voir ça, mon garçon. Rempoche-moi un peu d’avoine que tu viens de jeter dans la trémie : il y a des pierres dedans, je le gagerais.
– Y a pas de cailloux dans mon avoine. Je les aurais vus, je suppose.
– T’as pas la vue bonne aujourd’hui. Rempoche tout de suite, ou sinon...
– Viens-y donc pour voir ! répondit aigrement Thomas. Mais il n’eut pas plus tôt regardé les yeux gris, tout pleins d’étincelles, de son frère Jean, qu’il se baissa immédiatement et se mit en devoir de vider le grand entonnoir où, comme vous savez, on jette le grain destiné à être moulu.

La meule se trouva bientôt à découvert.

Jean se baissa à son tour, tâta, palpa, fit toutes les simagrées imaginables.

Rien.

– C’est pas mal drôle, tout de même, cette affaire-là... marmota-t-il entre ses dents : tout est correct, et cependant le moulin ne veut pas marcher.
– Je sais ce que c’est ! fit tout à coup Thomas, en se frappant le front.
– Si tu le sais, dis-le donc, imbécile.
– C’est le maudit quêteux de tout à l’heure qui lui a jeté un sort.
– Cré bête ! tiens, voilà où je les loge, moi, les sorts, ricana Jean Plante, en allongeant à son frère un maître coup de pied.

Ce pauvre Thomas, il en souleva de terre et alla tomber sur les mains à dix pieds plus loin. Quand il se releva, il était bleu de colère et il courut tout droit sur Jean. Mais le meunier, qui pouvait en rosser une demi-douzaine comme celui-là, lui prit les poignets et l’arrêta court.

– Halte-là ! mon gars, dit-il : on ne lève pas la main sur Jean Plante, ou il en cuit.

Thomas vit bien qu’il n’était pas le plus fort. Pleurant de rage, il alla ramasser son chapeau.

Puis il sortit, en montrant le poing à son frère et en lui disant d’un ton de menace :

– Quand tu me reverras !...

* *  *

Jean resta donc seul.

Tout le reste de l’après-midi, il l’employa à essayer de faire marcher son moulin. Mais, bernique ! la grand-roue faisait un tour, puis, crac ! la mécanique s’arrêtait net.

– On verra demain ce qui l’empêche d’aller, se dit à la fin Jean Plante. En attendant, fêtons, puisqu’il n’y a pas autre chose à faire.

Et notre homme installa sa cruche sur la table et se mit à boire, que c’était un plaisir. Un verre de rhum n’attendait pas l’autre, si bien qu’à minuit il était soûl comme une bourrique.

Il songea alors à se coucher.

C’est une chose facile à faire quand on est à jeun et qu’un bon lit nous attend ; mais, quand les jambes refusent de nous porter, il faut s’y prendre à plusieurs fois pour réussir. Or, cette nuit-là, le meunier avait les pattes de derrière molles comme de la laine. Il se cognait à tous les meubles et prenait des embardées qui l’éloignaient toujours de sa paillasse.

Finalement il se fâcha.

– Ah ! ça ! dit-il en se disposant à essayer une dernière fois, de ce coup-là, je me lance pour la mort ou pour la vie.

Et il prit son élan, les bras en avant. Mais ce ne fut pas son grabat qu’il atteignit : ce fut la porte de l’escalier, restée entrouverte.

Jean roula jusqu’en bas, comme un paquet de linge, et se trouva dehors, à la belle étoile.

Essayer de remonter ?... Impossible. Il fallut donc passer la nuit-là, au beau milieu du bois et avec la terre dure pour paillasse.

Aussi, quoique soûl, Jean ne put fermer l’œil. Il s’amusa à compter les étoiles et à voir les nuages glisser sur la lune.

Vers environ deux heures du matin, un grand vent du nord s’éleva, qui, s’engouffrant dans la cage de l’escalier, éteignit la chandelle restée allumée dans le moulin.

– Merci, monsieur le vent, dit Jean Plante : vous êtes plus ménagé que moi, vous soufflez ma chandelle.

Et il se mit à ricaner. Mais son plaisir ne dura pas longtemps.

La lumière reparut au bout de cinq minutes, et, pendant une bonne heure, elle se promena d’une fenêtre à l’autre, comme si une main invisible l’eût fait marcher. En même temps, il arrivait de l’intérieur du moulin des bruits de chaînes, des gémissements, des cris étouffés, que c’était à faire dresser les cheveux sur la tête et à croire que tous les diables d’enfer faisaient sabbat là-dedans.

Puis, quand ce tapage effrayant eut cessé, ce fut autre chose.

Des feux follets bleus, verts, livides, rouges, se mirent à danser sur le toit et à courir d’un pignon à l’autre. Il y en eut même qui vinrent effleurer la figure du pauvre ivrogne au point qu’ils lui roussirent un peu la chevelure et la barbe.

Enfin, pour combler la mesure, une espèce de grand chien à poil roux, haut de trois pieds au moins, rôdait au milieu des arbres, s’arrêtant parfois et dardant sur le meunier deux gros yeux qui brillaient comme des charbons enflammés.

Jean Plante avait froid dans le dos et les cheveux hérissés comme les poils d’un porc-épic. Il essaya plusieurs fois de se relever, pour prendre sa course vers les maisons. Mais la terreur le paralysait autant que l’ivresse, et il ne put en venir à bout qu’au petit jour, alors que toutes les épouvantes de cette nuit terrible avaient disparu.

Avec la clarté du soleil, Jean retrouva son courage et se moqua de ce qu’il avait vu. Pourtant il lui resta une certaine souleur, qui l’empêcha d’abord d’en rire bien franchement. Mais il n’eut pas aussitôt lampé deux ou trois bons verres de rhum, qu’il redevint gouailleur comme la veille et se mit à défier tous les revenants et les loups-garous de l’île de venir lui faire peur. 

* *  * 

La journée se passa en essais inutiles pour faire repartir le moulin. Il était ensorcelé tout de bon, car il n’y eut pas tant seulement moyen de lui faire faire de suite deux tours de roue.

Jean vit approcher le soir avec une certaine appréhension. Il avait beau se dire qu’il avait rêvé la nuit précédente, son esprit n’était pas en repos. Mais, comme l’orgueil l’empêchait de monter aux maisons, où l’on n’aurait pas manqué de le railler, il coucha bravement au moulin, – non toutefois sans avoir soigneusement fermé portes et fenêtres.

Tout alla bien jusqu’à minuit.

Jean se flattait que la scène de la veille ne se renouvellerait plus et qu’il pouvait compter sur un bon somme.

Mais... ding ! ding ! comme le douzième tintement de l’horloge finissait de résonner, le tapage recommença. V’lan ! un coup de poing ici ; boum ! un coup de pied là... Puis des lamentations !... puis des gémissements de chaînes !... puis des éclats de rire,... des chuchotements,... des lueurs soudaines,... des souffles étranges qui se croisaient dans la chambre, – bref, un charivari à faire mourir de frayeur !

Jean, lui, se fâcha blanc. Il bondit sur sa grande faux et, jurant comme un possédé, il fureta dans toutes les chambres du moulin, sans même en excepter le grenier.

Mais – chose curieuse – quand le meunier arrivait dans un endroit, le bruit y cessait aussitôt pour se reproduire à la place qu’il venait de quitter.

C’était à en devenir fou.

De guerre lasse, Jean Plante regagna son lit et ramena les couvertures par-dessus sa tête : ce qui ne l’empêcha pas de grelotter de fièvre tout le reste de la nuit.

* *  * 

Cela dura ainsi pendant toute une semaine.

Le soir de la huitième journée – qui se trouvait être le propre jour de la Toussaint – Jean veillait encore seul. Il n’avait pas été à la messe, sous prétexte qu’il faisait trop mauvais, aimant mieux passer son temps à buvasser et braver le bon Dieu.

Il était pourtant bien changé, le pauvre homme. Sa figure bouffie et ses yeux brillants de fièvre disaient assez quelle affreuse semaine d’insomnie il avait passée.

Au dehors, le vent du nord-est faisait rage, fouettant les vitres avec une petite pluie fine, qui durait depuis le matin.

Pas la moindre lune au firmament. Une nuit noire comme de l’encre !

Jean était accoté sur la table, en face de son éternelle cruche, qu’il regardait d’un air hébété.

La chandelle fumait, laissant retomber sur le suif son lumignon carbonisé.

Il faisait noir dans la chambre.

Tout à coup, l’horloge sonna onze heures.

Jean Plante tressaillit et fit mine de se lever. Mais l’orgueil le fit retomber sur sa chaise.

– Il ne sera pas dit que je céderai... murmura-t-il d’une voix farouche. Je n’ai pas peur, moi !... Non, non, je n’ai peur de rien !

Et il se versa à boire d’un air de défi.

Minuit arriva. L’horloge se mit à sonner lentement ses douze coups : ding ! ding ! ding !...

Jean ne bougea pas.

Il comptait les coups et regardait partout, les yeux grands comme des verres de montres.

Au dernier tintement, flac ! une rafale de vent ouvrit violemment la porte, et le grand chien roux de la première nuit apparut.

Il s’assit sur son derrière, près du chambranle, et se mit tranquillement à regarder Jean Plante, sans détourner la vue une seule seconde.

Pendant cinq bonnes minutes, le meunier et le chien se dévisagèrent comme ça, – le premier rempli d’épouvante et les cheveux droits sur la tête, le second calme et menaçant.

À la fin, Jean n’y put tenir. Il se leva et voulut moucher la chandelle, pour mieux voir...

La chandelle s’éteignit sous ses doigts.

Jean chercha vite le paquet d’allumettes qui devait se trouver sur la table...

Le paquet d’allumettes n’y était plus.

Alors il eut véritablement peur et se mit à reculer dans la direction de son lit, observant toujours l’animal immobile.

Celui-ci se leva lentement et se mit à se promener de long en large dans la chambre, se rapprochant peu à peu du lit.

Ses yeux étaient devenus brillants comme des globes de feu, et il les tenait toujours attachés sur le meunier.

Quand il ne fut plus qu’à trois pas de Jean Plante, le pauvre homme perdit la tête et sauta sur sa faux.

– C’est un loup-garou ! cria-t-il d’une voix étranglée.

Et, ramenant avec force son arme, il en frappa furieusement l’animal.

Aussitôt, il arriva une chose bien surprenante. Le moulin se prit à marcher comme un tonnerre, pendant qu’une lueur soudaine envahissait la chambre.

Thomas Plante venait de surgir, tenant une allumette enflammée dans ses doigts.

Le grand chien s’était évanoui !

Sans souffler mot, Thomas ralluma la chandelle. Puis, apercevant son frère qui tenait toujours sa faux :

– Ah ! ça ! dit-il, que diable faisais-tu donc là, à la noirceur ? Deviendrais-tu fou, par hasard ?

Jean, livide et hagard, ne répondit pas. Il regardait Thomas, à qui il manquait un bout de l’oreille droite.

– Qui t’a arrangé l’oreille comme ça ? demanda-t-il d’une voix qui n’était plus qu’un souffle.
– Tu le sais bien ! répondit durement Thomas. Jean se baissa et ramassa par terre un bout d’oreille de chien, encore saignant.
– C’était donc toi ! murmura-t-il. Et, portant la main à son front, il éclata d’un rire lugubre.

Jean Plante était fou !

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- FIN -

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