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– Il me semble, maman, que ce sera un nouveau souvenir de la plus tendre des mères, que j’emporterai avec moi dans la vieille Europe. Une mère avait une enfant unique : c’était une petite fille blanche comme le lis de la vallée, dont les beaux yeux d’azur semblaient se porter sans cesse de sa mère au ciel et du ciel à sa mère pour se fixer ensuite au ciel. Qu’elle était fière et heureuse cette tendre mère, lorsque dans ses promenades chacun la complimentait sur la beauté de son enfant, sur ses joues aussi vermeilles que la rose qui vient d’éclore, sur ses cheveux aussi blonds, aussi doux que les filaments du lin dans la filerie, et qui tombaient en boucles gracieuses sur ses épaules ! Oh ! oui ; elle était bien fière et heureuse cette bonne mère. Elle perdit pourtant un jour l’enfant qu’elle idolâtrait ; et, comme la Rachel de l’Écriture, elle ne voulait pas être consolée. Elle passait une partie de la journée dans le cimetière, enlaçant de ses deux bras la petite tombe où dormait son enfant. Elle l’appelait de sa voix la plus tendre, et folle de douleur, elle s’écriait : — Emma ! ma chère Emma ! c’est ta mère qui vient te chercher pour te porter dans ton petit berceau, où tu seras couchée si chaudement ! Emma ! ma chère Emma ! tu dois avoir bien froid sous cette terre humide. Et elle prêtait l’oreille en la collant sur la pierre glacée, comme si elle eût attendu une réponse. Elle tressaillait au moindre bruit, et se prenait à sangloter en découvrant que c’étaient les murmures du saule pleureur agité par l’aquilon. — L’herbe du cimetière, sans cesse arrosée par les larmes de la pauvre mère, devrait être toujours verte, mais ses larmes sont si amères qu’elles la dessèchent comme le soleil ardent du midi après une forte averse. Elle pleurait assise sur les bords du ruisseau où elle l’avait menée si souvent jouer avec les cailloux et les coquilles du rivage ; où elle avait lavé tant de fois ses petits pieds dans ses ondes pures et limpides. Et les passants disaient : — La pauvre mère verse tant de larmes qu’elle augmente le cours du ruisseau ! Elle rentrait chez elle pour pleurer dans toutes les chambres où elle avait été témoin des ébats de son enfant. — Comme le saint roi David, tu iras trouver ton enfant un jour ; mais lui ne retournera jamais vers toi. Elle s’écria alors : — Quand donc, mon Dieu ! quand aurai-je ce bonheur ? Elle se traînait au pied de la statue de la sainte Vierge, cette mère des grandes douleurs ; et il lui semblait que les yeux de la madone s’attristaient, et qu’elle y lisait cette douloureuse sentence : Elle arrosait le plancher de ses larmes, et s’en retournait chez elle en gémissant. La pauvre mère, après avoir prié un jour avec plus de ferveur encore que de coutume, après avoir versé des larmes plus abondantes, s’endormit dans l’église : l’épuisement amena, sans doute, le sommeil. Le bedeau ferma l’édifice sacré sans remarquer sa présence. Il pouvait être près de minuit lorsqu’elle s’éveilla : un rayon de lune, qui éclairait le sanctuaire, lui révéla qu’elle était toujours dans l’église. Loin d’être effrayée de sa solitude, elle en ressentit de la joie ; si ce sentiment pouvait s’allier avec l’état souffrant de son pauvre cœur ! — Je vais donc prier, dit-elle, seule avec mon Dieu ! seule avec la bonne Vierge ! seule avec moi-même ! Comme elle allait s’agenouiller, un bruit sourd lui fit lever la tête : c’était un vieillard, qui, sortant d’une des portes latérales de la sacristie, se dirigeait, un cierge allumé à la main, vers l’autel. Elle vit, avec surprise, que c’était un ancien bedeau du village, mort depuis vingt ans. La vue de ce spectre ne lui inspira aucune crainte : tout sentiment semblait éteint chez elle, si ce n’est celui de la douleur. Le fantôme monta les marches de l’autel, alluma les cierges, et fit les préparations usitées pour célébrer une messe de requiem. Lorsqu’il se retourna, ses yeux lui parurent fixes et sans expression, comme ceux d’une statue. Il rentra dans la sacristie, et reparut presque aussitôt ; mais cette fois précédant un vénérable prêtre portant un calice et revêtu de l’habit sacerdotal d’un ministre de Dieu qui va célébrer le saint sacrifice. Ses grands yeux démesurément ouverts étaient empreints de tristesse ; ses mouvements ressemblaient à ceux d’un automate qu’un mécanisme secret ferait mouvoir. Elle reconnut en lui le vieux curé, mort aussi depuis vingt ans, qui l’avait baptisée et lui avait fait faire sa première communion. Loin d’être frappée de stupeur à l’aspect de cet hôte de la tombe, loin d’être épouvantée de ce prodige, la pauvre mère, toute à sa douleur, pensa que son vieil ami, touché de son désespoir, avait brisé les liens du linceul pour venir offrir une dernière fois pour elle le saint sacrifice de la messe ; elle pensa que ce bon pasteur qui l’avait consolée tant de fois, venait à son secours dans ses angoisses maternelles. Tout était grave, morne, lugubre, sombre et silencieux pendant cette messe célébrée et servie par la mort. Les cierges même jetaient une lumière pâle comme celle d’une lampe qui s’éteint. À l’instant où la cloche du sanctus, rendant un son brisé comme celui des os que casse le fossoyeur dans un vieux cimetière, annonçait que le Christ allait descendre sur l’autel, la porte de la sacristie s’ouvrit de nouveau et donna passage à une procession de petits enfants, qui, marchant deux à deux, défilèrent, après avoir traversé le chœur, dans l’allée du côté de l’Épître. Ces enfants, dont les plus âgés paraissaient avoir à peine six ans, portaient des couronnes d’immortelles, et tenaient dans leurs mains, les uns des corbeilles pleines de fleurs, et des petits vases remplis de parfum, les autres des petites coupes d’or et d’argent contenant une liqueur transparente. Ils s’avançaient tous d’un pas léger, et la joie rayonnait sur leurs visages célestes. Une seule, une petite fille, à l’extrémité de la procession, semblait suivre les autres péniblement, chargée qu’elle était de deux immenses seaux qu’elle traînait avec peine. Ses petits pieds, rougis par la pression, ployaient sous le fardeau, et sa couronne d’immortelles paraissait flétrie. La pauvre mère voulut tendre les bras, pousser une acclamation de joie en reconnaissant sa petite fille, mais ses bras et sa langue se trouvèrent paralysés. Elle vit défiler tous ces enfants près d’elle dans l’allée du côté de l’Évangile, et en reconnut plusieurs que la mort avait récemment moissonnés. Lorsque sa petite fille, ployant sous le fardeau, passa à côté, elle remarqua qu’à chaque pas qu’elle faisait, les deux seaux, qu’elle traînait avec tant de peine, arrosaient le plancher de l’eau dont ils étaient remplis jusqu’au bord. Les yeux de l’enfant, lorsqu’ils rencontrèrent ceux de sa mère, exprimèrent la tristesse, ainsi qu’une tendresse mêlée de reproches. La pauvre femme fit un effort pour l’enlacer dans ses bras, mais perdit connaissance. Lorsqu’elle revint de son évanouissement, tout avait disparu. Dans un monastère, à une lieue du village, vivait un cénobite qui jouissait d’une grande réputation de sainteté. Ce saint vieillard ne sortait jamais de sa cellule que pour écouter avec indulgence les pénibles aveux des pécheurs, ou pour secourir les affligés. Il disait aux premiers. — Je connais la nature corrompue de l’homme, ne vous laissez pas abattre ; venez à moi avec confiance et courage chaque fois que vous retomberez ; et chaque fois, mes bras vous seront ouverts pour vous relever. Il disait aux seconds : — Puisque Dieu, qui est si bon, vous impose la souffrance, c’est qu’il vous réserve des joies infinies. Il disait à tous : — Si je faisais l’aveu de ma vie, vous seriez étonnés de voir en moi un homme qui a été le jouet des passions les plus effrénées, et mes malheurs vous feraient verser des torrents de larmes ! La pauvre mère se jeta en sanglotant aux pieds du saint moine et lui raconta le prodige dont elle avait été témoin. Le compatissant vieillard, qui connaissait à fond la nature humaine, n’y vit qu’une occasion favorable de mettre un terme à cette douleur qui surpassait tout ce que sa longue expérience lui avait appris des angoisses maternelles. — Ma fille, ma chère fille, lui dit-il, notre imagination surexcitée nous rend souvent le jouet d’illusions qu’il faut presque toujours rejeter dans le domaine des songes ; mais l’Église nous enseigne aussi que des prodiges semblables à celui que vous me racontez peuvent réellement avoir lieu. Ce n’est pas à nous, être stupides et ignorants, à poser des limites à la puissance de Dieu. Ce n’est pas à nous à scruter les décrets de Celui qui a saisi les mondes dans ses mains puissantes et les a lancés dans des espaces infinis. J’accepte donc la vision telle qu’elle vous est apparue ; et l’admettant, je vais vous l’expliquer. Ce prêtre, sorti de la tombe pour dire une messe de requiem, a sans doute obtenu de Dieu la permission de réparer une omission dans l’exercice de son ministère sacré ; et ce bedeau, par oubli ou négligence, en avait probablement été la cause. Cette procession des jeunes enfants couronnés d’immortelles, signifie ceux qui sont morts sans avoir perdu la grâce de leur baptême. Ceux qui portaient des corbeilles de fleurs, des vases où brûlaient les parfums les plus exquis, sont ceux que leurs mères, résignées aux décrets de la Providence, ont offerts à Dieu, sinon avec joie, ce qui n’est pas naturel, du moins avec résignation, en pensant qu’ils échangeaient une terre de misère pour la céleste patrie, où, près du trône de leur créateur, ils chanteront ses louanges pendant toute une éternité. Dans les petites coupes d’or et d’argent étaient les larmes que la nature, avare de ses droits, avait fait verser aux mères qui, tout en faisant un cruel sacrifice, s’étaient écriées comme le saint homme Job : « Mon Dieu, vous me l’avez donné ; mon Dieu ! vous me l’avez ôté : que votre saint nom soit béni ! » La pauvre mère, toujours agenouillée, buvait avec ses larmes chacune des paroles qui tombaient des lèvres su saint vieillard. Comme Marthe s’écriant aux pieds du Christ : « Si vous eussiez été ici, Seigneur, mon frère ne serait pas mort ; mais, je sais que présentement même, Dieu vous accordera tout ce que vous lui demanderez » ; elle répétait dans sa foi ardente : « Si vous eussiez été près de moi, mon père, ma petite fille ne serait pas morte, mais je sais que, présentement même, Dieu vous accordera tout ce que vous lui demanderez ». Le bon religieux se recueillit un instant et pria Dieu de l’inspirer. C’était alors une sentence de vie ou de mort qu’il fallait prononcer sur cette mère qui paraissait inconsolable. Il fallait frapper un grand coup, un coup qui la ramenât à des sentiments plus raisonnables, ou qui brisât à jamais ce cœur prêt à éclater. Il prit les mains de la pauvre femme dans ses mains sèches et crispées par l’âge, les serra avec tendresse, et lui dit de sa voix la plus douce : — Vous aimiez donc bien l’enfant que vous avez perdue ? Et comme une insensée, elle se roula en gémissant aux pieds du vieillard. Puis se relevant tout à coup, elle saisit le bas de sa soutane, et lui cria d’une voix brisée par les sanglots : — Vous êtes un saint, mon père : mon enfant ! rendez-moi mon enfant ! ma petite Emma ! Et, tremblant de tout son corps, elle versa de nouveau un torrent de larmes. — Retirez-vous, femme, dit le vieillard d’un ton de voix qu’il s’efforçait de rendre sévère ; retirez-vous, femme qui êtes venue m’en imposer ; retirez-vous, femme qui mentez à Dieu et à son ministre. Vous avez vu votre petite fille ployant sous le fardeau de vos larmes, qu’elle a recueillies goutte à goutte, et vous me dites encore que vous l’aimez ! Elle est ici dans ce moment, près de vous, continuant sa pénible besogne : et vous me dites que vous l’aimez ! Retirez-vous, femme, car vous mentez à Dieu et à son ministre. Les yeux de cette pauvre mère s’ouvrirent comme après un songe oppressif ; elle avoua que sa douleur avait été insensée, et en demanda pardon à Dieu. — Allez en paix, reprit le saint vieillard, priez avec résignation et le calme se fera dans votre âme. Elle raconta, quelques jours après, au bon moine, que sa petite fille, toute rayonnante de joie et portant une corbeille de fleurs, lui était apparue en songe pour la remercier de ce qu’elle avait cessé de verser des larmes qu’elle aurait été condamnée à recueillir. Cette excellente femme, qui était riche, consacra le reste de ses jours aux œuvres de charité. Elle donna aux enfants des pauvres les soins les plus affectueux et en adopta plusieurs. Lorsqu’elle mourut, on grava sur sa tombe : Ci-gît la mère des orphelins. Soit disposition d’esprit dans les circonstances où se trouvait la famille, soit que la légende elle-même fût empreinte de sensibilité, tout le monde en fut attendri, quelques-uns jusqu’aux larmes. Jules embrassa sa mère en la remerciant, et sortit de la chambre pour cacher son émotion. — Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria-t-il, conservez mes jours : car s’il m’arrivait malheur, ma tendre mère serait aussi inconsolable que la mère de cette touchante légende qu’elle vient de nous raconter. Quelques jours après, Jules et son ami voguaient sur l’Océan, et, au bout de deux mois, arrivaient en France, après une heureuse traversée. |
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- FIN -
Biographie et autres contes de Philippe Aubert de Gaspé. Pays : Canada | Corriger le pays de ce conte.Mots-clés : bedeau | curé | Dieu | église | enfant | larme | mère | peine | Retirer ou Proposer un mot-clé pour ce conte. Proposer un thème pour ce conte. Signaler que ce conte n'est pas dans le domaine public et est protégé par des droits d'auteurs. © Tous les contes | Hébergé par le RCQ.
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