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Au temps déjà lointain où le lac Nominingue, caché dans l’immense brousse laurentienne, ignorait encore les tapageuses migrations de touristes déclenchées par le chemin de fer et l’automobile, les chasseurs aux reins solides y parvenaient, par la route montueuse et cahoteuse qui le séparait de l’ancienne gare terminale de la Chute-aux-Iroquois, en se risquant dans un apocalyptique véhicule, innommable en honnête français et que les gens du pays nommaient bogué-borde, parce que trois planches accrochées aux essieux prétendaient tenir lieu de ressorts. C’est dans cet équipage que, insouciants des pannes et des retards, aux belles années de notre belle jeunesse, nous débouchions avec ravissement au hameau de Bellerive serti, au delà de cette grandiose nappe d’eau, dans l’épaisse verdure de ses bords. Nous étions quatre « m’sieux de la ville » en frais d’excursions sportives aux petits lacs environnants qui versent au Nominingue le tribut chantant de leurs ondes froides et claires, dans le mélancolique et fastueux dépouillement de l’automne. Mais pourquoi notre guide, toujours prêt à nous mener aux trois autres points cardinaux, manifestait-il de l’aversion chaque fois que nous lui demandions de nous conduire à une montagne qui semblait se mirer dans une profonde baie, à l’ouest du lac, et dont la cime nous invitait depuis notre arrivée en faisant rutiler au soleil levant la splendeur rougeoyante de ses frondaisons d’érables ? Devant notre insistance, il s’y résolut un beau jour, moyennant que nous nous levions avant l’aube, afin de rentrer le même soir. On promet avec enthousiasme, en plein midi, de se mettre en route de fin matin, le lendemain. Quand sonne le réveil, on s’aperçoit que l’exécution d’un pareil engagement exige du courage. En ce déclin d’octobre, avant l’aurore, l’air est plutôt « fine », comme disait notre guide, et l’eau du lac, noire de froidure, nous glace jusqu’aux moelles, rien qu’à la regarder. Nous quittâmes quand même notre auberge pour voir s’éteindre les dernières étoiles au firmament. Après une heure d’aviron qui nous dégourdit les membres et les réchauffa dans la brume nivéenne qui nous guettait au détour de la pointe Manitou, nous avions franchi d’emblée la moitié du portage de quatre milles qui relie le Nominingue à cette avenante montagne. Nous nous disposions à passer un bras écarté de la petite rivière Saguay – un ruisseau à vrai dire – qui coupait notre sentier, lorsque deux de nos compagnons aperçurent un ours qui débusqua à vingt pas en nous montrant tout juste son moignon de queue et son reluisant derrière. Ils se déchargèrent bien vite du canot qu’ils portaient à eux deux sur leurs épaules et s’emballèrent à la poursuite de leur gibier, en nous criant qu’ils reviendraient nous attendre au point même de notre brusque séparation. Sur un léger promontoire pierreux, une ancienne cambuse de draveurs marquait suffisamment le rendez-vous, avec son faîtage éboulé et à demi calciné, entouré de tonneaux de lard ébarouis dont les bêtes sauvages, en passant par là, rongeaient les douves saturées de salpêtre. Nous remarquâmes à peine que notre guide redoubla le pas pour reprendre l’itinéraire tracé la veille en toute réflexion et auquel s’en tenaient ses deux plus fidèles clients, et qu’il esquissa un signe de croix en dépassant la cabane délabrée où nous devions nous rallier tous les cinq, à la venue du soir. Nous revenions donc à la halte convenue de la petite rivière Saguay dont nos deux copains s’étaient mis en tête de remonter le cours, à la piste de l’ours matineux qui nous avait brûlé la politesse. Bredouilles et affamés, ils nous attendaient après avoir allumé le feu du campement. Nous rapportions victorieusement, quant à nous, du lac Vert qui s’étale non loin de notre attirante montagne, une superbe biche avec de moindres dépouilles opimes, mais esquintés autant que nos chiens haletants après une journée de courses folles par des ravins marécageux et des pentes rocheuses à nous casser le cou. Au lieu de nous arrêter à contempler les dernières minutes de ce radieux crépuscule automnal que l’ombre allait vivement recouvrir, nous tirâmes de nos sacs, comme des barbares, d’épaisses tranches de jambon pour nous donner le courage d’entreprendre la fin du portage et de traverser les deux grandes baies qui nous séparaient encore de notre auberge de Bellerive. Loin de nous ranimer, le repas avalé goulûment, ou la chanson endormeuse du feu, nous portait à la somnolence, tant et si bien que l’un de nous proposa, en bâillant, de dresser un abri au point même où nous nous retrouvions si à l’aise, et d’y passer la nuit. Tout nous incitait à y demeurer, l’apaisement de nos estomacs, la fatigue de nos membres, le calme de l’heure et le ravissement du paysage. En disparaissant derrière les pointes d’épinettes qui ourlent d’un large ruban de velours sombre la nappe de saphir du lac, le soleil nous lançait, comme un bonsoir, ses derniers rayons qui donnaient une teinte de claire ardoise aux rapides de notre petite rivière et inondaient le paysage d’une clarté presque musicale tant sa douceur vibrait dans le silence du soir. Après bien des années, je garde le souvenir passionné de ce crépuscule d’octobre où les feux du couchant, amortis par les souffles avant-coureurs de l’hiver, se reflétaient en teintes de pastel, d’abord de soufre clair, et plus loin d’ambre, puis de mauve jusqu’au turquoise s’assombrissant graduellement pour annoncer la nuit proche, de l’autre côté de l’horizon. Dans cette symphonie parfaite de couleurs tendres, un quartier de lune, quasi diaphane de pâleur, hyalin, semblait chercher sa route pour commencer sa brillante tournée nocturne. En plein sous-bois, la lumière, traversant la ramure écarlate des érables, plaquait de rose les longs fûts blancs des bouleaux ; une talle de vinaigriers flamboyait de toutes ses feuilles cramoisies ; une colonie de houx exposait aux miroitements de l’étroit rapide que nous allions traverser ses myriades de minuscules fruits rouge cerise, polis comme des grains de chapelet. Les feuilles d’or des trembles suspendaient même leur éternel frémissement pour obéir à l’ordre de paix que toute la nature observe à cette heure divine de la tombée du jour. Des étoiles commençaient à s’allumer dans l’azur qui fonçait au levant de la nuit. Ce ciel vif d’automne clignotant nous engageait plus à nous reposer en l’admirant qu’à quitter précipitamment l’étape pour entreprendre une longue marche forcée dans la forêt enténébrée, puis une heure de canotage, sans autre motif que d’aller dormir avec moins de joie sous un toit de bardeaux. À cette agréable proposition, notre guide, Jos Niel, se leva tout droit et déclara péremptoirement que, s’il nous plaisait de passer la nuit à cet endroit, lui s’en irait tout seul coucher au Nominingue. – I’ mouillerait à boire debout’, nous annonça-t-il, i’ venterait à m’dévisser la tête de d’sus les épaules, i’ ferait un temps à m’vendre au iable que jamais j’passerai la nuit su’c’chemin-cite. Ayant prestement fait tourner un canot sur ses épaules, il nous cria : Ever up ! – ce qui, dans sa langue hétéroclite, était un signal de se mettre en route. Il allait même partir lorsque nous lui intimâmes l’ordre de nous donner au moins des explications pour nous faire oublier la fatigue de nos jambes et de nos bras, et renoncer au beau projet de passer la nuit dans le bois. – Eh ben, v’là ! L’loup-garou ravaude toutes les nuits par icite et j’ai pas envie de l’rencontrer encore une fois. Nous savions tous que nos ancêtres ont rapporté, de leurs provinces natales de France, les anciennes croyances et superstitions populaires qui se sont vite enracinées dans nos campagnes canadiennes, comme elles restent vivaces dans le vieux terroir gaulois. Pourtant, nous n’avions jusque-là rencontré ni homme ni femme capable de nous assurer avoir vu, de ses yeux vu, un loup-garou. D’un seul regard nous consentîmes tous quatre à payer le prix qu’exigeait notre guide pour son témoignage qui d’avance nous réveillait. C’était un solide gaillard d’une quarantaine d’années, tout en muscles, barbu comme un bouc et coiffé d’une épaisse tignasse ébène drôlement rayée de mèches blanches. Chasseur depuis son petit âge, aussi futé pour dépister les gardes que le gibier, les colons, plus attachés à la terre, l’appelaient, avec une moue de mépris, « un métis, comme qui dirait un commencement de sauvage ». Mais ce qualificatif l’humiliait. Il s’estimait lui-même pire qu’un sauvage, se targuant de faire cheniquer n’importe lequel de ses concurrents algonquins, d’être moins fainéant, meilleur canotier, plus fort, plus adroit tireur et plus propre cuisinier qu’eux, et surtout moins ivrogne – encore qu’il n’objectât point à la sortie de la gourde dont ses clients tirent des rasades pour se réchauffer ou se rafraîchir, s’aiguiser l’appétit ou clore un repas, célébrer un beau coup de fusil ou se consoler d’un ratage. Aussi accueillait-il avec empressement les sportsmen lestés de provisions solides et liquides, qui se confiaient à lui pour s’aventurer dans le dédale des cours d’eau et dans la jungle de nos forêts. Il se donnait alors l’orgueil de leur dévoiler ses ravages d’orignaux et de chevreuils, ses débarcadères de loutres et ses battues de visons, glorieux de faire porter son renom de guide émérite à Montréal ou à Ottawa qui lui semblaient la métropole et la capitale de l’univers. Au demeurant, Jos Niel gardait l’assurance que ses hôtes de la ville, avec toutes leurs carabines à répétition, n’abattraient jamais autant de poil et de plume, durant toute une saison, qu’il en empochait à lui tout seul dans une journée, avec son fusil à baguette. Cette arme à piston, antique et rouillée, il l’appelait amicalement son « tisonnier », et il en tenait le double canon chargé de chevrotines à droite et, à gauche, de balles qu’il fondait en cachette, dans sa cuisine, quand il avait rabattu une quantité suffisante de cuillers de plomb. Ses randonnées solitaires, et l’habitude de celer aux villageois inquisiteurs les revenants-bons de ses promenades et braconnages, l’avaient rendu discret, sinon muet, et nous n’obtenions pas sans difficulté qu’il nous racontât ses aventures. Mais la remembrance de son loup-garou le stimula tout à coup. Il remit son canot sur la touffe d’aulnettes où nos deux compagnons l’avaient précipitamment jeté, le matin, en prenant la poudre d’escampette ; il alluma sa pipe, poussa quelques branches sèches dans le feu qui baissait, s’assit sur une souche et commença son récit d’une voix tremblotante qui enleva tout doute sur sa véracité : – Vous pouvez voir, à que’ques parches d’icite, c’te cambuse en délabre qui servait à la drave des Edwards, il y a dix ou douze ans. C’est dans ce shack-là que j’ai blanchi plus en une nuit que j’blanchirai pas tout le reste de ma vie. « On marchait su’le mois d’mars, et j’revenais d’déouacher un our’ à la décharge du lac Saguay. C’était un big bug des États qui s’mourait pour rapporter une peau d’our’ à sa femme, d’puis l’temps qu’i’ partait des semaines à la chasse sans jamais rien y rapporter ; et j’étais allé lui qu’ri son our’ à la raquette, pendant qu’i’ s’soûlait au village. « J’trouve mon dormeux dans sa ouache, j’l’assomme et j’l’emmène dans ma traîne. Le long du ch’min, mon chien Boulé fait l’ver un buck qui passe dret devant mon fusil. J’le caboche, au vol, et pis j’l’embarque avec l’autre. « Mais on a beau avoir la patte alarte, on monte pas au Saguay, su’la neige, et on n’en revient pas en criant ciseau. C’qui fait qu’on arrivait su’la brunante quand j’ai rencontré mon chevreux qui voulait se faire donner une ride. Le temps s’brumassait, itou, s’pésantissait ; et v’là qu’i’ commence à neiger, à mouiller, pis au bout de dix minutes i’ timbait p’us ’ien que d’la pluie, à siaux. J’voulais pas rester su’ la route, ben sûr, avec pas de tente pour camper ! J’prends mes jambes et j’me mets à marcher plus vite. Au bout’ d’un mille, ça marchait p’us, pantoute ; ça calait comme une swamp, la traîne collait, j’étais trempé comme un’ lavette et au bout’ d’mon respir. – Allons, Seigneur ! que j’me dis, ç’a l’air pas mal enfant d’rester en chemin ! D’un autre côté, j’voulais pas m’en revenir allège et laisser mes deux animaux dans l’bois où c’que les loups et les renards auraient pas pris de temps à les étriper. J’pensais, itou, aux sauvages qui rôdent partout pour faire leurs canailleries et qui auraient été trop fiers de me les voler. Et pis i’ m’vint à l’idée qu’on s’trouvait fair su’ l’Mardi gras, et qu’il allait y avoir du fun avec que’que chose à boire au village. J’me rattelle, je force que’ques arpents, mais ça pouvait p’us avancer. J’approchais tout juste de c’te cambuse que vous voyez là et qui se trouvait abandonnée. J’gagne donc c’vieux shack qui était encore solide, pour passer la nuit à l’abri, avec mes deux carcasses que j’traînais depuis deux heures, ou tant seulement me r’nipper en attendant que la pluie soye passée. Mais vous savez si c’est d’meure, ces pluies d’hiver ; quand ça commence, ça finit p’us. « Mon boss, un homme ben poli, m’avait donné, pour me poncer en cas que j’me mouillerais en allant y qu’ri son our’, un flask de whisky, du vrai whisky de monsieur ; et comme le frisson me pognait dans c’te cambuse fermée depuis un an passé, j’ai avalé deux, trois bonnes gobes à sa santé... » Oh ! oh ! En s’infiltrant malencontreusement dans son récit, le whisky de son boss infiltrait du même coup en nos esprits un doute que son loup-garou sortait d’un cauchemar alcoolique, une méfiance qui nous forçait à nous demander, comme dans la chanson : Est-ce un conte, grand-mère, ou si c’est arrivé ? Tous nos coureurs de bois sont plus ou moins gascons ; à force d’exagérer un tantinet à chaque répétition, ils finissent par croire eux-mêmes aux phénomènes les plus abracadabrants. Notre conteur paraissait pourtant si convaincu, ses précisions mettaient à sa voix un tel accent d’innocente véracité, que nous le laissâmes continuer : « J’fume trois, quatre pipes en faisant sécher mes hardes à la porte où qu’j’avais allumé une bonne attisée avec des écopeaux sèches qui traînaient dans le chanquier. Comme j’étais à moquié mort d’éreintement et que j’cognais des clous de six pouces, j’me résine donc, en sacraillant ben un peu, à passer la nuit là. « J’accote la porte avec une bonne bûche, j’étends que’que branches de cèdre sur l’bed, j’plie mon capot d’ssus, j’snob mon fusil à la tête et : dors, garçon ! « Plusieurs heures après – puisque l’feu était éteindu – mon chien, qui s’était couché quand et moé, m’réveille en grognant. J’écoute. Ça rôdait autour du chanquier. J’entendais rouler les quarts de lard que les draveurs avaient vidés, comme si que’que finfin avait essayé d’faire des gestes avec. Et pis les marchements s’approchent, et tout au ras de la porte, j’entends des r’niflages avec des grognements plaintifs. J’compte ben qu’c’est pas la peine de vous dire qu’i’ faisait noir à plein, dans c’te sacrée cabane pas d’feu, par c’te nuit mouillée. « J’m’dis : C’est drôle qu’un our’ soye sorti de sa ouache de c’temps-cite ; mais l’crapet a p’t’être ben cru que c’était l’printemps, rapport à la pluie, et, fatigué de s’licher la patte, i’ aurait voulu recommencer à manger tout de bon. Toujours que j’m’assis su’l’bed, j’décroche mon tisonnier et j’y rentre une balle pardessus la charge de posses qu’i’ avait déjà. Comme ça, si l’vingueux venait roffer trop proche, j’y vrillerais un pruneau qui y ferait changer les idées. « J’me disais : J’voué rien, c’est ben clair, mais si c’t’écornifleux entre dans not’ cambuse, i’ pourra pas faire autrement que canter la porte, et j’watcherai l’moment d’le garrocher. « J’avais pas aussitôt dit ça que l’animal était entré sans qu’la porte eusse canté d’une ligne. « Ça bite le ’iable, que j’dis ! J’étais ben sûr qu’i’ était rentré puisque ça marchait en faisant craquer l’plancher comme si un animal de deux cents livres se s’rait promené su’l’side-walk. « La peur, ça m’connaît pas, mais j’vous persuade qu’j’aurais aimé une tapée mieux m’voir danser un rigodon d’Mardi gras et passer la diche avec mes voisins de Nominingue ! Pis, c’était d’voir mon Boulé ! Lui qui aurait pas kické d’s’engueuler avec un cocodrile enragé, le v’là qui s’raccotille, qui s’colle su’ moé, la queue entour les jambes, et si débiscaillé qu’i’ devait p’us avoir formance de chien. « J’le pogne pour tâcher d’le lancer, d’le soukser. Pas d’affaire ! I’ s’grippe après moé, et s’met à siller comme un chien qui aurait attrapé l’apse et qui aurait senti sa mort. « Tandis c’temps-là, l’animal, qui tournaillait dans la place, nous avait aperçus, et j’me trouve tout d’un coup face à face avec une paire de z’yeux d’flammes, qui remuaient, tenez, pareils à des trous d’feu dans une couverte de laine ; c’était pas des yeux d’our’, c’est moé qui vous l’dis. Le v’là qui s’met à grogner, pis à rire, pis à brailler, pis à s’rouler su’ l’dos, à planter l’chêne, à swigner, à faire des somersettescomme un soûlaud qui timbe dans son jack. « Débarque donc, véreux d’chien, que j’dis à Boulé. Mais i’ était collé au bed, i’ tremblait comme une feuille avec p’us une coppe de cœur. « Vous pensez qu’j’étais pas gros, moé non plus, avec c’t’gibier qui dansait dans c’te noirceur d’enfer... J’avais les cheveux dret su’ la tête ; l’eau m’coulait dans l’dos et même que j’me tenais la gueule pour empêcher mes dents d’claquer trop fort. « À la fin, y’a un sacré bout’, que j’dis ! J’griffe mon fusil et j’vise l’animal dans ses yeux de feu : V’lan ! L’coup part pas... Ah ben ! ça y est ! C’est l’iable qui nous a ensorcelés. Mais avant d’me laisser emporter tout rond par le gripet, j’voulais au moins essayer l’aut’ coup, et pour pas l’manquer, j’attends que l’animal arrive au ras moé. « Comme s’i’ avait diviné mon idée, le v’là qui arrive... Ah ! mon blasphème ! que j’dis, puisque t’en veux, attrape ! Et, mes vieux, c’coup-là partit en faisant un éclair qui m’fit voir une bête effrayante avec une tête de loup, un corps d’our’, une grande queue et haut su’ pattes comme un veau. « Mais, aussitôt l’éclair passé, v’là’t-i’ pas que j’entends appeler mon nom, oui : Jos Niel, Jos Niel ! et par une voix que j’connaissais d’pus des années, par Ti-Toine Tourteau en parsonne. « Là, j’vous l’dis, j’ai eu peur ! Et, ma foi d’gueux ! j’aurais aimé mieux m’voir entouré d’une gang de chats-tigres en furie que d’me savoir face à face avec c’vendu au mistigris, c’t’étripeur de poules noires, c’te chasseur de galeries..., c’te tout c’que vous voudrez d’maudit. On rencontre pas des églises à tous les arpents dans l’bois, et pis on n’a pas toujours le temps d’faire ses dévotions all right ; mais j’vous dis que c’pendard-là nous escandalisait tous et qu’pas un chrétien voulait y parler sans avoir que’que médaille bénite dans l’gousset ; un sacreur qui faisait lever les poêles, un sorcier qui méritait d’être cruxifié su’ un poteau de télégraphe. « C’était lui, l’possédé, qui m’parlait, sûr comme vous êtes là, avec un’ voix d’mourant : – Tu m’as tué, Jos Niel, tu m’as tué, mon Dieu... mon Dieu. Pardon... « Mais i’ faisait ’ien que répéter : – J’vas mourir, j’vas mourir. « J’l’avais pas tué, ben sûr, puisqu’i’ me parlait tout l’temps. – Où c’tu d’viens ? que j’y demande. « I’ répondait p’us, mais j’l’entendais qui gigotait comme une croxignolle dans la graisse bouillante. « J’ai p’t’-être ben rêvé, que j’me dis, en fin d’compte : l’marlot est p’t’-être ben malade ; ça s’peut que j’me trouve dans sa maison... Quoi penser dans un ravaud pareil ? J’essaye d’allumer une, deux allumettes, mais i’ s’cassaient toutes à mesure que j’les frottais su’ l’mur. « Y a des sacrées ’imites, que j’dis. J’saute en bas du lit’ pour voir si c’était du lard ou du cochon, mais v’là que j’timbe su’un corps étendu tout de son long. Des grands doigts frets comme d’la glace m’attrapent le poignet et me mettent la main dans une mare chaude et collante comme du sang. « – Tu m’as tué, qu’i’ soupirait, tu m’as tué... Fallait rien que me grafigner !... Une seule goutte de sang ! « Ah ! sainte bénite ! J’me rappelle tout d’un coup qu’on délivre les loups-garous en les grafignant, en leur tirant une goutte de sang, juste à la marque du baptême, et j’y d’mande ben vite : – T’es-tu loup-garou ? « I’ répétait : – Tu m’as trop fait mal, oui, j’sus loup-garou ! « C’est tout c’que j’ai entendu, parce que j’sus revenu à moé ’ien que le sourlendemain, ou plutôt le lendemain, puisque c’ravaud-là s’était passé su’ l’mercredi des Cendres. Depuis sept ans que c’renégat de Tourteau faisait pas ses pâques, i’ avait viré en loup-garou à la première heure du huitième carême qu’i’ allait encore commencer comme ça. C’est l’matin du jeudi qu’un sauvage m’a trouvé à la porte duchanquier. I’ s’vante encore d’m’avoir sauvé la vie, parce que, c’jour-là, i’ m’a volé mon chevreux pis mon our’... – Et Ti-Toine Tourteau ? demandâmes-nous à Jos Niel qui semblait avoir terminé son récit. Il hésita quelques instants, puis déclara : – On l’a jamais r’vu. L’un de nous lui demanda : – Vous dites que la chose s’est passée dans cette cambuse, là, tout à côté de nous ? La nuit planait maintenant sur ces pauvres ruines. Pour effaroucher davantage notre guide, un rayon de lune y sautillait, effrangé par les rameaux des bouleaux voisins qu’un vent naissant agitait et dont les troncs élancés et blêmes prenaient, dans la clarté lunaire, une apparence spectrale. Notre conteur exprima le regret de ne l’avoir pas rasée jusqu’à terre, cette cambuse : – La première chose que j’ai faite, quand mon sauvage m’a relevé, ç’a été d’y mettre une allumette qui a pris, celle-là, j’en réponds. Mais j’ai jamais voulu r’passer par icite tout seul, et même avec vous autres j’y coucherais pas pour une terre en bois debout’ !... Jos Niel s’était relevé et s’emparait déjà d’un canot pour reprendre le portage. Selon notre promesse, nous devions renoncer à notre nuit de campement, et le suivre, en lui criant souvent de nous attendre. Il filait comme un écureuil dans un vestige de sentier à peu près visible au soleil, mais que les ténèbres à cette heure effaçaient totalement. Ravigotés par la fraîcheur de la veillée, nous voulions surtout allonger le reste de notre promenade dans la douceur balsamique des arbres assoupis, les oreilles aux voix mystérieuses de la forêt qui semble s’éveiller quand toute la terre s’endort, les yeux au ciel où fuyaient de petits nuages laiteux, comme une harde de grands cerfs blancs que poursuivaient des archanges, dans les halliers du paradis, en leur lançant des étoiles. |
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