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Dans l’ancienne ville de Menphis régnoit un grand monarque qui avoit plusieurs riches provinces sous sa domination. Il fit bâtir dans cette ville un palais magnifique, qui étoit peut être le plus beau qu’on eût jamais vu. Je ne parlerai point des meubles précieux, ni des peintures des plus grands maîtres dont le dedans étoit orné, mais je dirai seulement qu’il étoit gardé par cent chiens des plus furieux, qui servoient à dévorer les criminels qui étoient condamnés à mort. Ce roi n’avoit pour tout enfant qu’un fils, lequel, entre autres belles qualités qu’il possedoit, savoit parfaitement tirer de l’arc, & personne de la cour n’avoit autant d’adresse que lui. Comme ce jeune prince étoit en âge de se marier, le roi résolut de lui donner une femme, afin d’avoir des héritiers. Il en parla à son fils, lui dit qu’on lui avoit proposé plusieurs belles princesses, & qu’il falloit qu’il en épousât une. Son fils lui répondit qu’il étoit prêt à lui obéir ; mais que comme il s’agissoit de prendre une femme pour toute sa vie, il le supplioit de trouver bon qu’il la choîsit. Le roi y consentit. Cependant ce jeune prince n’en trouvant pas une à son gré, la chose demeura indécise, & le roi n’en fut pas content. Il arriva pour lors que son visir avoit une fille qui étoit très-belle & très-sage, & que sa gouvernante sachant que de tous les partis qu’on avoit proposés à ce price, aucun ne lui avoit plu, elle s’imagina que, s’il voyoit cette fille, il en deviendroit amoureux. Dans cette pensée, elle lui en parla, & le portrait qu’elle lui en fit fut si beau, que ce prince la pria de la lui faire voir. Elle lui répondit que la chose ne seroit pas fort difficile ; que le visir envoyoit toutes les semaines sa fille à la chasse, afin qu’ayant été occupée tous les jours à des ouvrages en broderies, elle allât se divertir à la campagne ; ainsi, qu’il n’avoit qu’à la suivre lorsqu’elle iroit à la chasse, & qu’il la verroit facilement. Le jeune prince remercia la gouvernante de l’avis qu’elle lui donnoit, & ne découvrit son dessein qu’à un de ses favoris, avec lequel étant monté à cheval, ils suivirent la demoiselle d’assez loin, pour qu’elle n’en prît aucun ombrage. Il y avoit hors de la ville un temple fort ancien, dédié à Jupiter, où la demoiselle étant arrivée avec sa compagnie, vit au haut d’une des tours de ce temple deux tourterelles. Quoique le prince en fût plus éloigné, voyant qu’elle se mettoit en état de les tuer avec son arbalète, prit son arc, & les ayant tirées, il en tua une ; l’autre épouvantée de ce coup s’éleva ; mais aussi-tôt la demoiselle l’ayant couchée en joue, la tua en volant. Ce coup surprit le prince ; & pour lui faire voir qu’elle en avoit fait un plus beau que le sien, il lui envoya sa proie, qui étoit un mâle. La demoiselle, qui ne vouloit point qu’on la surpassât en générosité, lui envoya aussi la sienne, qui étoit une femelle, & chargea le porteur de dire au prince, qu’elle lui étoit bien obligée de son présent. Ces honnêtetés de part & d’autre pronostiquoient quelque chose de favorable. En effet, ce prince, pénétré du mérite & de l’adresse de la demoiselle, quoiqu’il ne l’eût pas vue au visage, en devint épris. Cependant, voulant connoître si elle étoit aussi belle qu’elle lui paroissoit bien faite, il descendit de cheval, & alla se cacher derrière un gros buisson qui étoit près de la compagnie des dames avec qui elle étoit. Il y avoit dans cet endroit une fontaine d’eau claire ; & comme la demoiselle avoit soif, & qu’elle s’en fit apporter dans un gobelet pour boire, elle fut obligée de découvrir son visage. Le prince en fut charmé, & trouva qu’elle étoit plus belle que le portrait que la gouvernante lui en avoit fait ; de sorte qu’aussi-tôt qu’il fut de retour de la chasse, il alla trouver le roi, & lui dit, qu’il avoit résolu, sous son bon plaisir, d’épouser la fille du visir. Le roi en fut ravi, avec d’autant plus de raison, qu’il avoit perdu l’espérance que son fils trouvât jamais une femme qui lui plût. Il fit venir son visir, & lui ayant déclaré l’amour que ce prince avoit pour sa fille, ils conclurent entre eux secrètement le mariage ; mais, pour des raisons particulières, la célébration en fut différée à un autre temps. Cependant le jeune prince, qui étoit toujours fort amoureux de la demoiselle, souhaitoit de tout son cœur l’heureux moment de la posséder. Il avoit la permission de lui rendre visite, & cette vue ne servoit qu’à redoubler sa passion, & à lui faire souffrir toutes les peines que ressent un amant qui ne possède pas encore l’objet qu’il aime. Les choses étoient en cet état, lorsque le roi tomba malade, & mourut en quinze jours de temps. Ce malheur dérangea un peu nos amans. Il fallu songer aux funérailles de ce prince, & à faire couronner son fils. Quand tout cela fut fait, le nouveau roi fit la célébration de son mariage avec toute la pompe & la magnificence possibles. La joie de posséder cette aimable personne avoit fort adouci le chagrin qu’il avoit eu de la perte du feu roi. Il espéroit de goûter avec elle toutes les douceurs qu’un amour légitime permet à de nouveaux mariés ; & voulant se servir du privilège que cette qualité lui donnoit : Seigneur, lui dit la reine, bien que j’aye l’honneur d’être votre femme, & qu’il soit juste que je consente à ce que vous souhaitez de moi ; néanmoins, avant que de vous rien accorder, je vous supplie d’avoir la bonté de faire mettre mon nom auprès du vôtre sur la monnoie que l’on frappe dans vos états. Le roi jugeant qu’il ne pouvoit pas, avec honneur, lui octroyer sa demande : Madame, lui dit-il, s’il y a quelque exemple qui justifie que mes prédécesseurs l’ayent fait, vous pouvez compter que, vous aimant au point que je vous aime, je vous accorderai ce que vous me demandez ; mais comme cela ne s’est jamais pratiqué dans mon royaume, ni dans aucun état du monde, je vous prie de m’en dispenser. Je n’aurois jamais cru, seigneur, répondit-elle, que vous m’eussiez refusé la première grâce que je vous demande ; & puisque je reconnois que vous n’avez guère d’amour pour moi, je ne dois pas en avoir d’avantage pour vous, étant juste qu’ayant autant d’égard que vous en avez pour votre honneur, j’en aye aussi autant pour la conversation du mien. Cette réponse, qui étoit un peu trop forte, donna d’abord quelque chagrin au roi ; mais peu après, faisant réflexion au sujet qui l’avoit causé, il espéra de ramener cette princesse à son devoir, en usant de quelque ruse envers elle. C’est pourquoi étant un jour à causer ensemble, & lui parlant de l’amour qu’il avoit pour elle : En vérité, madame, lui dit-il, vous ne songez guères que vous êtes ma femme, de ne vouloir pas me permettre de vous approcher, à moins que je ne fasse mettre sur la monnoie votre nom auprès du mien. Cependant, quoique cela ne se soit jamais vu, comme je n’ai pas de plus forte passion que de vous plaire, je vous accorderai votre demande, si vous faites, avec votre arc & vos flèches, ce que je ferai avec les miennes. La reine y consentit, & le soir venu, le roi la mena dans une grande salle, où ayant fait poser un petit bassin au bout de cette salle, après l’avoir fait remarquer à la reine, & éteindre toutes les lumières, ils se mirent à l’autre bout ; alors ce prince, prenant son arc, tira trois flèches dans le bassin, dont on entendit le bruit à mesure qu’elles y frappoient ; ensuite, la reine tira les siennes d’une manière hardie : on entendit le son que causa la première ; mais les deux autres ne firent aucun bruit. Le roi s’imaginant que la seconde & la troisième flèches n’avoient pas donné dans le bassin, dit en lui-même : Je suis présentement exempt de faire ce que ma femme me demande, & elle ne pourra plus me refuser le droit de mari. Il fit aussi-tôt allumer des flambeaux ; il vit que les trois flèches qu’il avoit tirées, avoient percé en trois endroits le bassin, & que la première que la reine avoit tirée, avoit aussi frappé dans le milieu ; mais que la seconde & la troisième étoient attachées au bout l’une de l’autre ; ce qui le surprit et le chagrina tout ensemble, de voir qu’il falloit accorder à la reine ce qu’elle lui demandoit. Cependant comme ce n’étoit pas là son dessein, pour éluder la chose, il feignit le lendemain d’être malade. Cette Princesse, qui étoit sage & prudente, ne voulant point l’importuner, ne songea qu’à lui faire recouvrer la santé. Dans ce temps, on eut avis à la cour, qu’il y avoit une grande quantité de licornes aux environs de quelques villes de ce royaume, qui faisoient de terribles ravages dans la campagne. Cette nouvelle fournit au roi un prétexte d’éluder l’exécution de la parole qu’il avoit donnée à la reine ; & feignant d’être toujours malade, il lui dit qu’aussi-tôt qu’il seroit guéri, il vouloit aller avec elle donner la chasse à ces animaux. Elle approuva ce dessein, & quelques jours après, témoignant qu’il étoit en parfaite santé, il fit dire à tous les officiers de sa cour qu’ils eussent à se tenir prêts pour partir dans trois jours, afin d’aller vers les villes qui étoient inquiétées par les licornes. Chacun s’étant mis en état pour le jour marqué, il partit avec la reine & toute sa cour. Pendant toute la route, les courtisans, avoient grand soin de conter au roi & à la reine des histoires agréables pour les désennuyer de la longueur & de l’incommodité du chemin, qui étoit des plus fâcheux. Quand on fut arrivé au lieu où étoient les licornes, on se reposa quelque temps dans une de ces villes, pour se remettre des fatigues du voyage. Le roi commanda à toute sa suite de dresser des tentes dans la campagne, afin d’être plus à portée de donner la chasse à ces animaux. Cet ordre ayant été exécuté, on campa dans un lieu fort commode, & l’on en tua quantité à coup de flèches, de frondes & d’arbalètes. Dans le temps qu’on étoit le plus occupé à la défaite de ces animaux, le roi & la reine virent un mâle & une femelle proche l’un de l’autre ; le prince, qui étoit rusé, se souvenant de la parole qu’il avoit donnée à la reine de faire mettre son nom avec le sien sur la monnoie qu’on faisoit dans ses états, & considérant qu’il pourroit s’en exempter : Madame, lui dit-il, si vous pouvez changer le mâle d’un de ces animaux que vous voyez, en femelle, & la femelle en mâle, je vous promets qu’aussi-tôt que nous serons de retour, je ferai mettre votre nom avec le mien sur la monnoie que l’on fait dans mon royaume. La reine lui répondit, que bien qu’elle l’eût mérité parce qu’elle avoit fait au bassin, que néanmoins s’il pouvoit faire ce qu’il lui proposoit, il ne devoit pas douter qu’elle ne le fît pas, elle le dégageoit de la parole qu’il lui avoit donnée. Ce prince, ravi de cette réponse, la prit au mot ; & aussi-tôt il tira une flèche à l’animal qui étoit femelle. L’excès de la douleur lui faisant faire plusieurs ruades, le prince, sans perdre de temps, lui donna un coup de flèche dans le nombril, qui lui perça le corps par le milieu : le reste, qu’on voyoit au dehors, ressembloit à un membre d’animal ; & aussi-tôt, tirant une flèche au derrière de la licorne qui étoit mâle, il lui fit une si grande ouverture, qu’il ressembloit à une femelle. Le roi, tout joyeux de ce qu’il venoit de faire, se tournant du côté de la reine : C’est à vous maintenant, madame, lui dit-il, d’essayer à faire un plus beau coup que le mien. À peine eut-il achevé ces mots, qu’elle tira une flèche à la corne de l’animal, qu’elle jeta par terre, & planta la seconde flèche dans le front de la femelle ; ensorte qu’elle ressembloit au mâle, & le mâle à la femelle, qui naturellement n’a point de corne. Le roi considérant qu’après tant de succès de la part de la reine, il ne pouvoit plus lui refuser ce qu’elle demandoit, en fut très-chagrin, non-seulement parce qu’il jugeoit qu’elle avoit plus d’esprit & d’adresse que lui, mais encore parce qu’elle en tiroit vanité, & qu’il s’imagina qu’elle le méprisoit ; il résolut de s’en défaire à quelque prix que ce fût. Il ne lui en témoigna rien d’abord ; au contraire, il l’accabla de louange, afin de mieux cacher son dessein, & étant retourné sous ses pavillons, il ordonna secrètement à un de ses officiers d’entrer la nuit dans celui de la reine, & après s’en être saisi, de la mener en diligence dans son palais, & de la donner en cent chiens qui le gardoient la nuit. Cet officier mena cette infortunée princesse dans la cour du palais, & l’ayant donnée aux chiens pour la dévorer, il s’en retourna aussi-tôt rendre compte au roi de ce qu’il venoit de faire. Mais le ciel protégea si bien cette princesse, que ces animaux, loin de lui faire du mal, lui firent mille caresses. Ce bonheur fut suivi d’un autre qui n’étoit pas moins considérable ; car ayant levé une pierre qui bouchoit un trou qui donnoit dans le fossé du palais, elle s’enfuit par cet endroit, & marchant toute la nuit jusqu’au lever du soleil, elle arriva dans la maison d’un paysan qui gagnoit sa vie par le moyen d’un singe. Cet homme lui ayant demandé qui elle étoit, elle lui répondit qu’elle étoit une pauvre étrangère qui cherchoit un maître pour le servir : le paysan, la voyant presque toute nue, en eut compassion, & la prit à son service. Comme il découvroit de jour en jour beaucoup de mérite en elle, il l’adopta pour sa fille, & en eut fort grand soin. Cependant le roi étant de retour dans sa ville capitale, & ne voyant plus dans son palais celle qui avoit fait le plaisir & le charme de son cœur, fut très-fâché d’avoir été la cause de sa perte. Son chagrin augmentoit sans cesse, & il en tomba si dangereusement malade, qu’on voyoit en lui tous les signes d’une véritable mort. Le bruit de sa maladie s’étant répandu par-tout, vint jusqu’aux oreilles de l’infortunée princesse, qui, sachant que son mal ne venoit que du regret de la cruauté qu’il avoit eue pour elle, dit au paysan, qu’elle savoit le moyen de guérir ce prince, & de lui procurer une grosse fortune. Vous irez, ajouta-t’elle, à la cour ; & vous ferez entendre à ceux que vous y verrez, qu’encore qu’on ait pu jusqu’à présent trouver aucun remède au mal du roi, vous en savez un qui le guérira absolument. Cet homme lui ayant demandé quel étoit ce remède ; il n’est autre, répondit-elle, que comme sa maladie ne vient que de mélancolie & de tristesse, il ne faut que lui donner de la joie & du plaisir. Le paysan partit aussi-tôt, & s’étant fait présenter au roi : Seigneur, lui dit-il, j’espère avec l’aide du ciel de pouvoir bientôt rétablir votre santé. Trois choses sont d’abord nécessaires pour cela ; le repos, la sobriété, & la gaîté. Pour le repos, suspendez toute sorte d’affaires ; pour l’abstinence, mangez très-peu, de crainte que la quantité des alimens n’augmente les mauvaises humeurs ; & pour avoir de la joie, faites bâtir une maison agréable, dans le plus beau de vos jardins, où vous demeurerez jusqu’à ce que votre mal soit guéri, & j’aurai l’honneur d’y aller, en cas d’accident. Le roi fut fort content de toutes ces choses ; il ordonna à son intendant des bâtimens de faire construire au plutôt une maison dans un de ses jardins, pour y loger quelque temps. Cet intendant ayant exécuté les ordres qu’il avoit reçus avec toute la diligence possible, & le prince sachant que cette maison étoit fort jolie, s’y fit transporter dans une litière. À peine y fut-il arrivé, qu’il entendit le chant de mille oiseaux qui le divertirent extrêmement ; de sorte qu’au bout de quelques jours il se trouva beaucoup mieux qu’il n’étoit. Le paysan, de son côté, ne manqua pas d’y mener son singe, qui fit cent gambades devant le roi, qui le firent rire plusieurs fois. Après que ce prince s’en fut bien diverti, le paysan mena son singe à la cuisine, où il étoit seul ; il le lia à un banc, & retourna trouver le roi, pour tâcher de l’entretenir dans sa belle humeur. Comme il entroit dans la chambre, le roi entendit quelque bruit dans la cuisine ; & s’étant approché de la fenêtre, il vit que le singe s’étoit délié, & campé à côté d’une marmite, où cuisoient, entre autre viandes, deux bons chapons pour la table de ce prince. Cet animal, après avoir fait plusieurs manèges autour de la marmite, leva le couvercle, & tira un chapon ; ensuite s’étant mis en disposition de le manger, un milan qui passoit, voyant cette proie, fit un rapide vol en descendant, & l’enleva de la patte du singe, en reprenant son vol. Jamais singe ne fut plus surpris, ni plus affligé en même temps ; car il n’avoit rien mangé de la journée, & comptoit beaucoup sur la capture qu’il avoit faite. S’en voyant privé, il résolut de se venger du milan ; & ne doutant pas qu’il ne vînt encore chercher quelque nouvelle proie, il se mit en embuscade dans un coin de la cuisine. Après y avoir été quelque temps, il aperçut le milan qui voloit autour de la cuisine ; alors le singe s’étant approché, tira l’autre chapon, & feignant de s’asseoir pour le manger, le milan fondit aussi-tôt sur le singe, dans l’espérance de lui enlever le second chapon ; mais il fut pris pour dupe ; car le singe, qui l’attendoit, se jeta tout d’un coup sur lui, & l’ayant tué, il le pluma comme il put, & le mit dans la marmite avec le chapon. Peu de temps après, le cuisinier étant retourné à sa cuisine, pour voir en quel état étoit le dîner du roi, trouva la marmite toute découverte, ce qui l’étonna, & ayant pris une fourchette pour en tirer les chapons, sa surprise devint bien plus grande, lorsqu’il y trouva le milan. Il ne pouvoit comprendre comment cette métamorphose étoit arrivée. Il eut beau en faire la recherche, il n’y put réussir ; il étoit fort embarrassé pour imaginer quels mets il présenteroit au roi pour son dîner ; car bien qu’il y eût d’autres viandes dans la marmite, elles ne servoient qu’à faire le bouillon, & il ne mangeoit que du chapon, à cause de son mal. ce prince, sachant l’aventure du singe, la catastrophe du milan, & l’embarras du cuisinier, rioit de bon cœur ; en sorte que la mélancolie faisant place à la joie, il recouvra tout d’un coup sa santé, & ne pouvant souffrir que son cuisinier se chagrinât davantage pour le désordre arrivé à sa marmite, il lui raconta lui-même l’adresse du singe, & la disgrâce du milan ; après quoi il se fit préparer un autre mets, & mena ainsi une vie douce & agréable pendant le peu de temps qu’il resta dans cette nouvelle maison, parmi le ramage des oiseaux, les tours de souplesse du singe, & les contes plaisans que le paysan lui faisoit ; car, avec son patois, il ne laissoit pas d’avoir de l’esprit, & même plus qu’il n’en falloit pour un homme comme lui. Le roi, sentant que ses forces étoient entièrement rétablies, résolut de s’en retourner dans son palais ; mais avant que de partir, il fit venir le paysan, & lui demanda qui lui avoit appris le régime qu’il lui avoit donné pour sa guérison ; il lui répondit qu’il y avoit long-temps qu’il le savoit. Ce prince, non content de cette réponse, le pressa de lui découvrir le nom de celui qui l’avoit rendu si savant : alors le paysan lui avoua la vérité, & lui dit qu’il avoit appris cela d’une jeune fille qui demeuroit chez lui depuis peu, & qui, sachant la maladie du roi, l’avoit envoyé vers lui pour tâcher de le guérir. Ce prince lui commanda de la lui amener. Le paysan partit aussi-tôt ; il raconta le tout à cette fille, & l’ayant fait habiller le plus proprement qu’il put, la mena au roi. D’abord qu’il la vit, il la regarda attentivement, & trouvant qu’elle ressembloit à la reine sa femme, il étoit comme en extase. Après être revenu de son admiration, il la pria de lui dire qui elle étoit. Seigneur, lui répondit-elle, je suis votre infortunée femme, que vous avez condamnée à être dévorée par vos chiens ; mais au lieu de me faire aucun mal, il m’ont fait mille caresses, respectant en moi l’honneur que j’ai de vous appartenir. L’amitié de ces animaux me fut d’un augure favorable, & ayant trouvé un trou dans la muraille qui donne sur le fossé, je m’échappai par cet endroit. Je courus toute la nuit, sans savoir où j’allois, & j’arrivai heureusement dans la maison de ce bon homme, qui a exercé l’hospitalité envers moi jusqu’à présent. À peine y ai-je été quelques jours, que j’appris la nouvelle de votre maladie ; & en sachant toutes les particularités, j’ai jugé qu’elle venoit sans doute du regret que vous aviez de la cruelle sentence que vous aviez donnée contre moi : c’est pourquoi, connoissant la cause de votre mal, j’ai pensé qu’il n’y avoit point d’autre remède pour vous guérir, que de vous procurer de la joie, & c’est ce qui m’a porté à vous envoyer cet homme. Le roi ayant entendu toutes ces paroles, ne put retenir ses larmes ; il embrassa la jeune reine, & lui demanda mille fois pardon ; il lui avoua qu’il lui étoit redevable de la vie ; il l’assura même qu’il n’en perdroit jamais le souvenir ; & pour lui marquer sa reconnoissance, il voulut que son nom fût mis non seulement avec le sien sur toutes les monnoies qu’on battoit dans ses états, mais encore qu’elle eût part à toutes les affaires qu’on résoudroit dans son conseil ; il ordonna ensuite des réjouissances publiques pour avoir retrouvé sa femme & rétabli sa santé : quant au paysan, il le récompensa magnifiquement ; il lui fit plusieurs présens, & lui donna en pur don le village où il habitoit, qui étoit un des plus considérables du pays. L’empereur Behram fut très-content de cette histoire ; mais lorsqu’il entendit l’aventure du singe & du milan, il ne put s’empêcher d’en rire. Le nouvelliste, pour augmenter le plaisir de ce prince, continua de cette manière : Il y a, dit-il, des singes de tout poil & de toute grandeur ; les uns petits comme des chiens de manchon, & d’autre grands comme des lévriers, les uns plus doux, les autres plus sauvages, mais tous également rusés & mal-faisans ; ils semblent faire entre eux une espèce de république ; les vieux se font respecter & servir par les jeunes. Quand ils vont au pillage des jardins, une partie fait sentinelle, une autre est occupée à faire le butin, & une troisième à défendre les fourrageurs à coup de pierre, contre ceux qui viennent pour leur donner la chasse. C’est un divertissement aux Indes, lorsqu’on passe le long des forêts, de voir des troupes de singes sur les branches des arbres. Les plus gros singes en tiennent trois ou quatre petits embrassés & pressés sur leur sein. Si on leur tire un coup de fusil, on les voit de toutes parts se précipiter du haut des arbres avec ces petits, qu’ils entraînent avec eux ; mais pour ne point les blesser, ils se tiennent d’une patte à la dernière branche, & de l’autre ils laissent tomber doucement les petits sur leurs pieds à terre, qui s’écartent & disparoissent dans la forêt. Cet animal a entre autre trois inclinations violentes, qui ne sont pas indignes de la curiosité de votre majesté ; ces inclinations sont l’avidité, la curiosité, & le désir de contrefaire tout ce qu’il voit. Son avidité paroît dans la manière dont on le prend ; elle est fort singulière. Le singe est si avide, que lorsqu’il rencontre quelque chose qui est à son goût, il s’en remplit aussi-tôt les deux pattes, & ne quitte jamais ce qu’il tient, à moins qu’on ne le lui arrache de force. Les gens du pays, qui connoissent l’inclination de cet animal, mettent sous les arbres où il fait sa retraite, des cocos gros comme les deux poings, remplis de riz ou de fruits ; avec un trou assez grand pour passer la patte du singe : le singe, curieux & avide, n’aperçoit pas plutôt ces cocos, qu’il y court, & y porte les deux pattes, & les remplit du riz qui est dedans ; mais il est fort surpris que le trou, qui étoit assez grand pour des pattes vides, est devenu trop petit pour des pattes remplies ; il s’agite, il secoue la patte, il crie, il emporte avec lui les deux cocos, se roule avec eux en frappant la terre & les arbres, pour les casser ; mais jamais il ne peut se résoudre à quitter prise pour se mettre en liberté. Le chasseur, qui le voit engagé, court à lui : en vain l’animal veut gagner l’arbre, son asile ordinaire ; il ne peut grimper avec ses pattes embarrassées, & sacrifie ainsi sa liberté à son avidité. Sa curiosité n’est pas moins grande. Un singe de la forêt, récemment apporté sur un vaisseau où j’étois, n’avoit jamais vu de chandelle allumée : quand il fut nuit, & qu’il en vit une, pour la première fois, sa curiosité le fit approcher, il voulut savoir ce que c’étoit ; mais il ne fut pas dans un petit embarras de chercher par quel sens il en prendroit connoissance. Il y porta d’abord sa patte, se brûla, & la retira en la secouant, & criant bien fort ; il revint, & se mettant plus près de la chandelle, il prêta l’oreille pour écouter le bruit qu’elle faisoit ; & quand elle pétilloit, il tressailloit comme s’il avoit eu peur. Mais rien ne fut plus plaisant que lorsqu’il vit que ses yeux, sa patte & son oreille ne pouvant le satisfaire, & lui faire connoître si ce qu’il voyoit étoit bon à manger, il se hasarda à avancer la langue pour le goûter. Dix fois il se brûla le bout de la langue & du museau, & autant de fois, sans se rebuter il revint à la charge, en criant, & se mettant plus en colère de ne rien trouver à manger dans cette chandelle, que de se brûler à sa lumière. Mais parmi toutes ses inclinations, celle de contrefaire est sa première propriété. On n’est singe que par-là. Un matelot ouvroit souvent son coffre, & y prenoit de l’argent dans un sac, le comptoit, le faisoit sonner, & l’examinoit à la vue d’un singe qui étoit à l’attache près de-là. Un jour, par malheur, le coffre ayant été laissé ouvert, il prit au singe une violente envie de mettre aussi la main au sac ; il se mit à ronger sa corde pour se mettre en liberté d’exécuter son dessein, & en vint à bout ; il se jette sur le coffre, prend le sac, l’ouvre ; & comme le matelot s’en aperçut, & qu’il vouloit accourir pour le lui ôter, le singe s’enfuit : le matelot court après ; mais l’animal, plus léger, gagne le haut banc, & se va percher sur le bout d’une vergue qui avançoit bien loin dans la mer. Le bon homme, tremblant pour sa bourse, n’osoit effrayer le singe, de crainte qu’il ne la laissât tomber dans l’eau. Il fallut donc le laisser faire. Le singe, à loisir & en toute liberté, tenant d’une main le sac, tiroit avec l’autre une pièce d’argent, la portoit devant ses yeux, puis vers son oreille, & enfin au bout de la langue, pour la goûter ; & après l’avoir bien tournée & retournée, il la faisoit sonner sur le bout de la vergue, d’où elle tomboit dans la mer. Le jeu lui plut ; il reprit une seconde pièce & une troisième, & continua le même manège jusqu’à la dernière, pendant que son maître se désespéroit ; après quoi il referma le sac comme il avoit vu faire, & le rapporta dans le coffre, en criant de toutes ses forces pour les coups qu’il pressentoit déjà ; car cet animal voit fort bien quand il a manqué ; mais il est indisciplinable sur ce point. Sa malignité est telle, qu’après avoir été battu mille fois, s’il y a quelque chose à rompre dans un lieu, elle ne lui échappe point. L’empereur ne prit pas moins de plaisir à ces histoires, qu’à celles que le nouvelliste lui avoit dites. Cette joie qu’il fit paroître en présence de plusieurs grands seigneurs, leur en causa beaucoup & les flatta de le voir bien-tôt dans une santé parfaite. Ce prince ordonna que chacun se rendît le lendemain au troisième palais, qui étoit peint de diverses couleurs. Toute la cour ne manqua pas de s’y trouver, avec des habits semblables aux ornemens de ce palais. L’empereur y arriva sur les onze heures ; il vit d’abord la princesse, qui l’attendoit avec impatience, & avec laquelle il eut une conversation des plus enjouées ; ensuite il se mit à table, & après avoir dîné, il fit venir le troisième nouvelliste, auquel il commanda de lui raconter quelque histoire. Cet homme obéit aussi-tôt, & commença de cette manière. |
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- FIN -
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