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Parmi les noms des héros dont se glorifie à juste titre le Canada, il faut inscrire, avec une mention spéciale, les trois frères Le Moyne. Ils portaient, l’un le nom d’Iberville, l’autre celui de Sainte-Hélène, l’autre de Maricourt. Le plus extraordinaire, le plus remarquable par ses exploits sinon par son courage était Le Moyne d’Iberville. On le vit, avec quatre-vingts hommes, enlever le fort de Monsipi armé de douze canons, capturer la garnison, y compris le gouverneur. On le vit devant le fort Rupert, enlever, avec quinze hommes répartis dans deux canots, une frégate anglaise, tandis que son frère, M. de Maricourt, s’emparait de la place. Ce fut encore d’Iberville qui, avec une mauvaise chaloupe, captura deux frégates ennemies. L’exemple de ce chef était contagieux. Les simples matelots canadiens ont à leur actif des exploits si fabuleux que, sans le témoignage de contemporains dignes de foi, nous refuserions d’y croire. Contentons-nous de cette anecdote entre mille : On était au plus fort de l’hiver, une frégate britannique, se trouvait prise dans les glaces de la mer d’Hudson. D’Iberville, qui occupait ses loisirs de la saison froide à faire des reconnaissances sur la côte avec ses marins, aurait bien voulu s’emparer de ce beau navire. Il disposait de peu de monde et il ne désirait pas risquer inutilement la vie de ses hommes. Il fallait avant tout savoir quel était l’équipage du vaisseau, s’il prenait des mesures pour se garder et quelles étaient ces mesures. Dissimulé dans les forêts qui arrivaient presque au rivage de la mer, d’Iberville observait la frégate avec sa longue-vue. Personne ne se montrait à bord. Cela ne prouvait rien. Pourquoi les matelots britanniques se seraient-ils exposés au froid alors qu’il n’y avait pas de manœuvres à exécuter? Le chef fit venir Thomas, un de ses gabiers préférés. — Ecoute, lui dit-il, tu vas partir avec Petitjean. Vous allez, en marchant sur le champ de glace, vous approcher de la frégate afin de tâcher de reconnaître ce qu’elle a dans le ventre. Si on tire sur vous, aplatissez-vous, attendez qu’ils aient brûlé assez de poudre et revenez aussi vite que vous pourrez. Ainsi nous saurons que les Anglais sont sur leurs gardes. Les deux marins désignés, des gars de Dieppe, chaussèrent leurs raquettes et s’élancèrent sur la baie gelée. Ils avançaient à vive allure, sans prendre d’autre précaution, que de se tenir à quelques pas l’un de l’autre pour le cas où les Anglais feraient feu. D’ailleurs comment se seraient-ils dissimulés sur l’étendue de glace? Leur approche ne paraissait émouvoir personne; ils distinguaient nettement le pont de la frégate entièrement désert. Les mantelets des sabords étaient rabattus; il n’y avait ni vigie dans les hunes, ni sentinelle sur les gaillards, ni sur la dunette. — Ils sont morts, là-dedans, grogna Thomas. Petitjean préférait avoir le même avis que son camarade, ce qui lui évitait la peine de penser pour sa part. — Ils sont morts certainement, glapit-il en écho. Ils marchaient toujours. Le vent soufflait du large, soulevant sous leurs pas une épaisse poussière de neige. Sur tout ce blanc, les bordages du navire anglais faisaient une tache noire rendue plus noire par la neige qui couvrait le pont, qui chargeait les vergues. Les matelots étaient parvenus au vaisseau, ils touchaient de la main les madriers de ses flancs. Pas un mot, pas un cri, pas un coup de feu. — On n’a point d’ordres pour monter à bord, remarqua Thomas. Sous son bonnet de fourrure, Petitjean eut un large sourire : — Une belle prise, ma foi! Devant l’éloquence de cette approbation, Thomas n’hésita plus. Une corde partait de l’étrave de la frégate et allait se perdre dans le champ de glace; sans doute reliait-elle le vaisseau à un corps mort enfoui sous la neige. Ce câble constituait pour les matelots une confortable passerelle. Thomas et Petitjean se hissèrent le long du cordage; ils prirent pied sur le pont. — Personne! s’écria Thomas. C’est bien ce que je pensais. On va explorer celle carcasse; peut-être que, dans la cambuse, les English auront oublié de leur eau-de-vie. Elle est fameuse. Tout en parlant, les deux matelots, qui avaient enlevé leurs raquettes afin de grimper plus facilement et qui s’enfonçaient jusqu’aux genoux dans la neige dont le pont était tapissé, atteignirent la porte du gaillard-arrière qui devait donner dans la chambre du commandant. Au moment où Thomas allongeait la main pour soulever le loquet, le battant s’ouvrit brusquement et dix hommes s’élancèrent, sur eux. Un instant après, ils étaient ficelés, tels des saucissons, et descendus à fond de cale. Lorsqu’ils furent seuls dans ce triste réduit, le gabier constata : — On s’était, ma foi, bien trompés, Petitjean; ils sont pour sûr plus de cinquante sur cette maudite carcasse. Les jours passèrent, les semaines et les mois. Thomas et Petitjean étaient, relativement bien traités en ce sens qu’on leur donnait à manger des restes de viande salée et qu’ils avaient leur ration d’eau. Quant à l’agrément, ils étaient confinés dans leur cale; la chaîne aux pieds, ne connaissant de la vie du navire, que ce que leurs oreilles exercées leur permettaient d’entendre à travers trois étages de ponts. Le seul être humain qui communiquât avec les prisonniers était Smithson, le matelot chargé de leur apporter leur mauvaise pitance. Il parlait français, ayant été longtemps à La Rochelle chez les huguenots; on ne pouvait pas savoir s’il le parlait bien, car il ne disait pas quatre mots et semblait totalement dénué de conversation. Autant essayer de tirer des informations d’une bûche. Un jour... quel jour? — les captifs n’avaient pas eu le loisir de consulter l’almanach — ils sentirent comme un frémissement dans la membrure de la frégate. Ce furent d’abord des secousses brutales, puis un balancement doux, puis un frôlement continu, puis des coups de bélier contre la paroi. — La fonte des glaces! bougonna Thomas; la fonte des glaces! le printemps! Il y avait du regret dans la voix des deux hommes. Le printemps, c’était la reprise de la navigation, le bourlingage sur la mer ou le long des côtes ou dans les grands lacs. Qu’allait-on faire d’eux? Il était plus que probable qu’on les emmènerait à la Nouvelle-Angleterre et qu’ils pourriraient là dans quelque port. Un seul espoir leur restait, c’est que M. d’Iberville, qui certainement ne les oubliait pas, viendrait les délivrer. Espoir un peu chimérique. Dans le navire c’était le branle-bas qui précède un appareillage : on entendait les hommes courir, traîner des paquets de cordages, on entendait grincer les cabestans, sacrer les maîtres, et cela dans une langue que ni Thomas, ni Petitjean ne comprenaient. Smithson aurait dû venir. C’était son heure. Un événement aussi important que l’appareillage lui eût peut-être délié la langue. — Faut pas espérer le voir de sitôt, gronda Thomas. Il pense bien à notre ration, le maudit! Pour lui, le dégel, c’est le retour à son port d’attache, Ah! malheur! Les prévisions du matelot étaient fausses. L’Anglais parut. Seulement, au lieu du plat de fer et de la corne d’eau, il tenait dans sa main un bout de filin dont les gabiers se servaient pour frapper les paresseux. — Thomas, dit Smithson, en agitant son filin d’un air significatif, le capitaine a besoin de toi, il y a des malades à bord, faut du monde pour la manœuvre, tu vas aider à raidir les drisses. Le premier mouvement de Thomas fut de refuser de servir l’ennemi, quitte à être assommé à coups de corde. Subitement, il se ravisa. — Nous voulons bien, répliqua-t-il. Petitjean ouvrait la bouche pour corroborer l’acceptation de son compagnon. Il n’en eut pas le temps. — Toi seul, déclara l’Anglais. Pour l’instant il n’y a pas d’ordres pour ton compagnon. Avec des damnés Canadiens comme vous autres, il vaut mieux prendre ses précautions. Décidément le gaillard avait plus de conversation qu’on ne croyait. Thomas résolut d’en profiter. Il demanda négligemment, tandis que le marin le déferrait : — Beaucoup de malades? Terrible mal que le scorbut lorsqu’il se déclarait sur un bâtiment. Ceux qui en étaient atteints devenaient rapidement incapables de tout effort; des douleurs dans les membres des hémorragies, une diarrhée persistante transformaient les hommes en véritables loques. Le fléau, né de la mauvaise nourriture, de l’abus des salaisons, de la privation d’aliments frais s’étendait rapidement. Il fallait, au plus tôt, débarquer l’équipage et lui donner des soins qu’on ne pouvait lui procurer à bord. Le gabier était libre. Il frictionna ses jambes ankylosées par le frottement prolongé de la chaîne. — Debout! dépêche-toi! grogna Smithson. Il poussa le gabier devant lui. Thomas se mit à gravir l’échelle rugueuse. Il eut le temps d’entrevoir en passant la soute aux armes dont la porte était ouverte. Pressé par son geôlier qui le talonnait, il grimpait toujours. En traversant l’entrepont, il fut saisi à la gorge par une odeur écœurante; il aperçut une trentaine d’hommes vautrés à même les planches : les malades. Sur le tillac, le Canadien éprouva une sensation délicieuse. L’air pur embaumé par la brise du large remplissait ses poumons; il en goûta d’autant plus la volupté bienfaisante qu’il n’avait, pendant de longs mois, respiré que la puanteur de la cale. Le soleil encore pâle brillait sur la baie d’Hudson; le champ, de glace s’était brisé en milliers de petits îlots scintillants comme des miroirs, et que le courant emmenait doucement à la dérive. Ah! le beau spectacle pour un homme qui sortait d’un puits noir! La voix rageuse de Smithson arracha Thomas à cette contemplation. — Au travail, fainéant! Tu n’es pas ici pour t’amuser. Un coup de filin s’abattit sur le dos du prisonnier, lui causant une cuisante brûlure. Le gabier, les mâchoires contractées, saisit la drisse qu’on lui montrait et se mit il tirer. Tout en travaillant, il observait. Il nota que quinze hommes à peine, grimpés dans les vergues, brassaient la toile. Le nombre de malades devait être plus grand que Thomas ne l’avait cru. Sur le pont, le commandant était, seul à diriger la manœuvre. Pas d’officiers avec lui; ils étaient donc atteints, eux aussi. Thomas et Smithson hâlaient de conserve; rude travail et qui, en temps normal, n’eut pas exigé moins de quatre hommes. Le commandant les encourageait par des invectives et des jurons qu’il répartissait d’ailleurs équitablement entre son prisonnier et son matelot. — Tire! Tire donc, imbécile! rugit tout à coup ce dernier. La lourde vergue que la drisse servait à faire monter le long du mâts s’immobilisa en l’air. Thomas avait lâché le câble. D’un bond, il s’était élancé vers une hache qu’il avait aperçue contre le bordage; il l’avait saisie et, revenant sur Smithson, il lui avait fendu le crâne. L’Anglais s’affala sans un cri, tandis que la vergue hissée à mi-hauteur s’abattait avec fracas. Le commandant, qui se tenait à quelques pas, avait été un instant paralysé de stupeur. Il ouvrait, la, bouche pour alerter ses hommes quand l’arme du Canadien l’étendit mort sur le tillac. Les matelots dans la mâture n’avaient rien vu de la scène, absorbés qu’ils étaient par leur ouvrage qui eût nécessité deux fois plus de monde. Thomas se rua vers l’écoutille; en trombe, il dévala les échelles, gagna son cachot. — Allons, Petitjean, tout le monde sur le pont! Le navire est à nous! Ahuri, Petitjean demandait des explications. Son compagnon le renseignait sommairement pendant qu’il brisait les anneaux de ses chaînes. Les deux Canadiens se dirigèrent vers la soute aux armes. Sur le pont, régnait un affreux désordre. Les marins britanniques, n’entendant plus les coups de trompe de leur commandant, avaient voulu savoir la cause de ce silence. Ils avaient aperçu les deux cadavres étendus et baignés dans le sang. Tous avaient instantanément déserté la mâture. Rassemblés sur le tillac, ils discutaient entre eux sur ce qui avait bien pu se passer. L’un d’eux courut prévenir le second, couché, gravement malade, dans sa chambre à la poupe. L’officier en robe de chambre s’était traîné jusqu’au lieu du drame. Soudain, de l’écoutille, surgirent deux hommes : Thomas et Petitjean. Ils étaient terribles à voir dans leurs habits en loques, un fusil à la main, un autre pendu à l’épaule, des pistolets à la ceinture et le sabre d’abordage entre les dents. L’équipage anglais sans armes avait reculé sous la menace des deux fusils. L’officier chercha à rallier ses marins. Il cria faiblement : — Saisissez-vous de ces hommes! Nul ne bougea. Les fusils des Canadiens étaient plus persuasifs que les ordres. Lorsque Thomas vit les matelots, suffisamment démoralisés par la peur, tassés dans un coin du tillac, il retira son sabre de sa bouche, et sans baisser son fusil, il ordonna : — Rendez-vous! Après une courte hésitation, l’officier, comprenant que la résistance était inutile, gémit : — Nous nous rendons. Une partie de l’équipage fut invitée à descendre dans la batterie où étaient les malades. Le second eut l’autorisation de regagner sa chambre. Quelques marins britanniques furent conservés sur le pont pour la manœuvre et les Canadiens enclouèrent les écoutilles. Thomas et Petitjean, s’étant promus respectivement capitaine et lieutenant, réussirent, grâce à l’éloquence particulière que leur conféraient leurs fusils, à se faire parfaitement obéir par « leurs prisonniers ». Avec le peu de toile qu’ils purent tendre, ils parvinrent à gagner un port français. L’arrivée du navire capturé causa un étonnement profond. Des colons, des soldats, des marins, des officiers montèrent à bord pour voir ces deux matelots qui s’étaient tendus maîtres d’un vaisseau de guerre de la marine de Sa Majesté Britannique. Thomas et Petitjean exténués, déguenillés, sales et souriants, faisaient les honneurs de « leur » frégate. — C’est une belle prise! disait modestement Thomas. |
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