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À une demi-lieue de la ville de Tours, sur la riante levée qui conduit à Saumur, est un village adossé aux riches coteaux de la Loire, appelé Saint-Cyr, séjour remarquable par les délicieuses habitations qu’il renferme, par la beauté de ses fruits et l’exquise qualité de ses vins. Au bas de ce coteau fertile et très renommé, vis-à-vis la belle manufacture de tapis établie à Sainte-Anne, sur l’autre rive du fleuve, existe de temps immémorial un bateau qui passe et repasse les nombreux habitants de la ville et de la campagne. Il est ordinairement dirigé par un seul batelier, qui ne se sert que d’avirons plus ou moins longs, selon la hauteur des eaux de la Loire. Comme ce trajet, ordinairement assez prompt, évite beaucoup de chemin aux personnes qui se rendent dans la partie occidentale de la ville, ce bateau, pendant toutes les saisons de l’année, et surtout dans les beaux jours, est très fréquenté. Agathine Bertrand, orpheline et sans fortune, existait des bienfaits de son oncle maternel, propriétaire d’une manufacture de carreaux en terre cuite, située près le pont de la Mothe, sur le bord de la rivière. Cet excellent homme, veuf et sans enfants, avait réuni toutes ses affections sur Agathine, sa filleule, et, désirant l’établir d’une manière convenable à l’honnête fortune qu’il amassait par son industrie et son travail, il avait placé la jeune orpheline dans une des meilleures pensions de la ville, où elle se faisait distinguer par son aptitude et ses rares dispositions. Aussi adroite au travail de l’aiguille qu’instruite dans la langue, dans l’histoire et la géographie, Agathine, âgée à peine de treize ans, venait de remporter, dans le concours de l’année, le prix de couture, et surtout celui d’estime, qui toujours annonce un heureux caractère et l’heureux don de se faire aimer. Ce double succès avait vivement touché son oncle : il voulait absolument lui en prouver sa satisfaction. C’était l’époque d’une des brillantes foires établies dans la ville de Tours ; le mois d’août était arrivé. Agathine, conduite par son père adoptif aux plus belles boutiques qui garnissaient les terrasses adossées aux murs de la ville, reçoit pour récompense de l’honorable prix qu’elle a obtenu la permission de choisir ce qui lui plairait le plus ; la jeune pensionnaire, aussi simple dans ses goûts que modeste par caractère, était en ce moment vêtue d’une robe de percale blanche sans garniture, d’un chapeau de paille orné d’un ruban rose, et portait sur le cou un petit madras à carreaux bleus et blancs. Son oncle s’attendait à ce qu’elle choisirait quelque objet de prix, et suivait le mouvement et l’expression de ses yeux, pour y lire ce qui pourrait lui plaire. Aucune étoffe moderne, aucune broderie, aucun bijou ne put attirer les regards de la jeune personne ; mais, en passant devant un magasin de nouveautés, où flottaient au gré du vent plusieurs écharpes de couleurs nuancées, Agathine s’arrête et s’écrie : « Oh ! que c’est joli !... on dirait l’arc-en-ciel qui luit après l’orage. » À l’instant même l’excellent oncle fait emplette de la brillante écharpe, dont il entoure la nouvelle Iris. Celle-ci, d’abord, rougit de plaisir, puis de modestie. Elle prétendit que cette parure ne cadrait point avec la simplicité de ses vêtements, et qu’elle n’aimait pas à paraître au-dessus de son état ; mais son oncle persista dans son offre, et soutint que sa fille d’adoption, qui venait de remporter le prix d’estime, devait être distinguée de ses rivales. « C’est justement, cher oncle, répondit l’aimable Agathine, pour me montrer digne de ce prix si flatteur, que je dois paraître toujours simple dans ma parure : si je vous en croyais, je prendrais le ton et le costume des premières demoiselles de la ville, et je me ferais moquer de moi. J’ai retenu, parmi les principes que j’ai reçus, qu’on ne doit jamais prendre que ce qui appartient à la classe qu’on occupe dans le monde. – Mais j’ai de l’aisance, mon enfant ; je n’ai que toi pour mon héritière ; après tout, ma profession de manufacturier ne me place ni au-dessus ni au-dessous de personne ; et l’éducation que tu as reçue te donne bien le droit de porter une écharpe. Elle te va si bien ! et j’ai tant de plaisir à t’en voir parée ! » Il fallut céder à d’aussi tendres instances ; et, bien que la modeste Agathine fût dans tout son ajustement d’une grande simplicité, elle ne put être insensible au plaisir de porter l’élégante écharpe, qui lui rappelait et son prix d’estime et la généreuse bonté de son oncle. Chaque fois que celui-ci réunissait quelques amis à sa manufacture, et principalement le dimanche, il envoyait chercher Agathine à sa pension, par une ancienne bonne qui l’avait vue naître ; et toutes deux, après avoir parcouru les quais plantés d’arbres, dont est embellie la partie septentrionale de la ville de Tours, elles gagnaient le bateau de Saint-Cyr et débarquaient sur la rive en face, à peu de distance de la manufacture. La jeune pensionnaire ne manquait jamais, quand il faisait beau temps, de se parer de l’écharpe qu’elle avait reçue de son oncle, et qu’à ce titre elle conservait avec le plus grand soin. Un dimanche, au commencement de septembre, lorsqu’elle traversait la Loire avec sa bonne, dans le bateau de Saint-Cyr, on entend les cris de plusieurs petits villageois qui, longeant le bord de l’eau, se repaissaient du cruel spectacle d’un gros chien de ferme au cou duquel on avait attaché une pierre, et qui, malgré tous ses efforts, cédant au cours du fleuve, était à moitié noyé. Quelquefois, cependant, il soulevait encore avec peine sa tête au-dessus de l’eau, et paraissait éviter la mort dont il était menacé. Il passait à peu de distance du bateau, vers lequel il portait un regard presque éteint, et qui semblait appeler à son secours. Le batelier, s’imaginant abréger l’agonie du pauvre animal, lève en l’air son grand aviron, et se dispose à lui en asséner un coup sur la tête : « Arrêtez ! s’écrie Agathine ; eh ! quel mal vous a fait cette pauvre bête ?... » Elle détache aussitôt son écharpe qui lui est si chère, en jette un bout sur le chien : celui-ci le saisit dans sa gueule avec le peu de forces qui lui reste ; de l’autre bout, Agathine l’attire au bord du bateau ; on coupe la corde qui attache à son cou la pierre sous le poids de laquelle il succombait ; et à l’aide de plusieurs passagers et du batelier lui-même, touché du généreux élan de la jeune personne, le pauvre animal est étendu dans le bateau, où il reste d’abord quelques instants hors d’haleine et comme anéanti ; mais, peu à peu se ranimant, il se traîne vers sa jeune libératrice et lui lèche les pieds. Elle veut préserver sa robe de percale : le chien lui lèche la main ; et appuyant son énorme tête sur un de ses genoux, il la regarde avec une expression qui semble lui dire : « Je vous rends grâce de m’avoir sauvé la vie. » Le bateau atteint l’autre rive du fleuve ; Agathine en sort avec sa gouvernante et s’aperçoit que le gros chien la suit à la trace : elle s’arrête et lui fait signe d’aller rejoindre son maître ; le pauvre animal se couche à plat ventre et la regarde d’un air qui disait clairement : « Je me donne à vous. » Il fut en effet impossible de l’empêcher de suivre Agathine jusque chez son oncle, à qui elle s’empressa de raconter son aventure. « Mon écharpe est un peu déchirée, lui dit-elle ; mais le chien existe encore. » À ces mots, celui-ci remue la queue en signe de joie, et revient de nouveau lécher les mains de sa libératrice. « Mais peut-être, lui dit son oncle, est-ce un chien malade. – Oh ! non, répondit Agathine, il est trop caressant, il est trop expressif : voyez le calme et la bonté de son regard ; d’ailleurs, on peut s’en assurer. » On offre aussitôt un morceau de pain à l’animal, qui le dévore : bientôt il reprend sa vivacité naturelle, fait mille bonds joyeux, aboie d’une voix sonore, retentissante, et revient toujours se coucher aux pieds d’Agathine, dont il est impossible de la séparer. Il la suit partout ; il a les yeux constamment attachés sur les siens, pour obéir au moindre signe qu’elle lui fait ; et pendant la nuit entière qu’elle passa à la manufacture, il se coucha le long de la porte de sa chambre, grinçant des dents à ceux qui voulaient le faire retirer, et prenant possession du terrain, où il paraissait s’établir en sentinelle vigilante. Le lendemain matin, dès qu’Agathine ouvre sa porte, il vient humblement lui lécher les mains, puis il sort et va l’attendre dans la cour, où il met à la raison les chiens de la manufacture qui veulent le troubler dans son service, et le contrarier dans la ferme résolution qu’il a prise. Agathine se sépare de son oncle et regagne le bateau de Saint-Cyr ; le chien la suit. Le batelier s’oppose à ce qu’il accompagne sa nouvelle maîtresse ; il se jette à la nage et la rejoint sur l’autre rive, l’accompagne jusqu’à sa pension, où il n’ose entrer ; mais il reste couché sur le seuil de la porte, d’où personne ne peut le faire déguerpir. Agathine, qui s’en aperçoit, lui fait donner à manger. Il ne quitte pas l’entrée de la pension, et, profitant enfin du porteur d’eau qui vient faire la provision d’usage, il entre furtivement derrière lui, pénètre dans la grande classe où se trouve Agathine, vient en tremblant lécher ses chaussures, et se couche devant elle. Le moyen de résister à de si touchantes marques d’attachement et de reconnaissance ? Agathine ne peut s’empêcher d’adopter cet excellent animal, et lui fait signe de gagner la cour du pensionnat, et de se retirer dans un bûcher, où elle se fait préparer pour lui de la paille ; il obéit et ne revient plus importuner sa jeune maîtresse que lorsqu’elle l’appelle. Ensuite, le dimanche suivant, elle retourne chez son oncle ; le chien la suit, traverse de nouveau la Loire à la nage, tandis qu’elle la passe dans le bateau de Saint-Cyr, et l’accompagne à la manufacture, où il fait mille nouveaux traits de dévouement et de fidélité. On prend des informations, et l’on découvre que cet animal appartient à un riche fermier des environs de Tours ; conduit dans une auberge, il avait voulu défendre le porte-manteau de son maître, attaché sur la croupe de son cheval ; des garçons d’écurie, qu’il avait mordus pour remplir son devoir de gardien fidèle, l’avaient garrotté, et, après lui avoir attaché une énorme pierre au cou, étaient allés le jeter à la rivière, d’où l’avait sauvé la jeune pensionnaire, qu’il ne voulait plus quitter. En effet, c’était en vain que le fermier venait le chercher à la manufacture et l’emmenait attaché à la queue de son cheval ; dès que la pauvre bête était libre, elle revenait, soit au pont de la Mothe, soit à la pension d’Agathine, auprès de laquelle il trouvait toujours les moyens de pénétrer. Il finit enfin par établir entre elle et son oncle une correspondance aussi touchante que remarquable. Celui-ci fit une maladie qui sans mettre ses jours en danger, le retint longtemps au lit. Agathine brûlait du désir d’avoir chaque jour des nouvelles de son père adoptif ; et l’infatigable Dragon, c’est ainsi que l’appelait le fermier qu’il allait visiter souvent, l’infatigable Dragon s’établit l’émissaire entre l’oncle et la nièce. Au moyen d’un petit sac de cuir qu’on avait ajouté à son collier, il allait de la manufacture à la ville, porter les nouvelles du cher malade, qui traçait quelques mots de sa main pour sa chère Agathine, dont il recevait, une demi-heure après, la réponse et les remerciements. Quelquefois, cependant, Dragon mettait un peu de temps à remplir son message, car lorsque le bateau de Saint-Cyr, où maintenant le batelier le recevait gratis, était de l’autre côté du fleuve, le chien prenait sa course le long du rivage, gagnait le pont de Tours, l’un des plus beaux de l’Europe, et en vingt minutes il était à la pension, où toujours il recevait un gros morceau de pain et léchait la main généreuse qui le lui présentait. Mais, quand revinrent les beaux jours, Dragon redoubla de zèle et d’activité. Devenu cher à l’oncle d’Agathine, il portait chaque matin à cette dernière, dans un petit panier couvert, dont l’anse garnie de linge ne pouvait lui blesser la gueule, les fleurs les plus fraîches, les fruits les plus nouveaux. Dragon n’attendait plus à la porte de la pension, où il avait acquis ses grandes entrées ; c’était à qui l’introduirait, dès qu’il aboyait dans la rue. Reprenant alors son panier entre ses dents, il venait le déposer, en remuant la queue, devant sa jeune maîtresse, et lui offrait de quoi augmenter son déjeuner et celui de ses plus chères compagnes. Le chien revenait à la manufacture, mais sans se presser : sa commission était faite. Aussi le voyait-on souvent attendre sur les bords de la Loire que le bateau de Saint-Cyr revint de son côté, pour le passer et lui éviter le grand tour. Tant d’instinct, de zèle et de services variés rendirent Dragon fameux dans tout le pays : on le citait comme le modèle de la plus rare intelligence. Agathine, en appuyant tendrement sa main sur sa grosse tête velue qu’il baissait humblement, se félicitait sans cesse de lui avoir sauvé la vie, et son oncle n’appelait plus Dragon que son fidèle. Mais ce titre devint encore plus digne de cet animal par un événement inattendu dont je suis heureux de faire ici le récit. Agathine était sortie de pension ; elle habitait chez son oncle, qu’elle ne devait plus quitter, et dont elle se faisait un devoir, autant qu’un plaisir, de gouverner la maison. Elle aimait à faire des promenades dans ces riantes prairies qu’arrose la petite rivière de la Choisille, vallon délicieux qui offre en quelque sorte la réalité de ces Champs-Élysées décrits dans la mythologie. Dragon l’y accompagnait toujours, car elle ne pouvait faire un pas sans que cette excellente bête ne courût sur ses traces, à moins que d’un seul coup d’oeil sa maîtresse ne lui défendit de la suivre ; il obéissait alors, en attachant sur elle ses regards attristés jusqu’à ce qu’il l’eût perdue de vue. Dragon était devenu d’une force prodigieuse ; rien ne pouvait échapper aux atteintes cruelles de ses dents quand il était excité ; mais rarement il en avait l’occasion : son sort était si doux à la manufacture, où chacun l’aimait, le caressait, ou tous les autres chiens le redoutaient et lui paraissaient soumis ! On était à la fin du mois d’août, époque où les bestiaux de toute espèce viennent dans les prairies paître l’herbe nouvelle. Agathine, accompagnée de son oncle et suivie du chien fidèle, longe les bords de la petite rivière et remonte jusqu’au moulin de Charcenay. Elle était simplement vêtue, et portait sur ses épaules un ample châle de mérinos rouge, afin de se préserver de la rosée du soir, ordinairement très abondante à la fin de l’été. Tout à coup elle entend les pâtres crier : « Garde à vous, mamzelle !... garde à vous !... » Elle se retourne et aperçoit un jeune taureau que la couleur de son fichu avait effarouché, et qui courait sur elle en poussant d’horribles mugissements : l’oncle d’Agathine veut avec sa canne la soustraire à cette attaque dangereuse ; mais il est renversé d’un coup de corne, qui ne lui fait heureusement qu’une légère blessure au bras. Agathine fuit éperdue à travers la prairie, et le taureau, plus furieux que jamais, est au moment de l’atteindre, lorsque Dragon, le poil hérissé et les yeux flamboyants de colère, s’élance au flanc du féroce animal et lui fait une énorme blessure qui l’arrête dans sa course. Celui-ci redouble de mugissements et de rage ; le chien, dont les élans sont prompts comme l’éclair, évite ses ruades, lui saute à la gorge, se roule et s’enlace avec lui sur la poussière, où après mille bonds et les plus grands efforts, il l’étend sans mouvement et sans vie. Il rejoint aussitôt sa jeune maîtresse évanouie dans les bras de son oncle et des pâtres, lui lèche les pieds, les mains, le front, et semble, par ses caresses, témoigner la joie qu’il éprouve. Agathine, ayant repris ses sens, caresse et remercie l’intrépide Dragon ; mais, en passant la main sur sa tête couverte d’écume et de poussière, elle s’aperçoit que le chien fait un mouvement douloureux ; elle découvre une profonde blessure qu’il avait reçue dans le combat : un coup de corne du taureau l’avait atteint derrière l’oreille, et le sang coulait en abondance. Avec quel empressement et quel zèle elle panse elle-même cette précieuse blessure ! elle la lave d’abord à la rivière, la couvre de son mouchoir dont elle fait une compresse, et l’enveloppe de ce fichu rouge qui a failli causer sa mort ! Regagnant ensuite avec son oncle la manufacture, l’on y redouble de soins pour le libérateur de la jeune personne. Le médecin vétérinaire consulté déclare que la blessure du chien, quoique profonde, n’est pas mortelle ; et chaque fois qu’Agathine en renouvelait elle-même l’appareil, elle lui répétait avec émotion : « Bon Dragon, je te dois la vie. » Et, à la honte de tant d’ingrats qui comptent parmi les hommes, le chien fidèle la regardait avec des yeux où brillait la joie la plus vive, et semblait lui répondre : « Je n’ai fait que m’acquitter envers vous. » |
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- FIN -
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