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En Lombardie, sur les confins du Piémont, est une noble contrée qu’on nomme la terre de Saluces, dont les seigneurs ont porté de tout temps le titre de marquis. De tous ces marquis, le plus noble et le plus puissant fut celui qu’on appelait Gauthier. Il était beau, bien fait, avantagé de tous les dons de la nature ; mais il avait un défaut, c’était de ne vouloir, en aucune façon, entendre parler de mariage. Ses barons et ses vassaux en étaient affligés. Ils s’assemblèrent pour conférer entre eux à ce sujet ; et, d’après leur délibération, quelques députés vinrent en leur nom lui tenir ce discours :
« Marquis, notre seul maître et souverain seigneur, l’amour que nous vous portons nous a inspiré la hardiesse de venir vous parler, car tout ce qui est en vous nous plaît, et nous nous réputons heureux d’avoir un tel seigneur. Mais, cher sire, vous savez que les années passent en s’envolant et qu’elles ne reviennent jamais. Quoique vous soyez à la fleur de l’âge, la vieillesse, néanmoins, et la mort dont nul n’est exempt, s’approchent tous les jours. Vos vassaux, qui jamais ne refuseront de vous obéir, vous supplient donc d’agréer qu’ils cherchent pour vous une dame de haute naissance, belle et vertueuse, qui soit digne de devenir votre épouse. Accordez, Sire, cette grâce à vos fidèles sujets, afin que, si votre haute et noble personne éprouvait quelque infortune, dans leur malheur au moins ils ne restassent pas sans seigneur. » À ce discours, Gauthier attendri répondit affectueusement : « Mes amis, il est vrai, je me plaisais à jouir de cette liberté qu’on goûte dans ma situation et qu’on perd dans le mariage, si j’en crois ceux qui l’ont éprouvé. Toutefois, mes amis, je vous promets de prendre une femme, et j’espère de la bonté de Dieu qu’il me la donnera telle que je pourrai avec elle vivre heureux. Mais je veux aussi auparavant que vous me promettiez une chose, c’est que celle que je choisirai, quelle qu’elle soit, fille de pauvre ou de riche, vous la respectiez et l’honoriez comme votre dame, et qu’il n’y ait aucun de vous dans la suite qui ose blâmer mon choix ou en murmurer. » Les barons et sujets promirent d’observer fidèlement ce que leur avait demandé le marquis leur seigneur. Ils le remercièrent d’avoir déféré à leur requête, et celui-ci prit avec eux jour pour ses noces, ce qui causa par tout le pays de Saluces une joie universelle. Or, a peu de distance du château, il y avait un village qu’habitaient quelques laboureurs, et que traversait ordinairement le marquis, quand, par amusement, il allait chasser. Au nombre de ces habitants était un vieillard appelé Janicola, pauvre, accablé d’infirmités et qui ne pouvait marcher. Souvent dans une malheureuse chaumière repose la bénédiction du ciel. Ce bon vieillard en était la preuve, car il lui restait de son mariage une fille nommée Griselidis, parfaitement belle de corps, mais l’âme encore plus belle, qui soutenait doucement et soulageait sa vieillesse. Dans le jour, elle allait garder quelques brebis qu’il avait ; le soir, lorsqu’elle les avait ramenées à l’étable, elle lui apprêtait son maigre repas, le levait ou le couchait sur son pauvre lit ; enfin, tous les services et tous les soins qu’une fille doit à son père, la vertueuse Griselidis les rendait au sien. Depuis longtemps le marquis de Saluces avait été informé par la renommée commune, de la vertu et de la conduite respectable de cette fille. Souvent, en allant à la chasse, il lui était arrivé de s’arrêter pour la regarder, et dans son cœur il avait déjà déterminé que, si jamais il lui fallait choisir une épouse, il ne prendrait que Griselidis. Cependant le jour qu’il avait fixé pour ses noces arriva, et le palais se trouvait rempli de dames, de chevaliers, de bourgeois et de gens de tous états. Mais ils avaient beau se demander les uns aux autres ou était l’épouse de leur seigneur, aucun ne pouvait répondre. Lui alors, comme s’il eût voulu aller au-devant d’elle, sortit de son palais, et tout ce qu’il y avait de chevaliers et de dames le suivit en foule. Il se rendit ainsi au village chez le pauvre homme Janicola, auquel il dit : « Janicola, je sais que tu m’as toujours aimé : j’en exige de toi une preuve aujourd’hui, c’est de m’accorder ta fille en mariage. » Le pauvre homme, interdit à cette proposition, répondit humblement : « Sire, vous êtes mon maître et seigneur, et je dois vouloir ce que vous voulez. » La jeune fille, pendant ce temps, était debout auprès de son vieux père, toute honteuse, car elle n’avait pas été accoutumée à recevoir un pareil hôte dans sa maison. Le marquis lui adressant la parole : « Griselidis, dit-il, je veux vous prendre pour mon épouse ; votre père y consent, et je me flatte d’obtenir aussi votre aveu ; mais auparavant, répondez-moi à une demande que je vais vous faire devant lui. Je désire une femme qui me soit soumise en tout, qui ne veuille jamais que ce que je voudrai, et qui, quels que soient mes caprices ou mes ordres, soit toujours prête à les exécuter. Si vous devenez mienne, consentez-vous à observer ces conditions ? » Griselidis lui répondit : « Monseigneur, puisque telle est votre volonté, je ne ferai ni ne voudrai jamais que ce qu’il vous aura plu de me commander ; et si vous ordonnez ma mort, je vous promets de la souffrir sans me plaindre. » « Il suffit, dit le marquis. » En même temps il la prit par la main, et, sortant de la maison, il alla la présenter à ses barons et à son peuple : « Mes amis, voici ma femme, voici votre dame, que je vous prie d’aimer et d’honorer, si vous m’aimez moi-même. » Après ces paroles, il la fit mener au palais, où les matrones la dépouillèrent de ses habits rustiques pour la parer de riches étoffes et de tous les ornements nuptiaux. Elle rougissait, elle était toute tremblante, et vous n’en serez pas surpris. Vous-même, si, après l’avoir vue, l’instant d’auparavant, dans son village, on vous l’eût montrée tout à coup avec la couronne en tête, je suis sûr que vous n’auriez pu vous défendre d’une sorte d’étonnement. Le mariage et les noces furent célébrés le jour même. Le palais retentissait de toutes sortes d’instruments. De tous côtés on n’entendait que des cris de joie, et les sujets, ainsi que leur seigneur, paraissaient enchantés. Jusque-la Griselidis s’était fait estimer par une conduite vertueuse. Dès ce moment, douce, affable, obligeante, elle se fit aimer encore plus qu’on ne l’estimait, et, soit parmi ceux qui l’avaient connue avant son élévation, soit parmi ceux qui ne la connurent qu’après, il n’y eut personne qui n’applaudit à sa fortune. Quelques mois après, elle donna le jour à une fille qui promettait d’être aussi belle que sa mère. Quoique le père et les vassaux eussent plutôt désiré un fils, il y eut cependant par tout le pays de grandes réjouissances. L’enfant fut nourrie au pays par sa mère ; mais, dès qu’elle fut sevrée, Gauthier, qui depuis longtemps s’occupait du projet d’éprouver son épouse, quoiqu’il l’aimât chaque jour davantage à cause des vertus qu’il découvrait en elle, entra dans sa chambre, en affectant l’air d’un homme troublé, et lui tint ce discours : « Griselidis, tu n’as pas oublié sans doute quelle fut ta première condition avant d’être élevée à celle de mon épouse. Pour moi, j’en avais presque perdu le souvenir, et ma tendre amitié dont tu as reçu tant de preuves t’en assurait. Mais depuis quelque temps, depuis que tu as un enfant surtout, mes barons murmurent. Ils se plaignent hautement d’être destinés à devenir un jour les vassaux de la petite-fille de Janicola ; et moi, dont 1’intérêt est de ménager leur amitié, je me vois forcé de leur faire ce sacrifice douloureux qui coûte tant à mon cœur. Je n’ai point voulu m’y résoudre cependant sans t’avoir prévenue, et je viens demander ton aveu et t’exhorter à cette patience que tu m’as promise avant d’être mon épouse. — Cher Sire, répondit humblement Griselidis, sans laisser paraître sur son visage aucun signe de douleur, vous êtes mon seigneur et mon maître ; ma fille et moi nous vous appartenons ; et quelque chose qu’il vous plaise ordonner de nous, jamais rien ne me fera oublier l’obéissance et la soumission que je vous ai vouées et que je vous dois.» Tant de modération et de douceur étonnèrent le marquis. Il se retira avec l’apparence d’une grande tristesse ; mais, au fond du cœur, plein d’amour et d’admiration pour sa femme. Quand il fut seul, il appela un vieux serviteur, attaché à lui depuis trente ans, auquel il expliqua son projet, et qu’il envoya ensuite chez la marquise. « Madame, dit le serviteur, daignez me pardonner la triste commission dont je suis chargé ; mais monseigneur demande votre fille. » À ces mots, Griselidis, se rappelant le discours que lui avait tenu le marquis, crut que Gauthier envoyait prendre sa fille pour la faire mourir. Elle étouffa sa douleur néanmoins, retint ses larmes, et, sans faire la moindre plainte ni même pousser un soupir, elle alla prendre l’enfant dans son berceau, la regarda longtemps avec tendresse ; puis, lui ayant fait le signe de la croix sur le front, et la baisant pour la dernière fois, elle la livra au sergent. Celui-ci vint raconter à son maître l’exemple de courage et de soumission dont il venait d’être témoin. Le marquis ne pouvait se lasser d’admirer la vertu de sa femme ; mais, lorsqu’il vit pleurer dans ses bras cette belle enfant, son cœur fut ému et peu s’en fallut qu’il ne renonçât à sa cruelle épreuve. Cependant il se remit et commanda au vieux serviteur d’aller à Bologne porter secrètement sa fille chez la comtesse d’Empêche, sa sœur, en la priant de la faire élever sous ses yeux, mais de façon que personne au monde, pas même le comte, son mari, ne pût avoir connaissance de ce mystère. Le sergent exécuta fidèlement sa commission. La comtesse se chargea de l’enfant, et la fit élever en secret, comme le lui recommandait son frère. Depuis cette séparation, le marquis vécut avec sa femme comme auparavant. Souvent il lui arrivait d’observer son visage et de chercher à lire dans ses yeux, pour voir s’il y démêlerait quelque signe de ressentiment ou de douleur. Mais il eut beau examiner, elle lui témoigna toujours le même amour et le même respect. Jamais elle ne montra l’apparence de la tristesse, et ni devant lui ni même en son absence, ne prononça une seule fois le nom de sa fille. Quatre années se passèrent ainsi au bout desquelles elle donna le jour à un enfant mâle qui acheva de combler le bonheur du père et la joie des sujets. Elle le nourrit de son lait comme l’autre. Mais, quand ce fils bien-aimé eût deux ans, le marquis voulut le faire servir à éprouver encore la patience de Griselidis, à laquelle il vint tenir à peu près les mêmes discours qu’il lui avait tenus autrefois au sujet de sa fille. Oh ! quelle douleur mortelle dut ressentir en ce moment cette femme incomparable, quand, se rappelant qu’elle avait déjà perdu sa fille, elle vit qu’on allait faire encore mourir ce fils, son unique espérance et le seul enfant qu’elle croyait lui rester. Quelle est, je ne dis pas la mère tendre, mais l’étrangère compatissante et sensible qui, à une telle sentence, eût pu retenir ses larmes et ses cris ? Reines, princesses, marquises, femmes de tous états, écoutez la réponse de celle-ci à son seigneur et profitez de l’exemple. « Cher Sire, dit-elle, je vous l’ai juré autrefois, et je vous le jure encore, de ne vouloir jamais que ce que vous voudrez. Quand, en entrant dans votre palais, je quittai mes pauvres habits, je me défis à la fois de ma propre volonté, pour ne plus connaître que la vôtre. S’il m’était possible de la deviner avant qu’elle s’explique, vous verriez vos moindres désirs prévenus et accomplis. Ordonnez de moi maintenant tout ce qu’il vous plaira. Si vous voulez que je meure, j’y consens, car la mort n’est rien auprès du malheur de vous déplaire. » Gauthier était de plus en plus étonné. Un autre qui eût moins connu Griselidis eût pu croire que tant de fermeté d’âme n’était qu’insensibilité, mais lui qui, pendant qu’elle nourrissait ses enfants, avait été mille fois témoin des excès de sa tendresse pour eux, il ne pouvait attribuer son courage qu’a l’amour qu’elle lui portait. Il envoya, comme la première fois son sergent fidèle prendre l’enfant et le fit porter a Bologne, où il fut élevé avec sa petite sœur. Après deux aussi terribles épreuves, Gauthier eût bien dû se croire sûr de sa femme et se dispenser de l’affliger davantage. Mais il est des cœurs soupçonneux que rien ne guérit, qui, lorsqu’une fois ils ont commencé ne peuvent plus s’arrêter, et pour lesquels la douleur des autres est un plaisir délicieux. Non seulement la marquise paraissait avoir oublié son double malheur, mais, de jour en jour, Gauthier la trouvait plus soumise, plus caressante et plus tendre ; et néanmoins il se proposait de la tourmenter encore. Sa fille avait douze ans, son fils en avait huit. Il voulut les faire revenir auprès de lui et pria la comtesse, sa sœur, de les lui ramener. En même temps il fit courir le bruit qu’il allait répudier sa femme pour en prendre une autre. Bientôt cette barbarie nouvelle parvint aux oreilles de Griselidis. On lui dit qu’une jeune personne de haute naissance et belle comme une fée arrivait, pour être marquise de Saluces. Si elle fut consternée d’un pareil événement, je vous le laisse à penser ; cependant elle s’arma de courage et attendit que celui à qui elle devait obéir en voulut ordonner. Il la fit venir, et en présence de quelques-uns de ses barons, lui parla ainsi : « Griselidis, depuis plus de douze ans que nous habitons ensemble, je me suis plu à t’avoir pour compagne, parce que je regardais plus à ta vertu qu’à ta naissance ; mais il me faut un héritier, mes vassaux l’exigent ; et Rome permet que je prenne enfin une épouse digne de moi. Elle arrive dans quelques jours : ainsi prépare-toi à céder ta place ; emporte ton douaire et rappelle tout ton courage. Monseigneur, répondit Griselidis, je n’ignore point que la fille du pauvre Janicola n’était pas faite pour devenir votre épouse ; et, dans ce palais dont vous m’avez rendue la dame, je prends Dieu à témoin que tous les jours, en le remerciant de cet honneur, je m’en reconnaissais indigne. Je laisse sans regret, puisque telle est votre volonté, les lieux où j’ai demeuré avec tant de plaisir et je retourne mourir dans la cabane qui me vit naître, et où je pourrai rendre encore à mon père les soins que j’étais forcée, malgré moi, de laisser à un étranger. Quant au douaire dont vous me parlez, vous savez, Sire, qu’avec un cœur chaste, je ne pus vous apporter que pauvreté, respect et amour. Tous les habillements que j’ai vêtus jusqu’ici sont à vous : permettez que je les quitte et que je reprenne les miens que j’ai conservés. Voici l’anneau dont vous m’épousates. Je sortis pauvre de chez mon père, j’y rentrerai pauvre, et ne veux y apporter que l’honneur d’être la veuve irréprochable d’un tel époux. » Le marquis fut tellement ému de ce discours, qu’il ne put retenir ses larmes, et qu’il se vit obligé de sortir pour les cacher. Griselidis quitta ses beaux vêtements, ses joyaux, ses ornements de tête : elle reprit ses habits rustiques et se rendit à son village, accompagnée d’une foule de barons, de chevaliers et de dames qui fondaient en larmes et regrettaient tant de vertus. Elle seule ne pleurait point, mais elle marchait en silence, les yeux baissés. On arriva ainsi chez son père, qui ne parut point étonné de l’événement. De tout temps ce mariage lui avait paru suspect, et il s’était toujours douté que tôt ou tard le marquis, quand il serait las de sa fille, la lui renverrait. Le vieillard l’embrassa tendrement et sans témoigner ni courroux ni douleur ; il remercia les dames et les chevaliers qui l’avaient accompagnée, et les exhorta à bien aimer leur seigneur et à le servir loyalement. Imaginez quel chagrin ressentait intérieurement le bon Janicola, quand il songeait que sa fille, après un si long temps de plaisirs et d’abondance, allait, le reste de sa vie, manquer de tout ; mais elle ne semblait point s’en apercevoir, et elle ranimait le courage de son père. Cependant, le comte et la comtesse d’Empêche, suivis d’un grand nombre de chevaliers et de dames, allaient arriver avec les deux enfants : déjà ils n’étaient plus qu’à une journée de Saluces. Le marquis, pour consommer sa dernière épreuve, envoya chercher Griselidis, qui vint aussitôt à pied et dans ses habits de paysanne. « Fille de Janicola, lui dit-il, demain arrive ma nouvelle épouse, et, comme personne, dans mon palais, ne connaît aussi bien que toi ce qui peut me plaire et que je souhaite la bien recevoir, ainsi que mon frère, ma sœur et toute la chevalerie qui les accompagne, j’ai voulu te charger de ces soins, et particulièrement de ceux qui la regardent. — Sire, répondit-elle, je vous ai de telles obligations que, tant que Dieu me laissera des jours, je me ferai un devoir d’exécuter ce qui pourra vous faire plaisir. » Elle alla aussitôt donner des ordres aux officiers et domestiques. Elle-même aida aux différents travaux, et prépara la chambre nuptiale et le lit destiné à celle dont l’arrivée prochaine l’avait fait chasser. Quand la jeune personne parut, loin de laisser échapper à sa présence, comme on devait s’y attendre, quelque signe d’émotion, loin de rougir des haillons sous lesquels elle se montrait à ses yeux, elle alla au-devant d’elle, la salua respectueusement, et la conduisit dans la chambre nuptiale. Par un instinct secret, dont elle ne devinait pas la raison, elle se plaisait dans la compagnie des deux enfants : elle ne pouvait se lasser de les regarder et louait sans cesse leur beauté. L’heure du festin arrivée, lorsque tout le monde fut à table, le marquis la fit venir et lui montrant cette épouse prétendue, qui à son éclat naturel ajoutait encore une parure éblouissante, il lui demanda ce qu’elle en pensait. « Monseigneur, répondit-elle, vous ne pouviez la choisir plus belle et plus honnête ; et si Dieu exauce les prières que je ferai pour vous tous les jours, vous serez heureux avec elle. Mais de grâce, Sire, épargnez à celle-ci les douloureux aiguillons qu’a sentis l’autre. Plus jeune et plus délicatement élevée, son cœur n’aurait peut-être pas la force de les soutenir : elle en mourrait. » À ces mots, des larmes s’échappèrent des yeux du marquis. Il ne put dissimuler davantage, et, admirant cette douceur inaltérable et cette vertu que rien n’avait pu lasser, il s’écria : « Griselidis, ma chère Griselidis, c’en est trop. J’ai fait, pour éprouver ton amour, plus que jamais homme sous le ciel n’a osé imaginer, et je n’ai trouvé en toi qu’obéissance, tendresse et fidélité. » Alors il s’approcha de Griselidis qui, modestement humiliée de ces louanges, avait baissé la tête. Il la serra dans ses bras, et, l’arrosant de ses larmes, il ajouta en présence de cette nombreuse assemblée : « Femme incomparable, oui, toi seule au monde es digne d’être mon épouse, et toi seule le seras à jamais. Tu m’as cru, ainsi que mes sujets, le bourreau de tes enfants. Ils n’étaient qu’éloignés de toi. Ma sœur, aux mains de qui je les avais confiés, vient de nous les ramener ; regarde, les voilà. Et vous, ma fille, vous, mon fils, venez vous jeter aux genoux de votre incomparable mère. » Griselidis ne put supporter tant de joie a la fois. Elle tomba sans connaissance, et, quand les secours qu’on lui prodigua lui eurent fait reprendre ses sens, elle prit les deux enfants qu’elle couvrit de ses baisers et de ses larmes, et les tint si longtemps serrés sur son cœur qu’on eut de la peine à les lui arracher. Tout le monde pleurait dans 1’assemblée. On n’entendait que des cris de joie et d’admiration, et cette fête, ce festin qu’avait préparés l’amour du marquis, devinrent pour sa femme un triomphe. Gauthier fit venir au palais de Saluces le vieux Janicola, qu’il n’avait paru négliger jusque-là que pour éprouver sa femme et qu’il honora le reste de sa vie. Les deux époux vécurent encore vingt ans entiers dans l’union et la concorde la plus parfaite. Ils marièrent leurs enfants dont ils virent les successeurs, et après eux leur fils hérita de la terre à la grande satisfaction de leurs sujets. |
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- FIN -
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