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Synopsis du conte... || Ce conte fait ± 9½ pages (24133 caractères)
Pays ou culture du conte : Canada.

Recueil : Contes populaires

Les trois vérités

Paul Stevens (1830-1881)


Si non e vero, e bene trovato.

Il y avait, une fois, un pauvre brave homme qui s’appelait Jean Lafortune.

Ce Jean Lafortune vivait à la campagne. Sa maison, la plus humble de l’endroit, était à vrai dire plutôt une cabane qu’une maison. Comme il n’avait pas de terre à lui, ni chevaux, ni bétail d’aucune espèce, Jean travaillait à la journée. L’été il allait faucher à droite et à gauche, l’hiver il bûchait.

De son côté la femme de Jean Lafortune filait quand elle n’avait rien d’autre chose à faire.

Comme à ces métiers-là on n’amasse guère de rentes, quoique souvent, soit dit entre parenthèse, on vive de la sorte plus heureux que ceux qui en ont, et que l’idée fixe de Jean Lafortune était d’en avoir tôt ou tard, il lui vint un jour à l’esprit de courir le pays.

Il y a eu, de tout temps, de bonnes gens qui se sont imaginés, qu’il suffisait d’avoir quitté le clocher natal pour rencontrer la richesse et le bonheur. Mais hélas ! dès que ce phare de salut cessa de briller à leurs yeux, combien ont pleuré amèrement leur folie, et combien, en butte à toutes les horreurs, à toutes les humiliations de la pauvreté, ont regretté, en mourant sur la terre étrangère, l’humble village qui les vit naître et le coin de terre bénie où reposent les cendres de leurs pères. 

* * * 

J’ai dit tout à l’heure que Jean Lafortune voulait courir le pays. Un beau matin, son parti étant irrévocablement arrêté, il fit son paquet, ce qui ne fut pas long car il ne pesait guère, embrassa sa femme qui pleurait à chaudes larmes et son garçon qui pleurait de voir pleurer sa mère, et leur dit en s’efforçant de ne pas pleurer lui-même : quand j’aurai gagné de quoi nous établir comme le voisin, je reviendrai, mais pas avant. Je veux courir ma chance comme un autre et quelque chose me dit que je réussirai. Dieu merci ! J’ai de bons bras, j’ai bon pied et bon œil. Avant trois ans, je puis gagner de quoi acheter une terre. Le quatrième je travaillerai pour les animaux et le gréement, et le cinquième, tu me verras de retour.

Puis Jean partit. À quatre ou cinq arpents de chez lui, il se retourna avant de gagner un chemin de traverse, pour jeter un dernier regard sur le foyer qu’il abandonnait, et voyant, sur le perron, sa femme et son garçon qui pleuraient toujours, il se mit à son tour à pleurer comme un enfant, en continuant sa route.

* * * 

Jean Lafortune voyagea pendant dix ans. Au bout de ce temps, il n’avait augmenté qu’en âge. Cela méritait réflexion, il se mit à réfléchir sérieusement. « J’avais trente ans, se dit-il, quand je partis de chez moi sans autre fortune que mes bras ; me voilà rendu à quarante, et je n’ai guère gagné davantage, sinon que mes bras sont plus fatigués que le jour de mon départ. Pâtir pour pâtir, j’aime mieux pâtir, s’il le faut, avec les miens là-bas, que seul ici comme un chien. Retournons-nous-en. »

Et Jean remit le cap dans la direction de son clocher. 

* * * 

Jean se trouvait encore à trois journées de chez lui, lorsqu’il arriva près d’une ferme qu’il n’avait pas remarquée, sur son passage, dix ans auparavant. Un vieillard de haute taille se tenait sur le pas de la porte et le regardait venir.

Ce vieillard avait une longue barbe blanche, et une tuque rouge lui couvrait la tête. Il était vêtu d’un ample capot gris d’étoffe du pays, et une ceinture fléchée à couleurs voyantes serrait sa taille élancée et pleine de vigueur.

Arrivé en face de ce personnage, Jean qui avait soif lui demanda à boire.

– Entrez, mon enfant, lui fut-il répondu d’un ton paternel, vous me paraissez venir de loin, vous reprendrez mieux votre route quand vous vous serez reposé quelque temps.

Jean avait faim et soif, Jean de plus était fatigué ; il ne se fit donc pas prier et entra.

La table était encore mise, le vieillard y conduisit le voyageur et après l’avoir engagé à boire et à manger comme il faut, il lui demanda d’où il venait et où il allait.

Jean raconta son histoire tout en mangeant à belles dents.

Quand il l’eut finie, avec la dernière bouchée, il se disposait à remercier le vieillard et à partir, mais ce dernier le retint et lui dit :

– Mon ami, vous avez eu grandement tort de quitter ainsi votre femme et votre enfant. Il est bien rare que le bonheur accompagne ceux qui abandonnent l’humble clocher de leur village et leur famille, parce que du même coup ils désertent les seules vraies joies que l’homme puisse goûter ici-bas : celles que donnent la religion et le foyer domestique.

J’ai beaucoup vécu, mon enfant, et par conséquent j’ai beaucoup vu dans ma longue carrière, et j’en ai connu bien de ces étourneaux, qui ont fui le nid paternel. Que leur est-il arrivé ? Au lieu de l’or et des merveilles qu’ils croyaient follement rencontrer sur leur route, ils n’ont trouvé que déceptions et misères. La plupart sont revenus, comme vous, plus pauvres qu’ils n’étaient partis, fatigués de la route et le désespoir au cœur. Quelques-uns sont morts tristement loin, bien loin de leurs parents, de leurs amis, en proie à toutes les tortures du remords et de leurs espérances brisées. À peine un sur cent a-t-il rencontré ce qu’il cherchait.

Ce n’est pas en vain, mon ami, que Dieu a implanté dans le cœur de l’homme l’amour de la patrie. C’est ce sentiment qui lui fait aimer par dessus tout, si humble qu’il soit, le lieu qui l’a vu naître, et les plus sages et les plus heureux ont toujours été ceux qui ont vécu où leurs pères ont vécu et qui mourront où leurs pères sont morts.

D’ailleurs, comme le dit le proverbe : pierre qui roule n’amasse pas mousse. Vous en êtes la preuve vivante. Pendant dix ans vous avez roulé à droite et à gauche, dépensant d’un bord ce que vous aviez gagné de l’autre, et en fin de compte vous ne rapportez, pour nourrir votre famille qui vous attend depuis si longtemps, que la stérile histoire de votre longue absence.

Ne pleurez pas, mon pauvre ami, je ne dis pas ceci pour vous affliger, loin de là ; vous me paraissez d’un bon naturel et je ne demande pas mieux que de m’intéresser à vous, et de vous le prouver. Tenez, si vous le voulez, vous resterez chez moi pendant un an, j’ai besoin d’un bon travailleur sur qui je puisse compter, et je vous donnerai $100 pour vos peines. Si cela vous va, vous pourrez vous mettre à la besogne dès demain matin. Dans tous les cas, ce serait toujours une jolie petite somme que vous rapporteriez chez vous, et vous demeurerez ici aussi longtemps qu’il vous plaira.

Jean ne se le fit pas répéter deux fois, et serra avec effusion la main généreuse que lui tendait le vieillard. 

* * * 

Le lendemain il était aux champs travaillant comme quatre.

L’année finie, Jean demanda ses gages.

– Fort bien ! mon garçon, lui dit le vieillard, tu as bravement gagné tes cent piastres et je vais te les donner, puisque tu me les demandes. Cependant comme je suis très content de tes services, je veux te laisser le choix de cette somme ou d’une simple vérité qui vaut dix fois plus ; voyons, décide-toi.

Jean se gratta le front avec anxiété, regarda successivement son maître et le plafond, et finit par déclarer qu’il préférait la vérité.

– À la bonne heure ! reprit le vieillard, voilà qui est bien répondu. Eh bien ! mon enfant, retiens-là cette vérité, grave-là profondément dans ta mémoire et surtout observe-là dans n’importe quelle circonstance, le bonheur de ta vie entière en dépend : SUIS TOUJOURS LE VIEUX CHEMIN

* * * 

Jean sortit tout penaud et s’en retourna aux champs. Évidemment dans son esprit, cette maxime ne valait pas cent piastres.

Au bout de la seconde année, Jean se représenta devant le vieillard, et ce dernier lui tint à peu près le même discours que la dernière fois.

La situation était difficile. D’un côté le pauvre diable voyait reluire sur la table une dizaine de piles d’écus tout neufs ; de l’autre, le bonhomme lui répétait de sa voix la plus solennelle :

– Je te laisse le choix de ces cent piastres ou d’une vérité bien plus importante que la première et qui vaut cent fois cet argent.
– Donnez-moi la vérité, dit Jean en baissant les yeux pour ne pas rencontrer ces beaux écus dont l’éclat lui donnait la fièvre.
– Fort bien, mon garçon, je suis content de toi. Ouvre bien les deux oreilles et n’oublie jamais cette précieuse vérité que je te confie : NE TE MÊLE JAMAIS DES AFFAIRES QUI NE TE REGARDENT PAS.

Si ma femme était ici, pensa Jean Lafortune en se dirigeant vers l’écurie, elle dirait bien que je ne suis pas fin comme de la soie, et ma foi ! je crois qu’elle aurait raison. 

* * * 

Au bout de la troisième année, Jean aborda le vieillard bien décidé à prendre son argent et à laisser de côté la vérité, s’il s’avisait de lui en offrir une nouvelle en guise de paiement, mais le discours que lui tint le bonhomme fut tellement sensé, tellement convaincant qu’il accepta encore les mêmes conditions.

– REMETS TOUJOURS TA COLÈRE AU LENDEMAIN, mon garçon, fit le vieillard en replaçant dans son tiroir les piles d’écus qui resplendissaient sur le tapis vert de son pupitre.
– Mille bateaux ! monsieur, exclama cette fois Jean Lafortune avec des larmes dans la voix, je crois bien que je vais vous laisser. Voilà trois ans que je vous sers et vous ne me payez qu’en vérités. Quand bien même j’aurais un minot de cette graine-là, ça ne me donnerait pas une poche de blé. Je sais bien que ça me rendrait plus savant que je le suis, mais j’en saurai toujours assez long pour mon état. Si c’était un effet de votre bonté de me laisser partir, je vous en serais bien reconnaissant.
– Comme tu voudras, mon garçon, reprit le vieillard, tu m’as toujours bien servi, tu accepteras ceci en cadeau, et en même temps le vieillard donna à Jean quelque argent pour faire sa route, et une tourtière grosse comme un pain de dix livres. 

* * * 

Une heure après, Jean Lafortune marchait gaîment au soleil, le long du chemin du roi, un lourd rondin de merisier sur l’épaule au bout duquel se balançaient, noués dans un mouchoir solide, son butin et sa tourtière de dix livres.

Chemin faisant, il fut accosté par un voyageur ; c’était un gai compagnon, rieur, insouciant, s’en allant chercher fortune au loin.

Tous deux dégoisaient de choses et d’autres quand ils arrivèrent à un endroit où la route se bifurquait : d’un côté se trouvait une forêt sombre, épaisse, à travers laquelle on avait ouvert un chemin nouveau, aboutissant, suivant toute évidence, à un village qu’on apercevait dans le lointain, car la flèche d’une chapelle scintillait au soleil, et l’on voyait, monter, vers le ciel serein, comme autant de panaches, la fumée de plusieurs cheminées.

De l’autre côté, le vieux chemin serpentait à travers les champs, décrivant de capricieux zigzags.

Jean Lafortune s’était arrêté tout court.

– Qu’as-tu donc à regarder en l’air, lui cria son compagnon qui s’était engagé bravement dans le chemin nouveau ?
– Je te regarde faire, et je te souhaite le bonjour, repartit Jean, moi je prends le vieux chemin !
– Pourquoi ça ? tu ne sais donc pas qu’il est deux fois plus long.
– C’est possible, mais un vieux philosophe que j’ai servi pendant trois ans m’a dit qu’il fallait toujours suivre le vieux chemin. J’ai payé cette vérité cent piastres ; c’est bien le moins que je la suive.
– Ton vieux philosophe n’était qu’une vieille bête, reprit le gai compagnon à travers les branches. Échauffe-toi donc comme il faut la carcasse au soleil, puisque c’est ton bon plaisir, moi je préfère l’ombre et je serai rendu deux heures avant toi. Au revoir. 

* * * 

Jean continua seul sa route. Arrivé au village, quelle ne fut pas sa surprise d’y voir tout sans dessus-dessous !

Un groupe de femmes et d’enfants se tenaient en face de la chapelle autour du cadavre d’un homme assassiné que Jean reconnut avec horreur pour son compagnon de tantôt, tandis que les habitants accourus en foule, les uns armés de bâtons et de fourches, les autres de fusils, n’attendaient plus que l’arrivée de monsieur le Maire pour se mettre à la poursuite des assassins.

Mon vieux maître avait raison, se dit Jean, remerciant Dieu avec gratitude de l’avoir mené dans la maison de ce vieillard qu’il venait de quitter. Si l’on ne m’eut pas dit qu’il fallait toujours suivre le vieux chemin, je serais un homme mort à l’heure qu’il est. Décidément cette vérité vaut plus que cent piastres. Je la dirai à ma femme et à mon fils, et nous en ferons tous trois notre profit. 

* * * 

Une heure ou deux après avoir traversé le village, Jean Lafortune fatigué de la longue route qu’il avait faite cette journée-là, s’arrêtait à une hôtellerie d’assez belle apparence, et demandait à l’hôtelier le couvert pour la nuit.

Celui-ci s’empressa de donner une chambre à notre voyageur et après l’avoir prévenu qu’il viendrait le chercher bientôt pour le souper, le laissa seul. 

* * * 

Il commençait à faire noir. Jean déposa dans un coin son paquet et son rondin, ferma la porte, et par un mouvement de curiosité assez naturelle, se mit à examiner, autant que le lui permettait l’obscurité naissante, la chambre où il se trouvait.

Un drap gris et épais, assez semblable à une voile de bateau, couvrait la moitié du plancher, et, sous le drap, se dessinaient comme des formes humaines.

Surpris et curieux à la fois, Jean souleva un coin de cette toile. Horreur ! des cadavres, les uns à peine décomposés, d’autres réduits à l’état de squelettes, étaient couchés côte à côte sur le plancher.

Il se disposait à les compter lorsque l’hôtelier vint gratter à la serrure et le prévenir qu’on l’attendait pour souper.

Jean ouvrit aussitôt la porte, et une lumière éblouissante, telle qu’il n’en avait encore jamais vue, lui fit fermer un instant les yeux. 

* * *

Il se trouvait dans une vaste salle éclairée par des milliers de bougies.

Une table longue couverte d’une vaisselle somptueuse et de plats d’or et d’argent d’où s’échappait une odeur délicieuse semblait attendre vingt-quatre convives, car il y avait vingt-quatre couverts. Cependant Jean Lafortune se trouvait seul avec l’hôtelier, et il n’apercevait pas même l’ombre d’un domestique.

Tout cela était étrange, merveilleux et terrible.

L’hôtelier s’assit au haut bout de la table, et d’un geste plein d’autorité invita Jean à se placer à côté de lui.

Jean obéit et s’assit sans dire mot.

Comme il se disposait à porter à la bouche l’aile appétissante d’une dinde rôtie, il entendit jouer un ressort secret ; et ce bruit sec, lugubre, venant du fond de la salle, le fit rester en suspens, la main à la hauteur des lèvres, et la fourchette sous le nez.

Tout à coup, une armoire s’ouvrit à deux battants, presque en face de lui, à l’endroit même d’où était parti ce bruit qui l’avait inquiété, et livra passage à un fantôme.

C’était une femme ou plutôt un spectre décharné, d’une pâleur sinistre comme le linceul qui la couvrait de la tête aux pieds.

À voir les boucles de sa longue chevelure noire comme l’aile du corbeau éparses sur la blancheur du suaire, on eut dit des vipères se jouant sur la neige.

Il s’avançait lentement, solennellement vers le haut bout de la table, ses yeux caves et ardents fixés sur le voyageur.

Arrivé en face de l’hôtelier, le spectre s’arrêta, et entrouvant son linceul, tendit un crâne vide et luisant qu’il portait à la main.

En ce moment, les trois personnages vivement éclairés par les nombreuses bougies qui illuminaient la salle, présentaient un étrange coup d’œil. Deux paraissaient pétrifiés tant leur immobilité était grande, l’hôtelier seul s’agitait en découpant les viandes et le pain qu’il jetait au fur et à mesure, dans le crâne, sans prononcer une seule parole.

Dès qu’il fut rempli, le spectre ramena sous le linceul la main décharnée qu’il avait tendue, reprit lentement le chemin de l’armoire et disparut bientôt avec le même bruit qui l’avait précédé.

Jean ne savait au juste s’il veillait ou s’il était devenu le jouet d’un horrible cauchemar, mais pour rien au monde il n’eut osé hasarder un mot inquisiteur sur la scène étrange dont il était le témoin involontaire, tant il avait présente à la mémoire la sage maxime que lui avait donnée son ancien maître : il ne faut jamais se mêler des affaires d’autrui.

Cependant l’hôtelier se leva de table, Jean fit de même, tout en jetant un regard plein d’amers regrets sur ces bonnes choses auxquelles il n’avait guère touché, et les lumières venant à s’éteindre comme par enchantement, tous deux demeurèrent dans une obscurité profonde.

Le pauvre Jean, plus mort que vif, s’orienta le long de la muraille pour regagner sa chambre. Arrivé en face de la porte, elle s’ouvrit d’elle-même, et à la lueur incertaine de la lune, il aperçut un lit étroit, qu’il se mit à inspecter de toute manière dessus et dessous, le tâtant et le défaisant pour s’assurer qu’il ne recelait point quelque piège.

Satisfait de ce côté, il songea au bon Dieu qui ne l’avait pas encore abandonné jusqu’à ce jour, et il se mit dévotement à genoux pour faire ses prières et se recommander à tous les saints du Paradis ; puis, sans se donner la peine de se déshabiller, il se jeta sur le lit après avoir mis toutefois, à sa portée, son lourd bâton de merisier. 

* * * 

La peur lui tint les yeux ouverts toute la nuit.

Sur le jour, vaincu par la fatigue et les émotions de la veille, le pauvre diable allait s’assoupir quand les fanfares bruyantes d’un coq du voisinage annonçant le lever de l’aurore le réveillèrent en sursaut.

Sauter à bas du lit, prendre son bâton, son paquet et gagner la porte, furent pour Jean l’affaire d’un clin d’œil. Il n’avait plus que la cour à traverser lorsqu’il tomba nez à nez avec l’hôtelier. L’effet de cette rencontre fut si foudroyant pour le fugitif, qu’il ferma les yeux, et s’arrêta tout court les bras en avant et une jambe en l’air, ne bougeant pas plus qu’un poteau.

Me voilà mort tout de bon cette fois, pensait-il, mais quelle fut sa surprise quand il se sentit tout-à-coup embrassé sur les deux joues.

L’hôtelier lui serrait les mains avec les marques de la plus vive tendresse.

– Vous êtes mon libérateur, lui disait-il, vous avez rompu le charme qui pesait sur ma maison et vous avez délivré la créature qui est sortie hier soir de l’armoire, et dont l’arrivée vous causa une telle peur que vous oubliâtes de souper. Les cadavres que vous avez vus dans votre chambre sont les tristes restes de vingt-trois voyageurs comme vous qui arrivèrent demander l’hospitalité dans cette maison et que leur curiosité perdit, car un sort inexorable les condamnait à la mort, du moment qu’ils risquaient une simple question sur ce qu’ils voyaient ou entendaient ici.

Avant de partir, j’espère, mon excellent et courageux ami, que vous voudrez bien déjeuner avec moi, et accepter une légère marque de ma reconnaissance éternelle.

Jean Lafortune alla donc déjeuner avec l’hôtelier, et il va sans dire qu’il mangea de meilleur appétit que la veille.

 Quand il fut sur son départ, l’hôtelier le pria d’accepter une bourse de soie bien garnie, et Jean plus heureux qu’un roi reprit gaiement la route qui devait le mener ce soir même à son village, se promettant bien qu’aussi longtemps qu’il vivrait, il ne se mêlerait jamais des affaires des autres. 

* * * 

La nuit tombait quand Jean aperçut le clocher natal. À cette vue des pleurs involontaires mouillèrent ses yeux. Il y avait déjà treize ans qu’il ne le voyait plus.

Comme il était tard et que Jean ne voulait pas surprendre sa femme et son fils, il se dirigea tout droit chez le savetier, son voisin, qui demeurait en face.

Ce savetier, bavard comme plusieurs pies, connaissait beaucoup mieux les affaires d’autrui que les siennes. Jean ne pouvait donc tomber mieux pour avoir des renseignements sur sa femme et sur son fils.

Aussi fut-ce la première question qu’il lui fit en se mettant à souper, et Jean Lafortune apprit avec un sensible plaisir, par la bouche du digne homme, que sa femme était un modèle de vertu, que pendant sa longue absence les plus mauvaises langues n’avaient jamais eu gros comme la tête d’une épingle à dire sur son compte, etc., bref, un éloge sans pareil.

Le savetier lui apprit en sus que son fils était à la veille d’être ordonné prêtre.

Jean n’ayant pas fermé l’œil la nuit précédente, avait naturellement sommeil. Il n’eut pas plus tôt fini de souper qu’il monta dans l’unique chambre du haut où l’attendait une robe de carriole qui lui servirait de lit pour la nuit.

Jean se déshabilla donc et pliait avec soin son capot pour s’en servir en guise d’oreiller, quand l’envie le prit de regarder à la fenêtre.

Elle donnait sur la rue, et de cette espèce d’observatoire il pouvait voir tout ce qui se passait chez lui, car il y avait de la lumière.

Jean se mit donc à regarder. 

* * * 

C’était bien là son logis. Rien n’avait été changé depuis son départ. Le lit était encore à la même place avec le même couvre-pied bariolé et les mêmes rideaux. Son fusil pendait toujours à la poutre du milieu, et son violon se trouvait accroché au-dessus de la cheminée, avec son archet, comme la veille de son départ. Deux chandelles brûlaient sur la table, la nappe était mise et sa femme passait et repassait dans la chambre d’un air affairé.

Tandis que Jean Lafortune se mettait l’esprit à la torture pour comprendre ce que voulaient dire ces préparatifs de fête, car évidemment ce n’était pas lui qu’on attendait, un homme de haute taille, enveloppé d’un grand manteau noir, traversa la rue, monta le perron, ouvrit familièrement la porte sans frapper, et se dirigea tout droit vers sa femme qu’il embrassa.

À cette vue un nuage passa sur les yeux de Jean. Tous les serpents de la jalousie le mordirent au cœur. Sa première pensée fut de s’armer d’une hache, d’entrer chez lui comme un ouragan ; mais en ce moment, les paroles du sage vieillard lui revinrent à l’esprit : REMETS TOUJOURS TA COLÈRE AU LENDEMAIN, et Jean se coucha. 

* * * 

Toute la nuit, il fit des rêves affreux, épouvantables. Le lendemain, de bonne heure, il descendit à pas de loup, prit en passant le marteau du savetier, et entra chez lui sans bruit, ce qui n’était pas difficile, car on ne fermait pas les portes dans cet heureux temps.

Dans la première pièce, reposait sa femme, les mains jointes sur la poitrine, la figure calme et souriante.

Jean fit quelques pas plus loin. Arrivé en face de la pièce du fond dont la porte était ouverte, il aperçut un prêtre à genoux qui lui tournait le dos.

À cette vue, la surprise lui fit lâcher le marteau qu’il tenait à la main. Le prêtre se retourna, tous deux échangèrent un rapide regard et furent bientôt dans les bras l’un de l’autre.

C’était son fils, son fils unique ordonné prêtre la veille et qui avait obtenu la permission de venir voir ses parents.

Bientôt la mère fut sur pied, les embrassements recommencèrent et tous allèrent à l’église remercier ensemble le bon Dieu qui les avait si visiblement protégés, et le père et la mère eurent le bonheur d’assister à la première messe de leur fils. 

* * * 

Au déjeuner qui suivit, la fameuse tourtière parut sur la table, et quand Jean Lafortune y porta le couteau pour l’entamer, ses trois cents piastres en sortirent.

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- FIN -

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