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Ce conte fait ± 43¾ pages (103753 caractères)
Pays ou culture du conte : Canada.

Recueil : Légendes canadiennes

La jongleuse

Henry-Raymond Casgrain (1831-1904)

Table de matières

Première partie
Les voyageurs de la nuit

La lampe du sanctuaire
Hallucinations
Le mirage du lac
Un esprit !
Comme un luth d’ivoire
Course
Le tomahawk
L’écho de la montagne
Deuxième partie
L’été des sauvages et les brayeuses
Une âme défleurie
Les visions
Gazelles et tigres
L’orchestre infernal
L’orphelin
Épilogue


Première partie 

Les voyageurs de la nuit 

Lorsque déjà notre vie s’en va vers son déclin, souvent dans cette ombre que projette devant nous toute vie dont le soleil descend, nous croyons voir s’élever couronnée d’une pure lumière une image que les années embellissent à mesure qu’elles l’éloignent de nous ; et sous le charme d’un souvenir toujours jeune, nous nous surprenons à nous écrier dans le secret de notre coeur : « Ma mère ! Ah ! oui, c’est ma mère ! » 

R. P. Félix. 

C’était une nuit d’automne, sombre et brumeuse. 

Un canot d’écorce se détachait silencieusement du rivage de Québec à quelques pas de l’endroit où s’élève la vieille église de la Basse-Ville. 

Sur le sable de la grève, un homme était debout tenant à la main une lanterne sourde dont le cône lumineux dirigé vers les flots éclairait le canot monté par quatre personnes. 

* * * 

À la lueur fauve que projetait la lanterne, il était facile de voir que celui qui se tenait à l’arrière du canot était un chasseur canadien. 

Il était vêtu d’une chemise à raies bleues, et de pantalons d’étoffe grise, et portait sur la tête un bonnet de peau de castor. 

Selon l’invariable coutume des voyageurs, il avait eu le soin, avant de prendre place sur la pince du canot, de placer sous lui son capot d’étoffe plié avec précaution. 

Une ceinture rouge, dont les franges flottaient sur sa jambe gauche, s’enroulait autour de ses reins. 

Ses pieds était chaussés de bottes sauvages, dont les hausses de cuir de mouton, enveloppaient le bas de ses pantalons et se rattachaient au-dessous du genou par des lanières de peau d’anguille.1

C’était un homme d’un tempérament sec, mais d’une charpente osseuse et d’une taille très élevée. 

Les manches de sa veste, retroussées jusqu’au coude, découvraient des muscles d’acier qui révélaient une force peu commune. 

Ses bras, d’une longueur démesurée, étaient couverts de tatouages représentant divers objets parmi lesquels on remarquait la figure d’un canot. 

Les traits de son visage, hâlés par le soleil, et d’une remarquable régularité, semblaient avoir été taillés dans un bloc de bronze florentin. 

Sa barbe était noire, tandis que ses cheveux, qu’il laissait croître depuis longtemps et qui retombaient négligemment sur ses épaules, étaient d’un blond châtain. 

Un grand air de bonté se reflétait sur toute sa physionomie. 

Ses yeux, qu’il tenait habituellement à demi-fermés, lui donnaient au premier abord une apparence engourdie ; mais ils étincelaient d’une rare intelligence, enchâssés sous leurs sourcils noirs et épais, lorsqu’il était sous l’influence d’une émotion un peu vive. 

Du reste, dans sa personne, rien n’était remarquable, si ce n’est un air d’apathie et d’insouciance, que l’extrême lenteur de ses mouvements laissait naturellement supposer. 

Son habilité extraordinaire à conduire un canot lui avait fait donner le surnom de Canotier

* * * 

La lumière vacillante de la lanterne éclairait, par intervalles, un autre personnage assis à la tête du canot que son accoutrement désignait suffisamment comme appartenant à la race des Peaux-Rouges. 

C’était un homme superbe, à l’oeil d’aigle, aux lèvres fines et fièrement arquées, au front élevé rayonnant d’intelligence et de loyauté, et d’un galbe si irréprochable que Phidias ou Canova l’eussent copié avec amour, comme le type de l’homme à l’état de nature. 

Selon la coutume indienne, ses cheveux étaient rasés, à l’exception d’une touffe attachée au sommet de la tête avec des plumes de faucon, d’outarde et d’oie sauvages, qui formaient comme le cimier d’un casque antique. 

Il portait une espèce de manteau, bordé d’une frange rose et lilas, fait avec ces peaux de caribou, couleur orange,2 que les Sauvages seuls savent rendre si soyeuses et si molles. 

Des mocassins ornés de rassades et de poils de porc-épic, teints en rouge et bleu, couvraient ses pieds. 

Les guerriers de sa tribu l’appelaient Misti Tshinépik’3, c’est-à-dire la Grande-Couleuvre, soit à cause de sa souplesse extraordinaire, soit à cause de la figure de ce reptile tatouée sur sa poitrine. 

* * * 

Les reflets de pourpre de la lanterne dessinaient encore la silhouette de deux autres personnages assis au centre du canot. 

C’était celle d’une jeune femme et d’un enfant de huit à dix ans. 

Une profonde mélancolie mêlée d’inquiétude se reflétait sur la figure pleine d’énergie de Madame Houel. 

Ainsi se nommait la jeune femme4

La noblesse de ses traits et l’élégance de ses vêtements révélaient une personne de distinction. 

Au moment où le canot franchissait la pénombre projetée par la lumière, elle était occupée à étendre un châle sur les épaules de son enfant pour le préserver de l’humidité de la nuit. 

* * * 

Quand le canot eut entièrement disparu dans les ténèbres, l’homme à la lanterne remonta lentement la berge : 

– Diantre ! murmurait-il à part lui en s’éloignant, il faut que Madame ait bien du courage pour s’embarquer par une pareille nuit. 

Je veux bien croire que Monsieur Houel a été gravement blessé. 

Mais qu’était-il besoin de tant se hâter et de s’exposer, par là, à un danger évident ? 

Ne pouvait-elle au moins attendre jusqu’à demain matin ? 

Mais à peine a-t-elle appris la fatale nouvelle qu’elle n’a pas même pris le temps de faire ses malles. 

Ah ! je crains fort qu’il ne lui arrive quelque malheur. 

Et puis ce massacre de trois hommes par un parti d’Iroquois qui a fait une descente avant-hier dans l’île d’Orléans et qui a enlevé une femme et quatre enfants... 

Ils seront fort heureux s’ils ne font pas la rencontre de quelques-uns de ces démons enragés. 

En faisant ces réflexions, il disparut derrière l’angle d’une maison, et tout rentra dans les ténèbres. 


1. De la babiche, mot sauvage encore employé dans nos campagnes pour désigner ces lanières. 
2. Les sauvages obtiennent cette couleur en passant les peaux à la boucane, au-dessus de la fumée des cabanes; et la couleur blanche en les passant avec la cervelle des animaux. 
3. Cette expression, ainsi que les autres mots que nous emploierons dans le cours de ce récit, appartiennent au dialecte montagnais, qui dérive de la langue algonquine. 
4. Parmi les membres de la Compagnie des Cent Associés figure le nom de M. Houel. Nous lisons dans le cours d’Histoire de M. l’abbé Ferland : « Richelieu trouva des auxiliaires de bonne volonté dans les Sieurs de Roquemont, Houel, contrôleur général des Salines en Brouages, de Latteignant, etc., etc. » M. Houel se donna beaucoup de peine pour faire venir les Pères Récollets en Canada. « Les principaux bienfaiteurs qu’ils ont eus ont esté sa Majesté, M. de Pisieux, M. de Ramsay, grand vicaire de Pontoise et syndic des Récollets en Quanada, M. Ouel, contrôleur général des Salines de Brouages, et quelques autres. » Mémoire des Récollets présenté au Roi en 1637. 


La lampe du sanctuaire 

Une fée apparut, mais presque imperceptible : 
Les oeillets dépassaient son petit corps flexible ; 
Son char frêle, où brillaient des perles pour essieux, 
Allait glissant dans l’air, conduit par deux phalènes ; 
Une araignée avait, pour leur servir de rênes, 
Tissé deux fils soyeux. 

Anaïs Ségalas. 

Cependant le frêle esquif, poussé par deux vigoureux avirons, descendait le fleuve avec rapidité. 

Léger comme une écume, il glissait sans bruit sur les flots, laissant à peine un pâle sillage derrière sa proue. 

Les voyageurs gardèrent le silence pendant quelque temps ; et rien ne troublait le sommeil de la nature autour d’eux, si ce n’est le bruissement de l’eau sur les flancs de la légère pirogue, et le chant monotone et cadencé de la vague sous les avirons. 

Bientôt l’obscurité de la nuit confondit les teintes indécises des divers édifices de la ville dans une nuance uniforme, et ils ne distinguèrent plus derrière eux qu’une ligne onduleuse découpant en noir, sur le ciel, les contours du cap Diamant. 

De fois à autres, le clapotis de la vague sur les galets de la rive, ou le grincement d’une girouette, agitée par le passage subit d’une brise nocturne, parvenait encore à leurs oreilles. 

Mais bientôt tous ces bruits s’éteignirent. 

* * * 

C’était l’heure solennelle de la nuit où tout repose dans la nature, et les bêtes carnassières revenues de leurs chasses nocturnes, et l’oiseau caché sous la feuillée, et l’homme fatigué des soucis et des travaux du jour. 

Le torrent lointain même semble voiler ses sanglots, et, sous la brise expirante de la nuit, la forêt exhale à peine de son orgue immense un faible soupir. 

Cependant la jeune femme, les yeux tournés vers la ville endormie, contemplait attentivement une lueur presque imperceptible et immobile sur la côte. 

On eût dit qu’elle redoutait le moment où elle allait la voir disparaître entièrement, tant il y avait d’anxiété dans ses regards. 

Ce n’était pas la lumière de la lanterne qui depuis longtemps avait disparu. 

Cette faible étincelle, qui venait scintiller au bord de sa paupière où tremblait une larme, jaillissait d’un foyer autrement mystérieux, autrement consolant. 

C’était la pâle clarté de la lampe du sanctuaire de la vieille église, – holocauste virginal, emblème touchant de l’éternelle prière. 

* * * 

Pendant qu’elle contemplait cette chaste étoile, sa bouche murmurait une fervente prière. 

La prière ! invisible vestale qui veille incessamment, une étoile au front, dans le temple sans tache de l’âme pieuse. 

Toute sa vie semblait avoir passé dans ses yeux, tant il y avait d’ardeur dans son regard ; – et le mystique rayon, venant effleurer sa prunelle de sa baguette d’or, semblait le regard de Dieu caché sous les adorables voiles, exauçant sa plainte et versant un reflet d’espoir dans son âme en deuil. 

Oh ! la pauvre femme, elle avait en effet grand besoin d’un céleste soutien, au moment d’affronter tant de dangers parmi les embûches de la nuit ! 

Enfin, les ténèbres l’envahissant de toutes parts, le frêle sillon de lumière s’éteignit sous un linceul d’obscurité. 

* * * 

– Oh ! il fait bien noir, dit tout bas l’enfant à sa mère après un long silence, je ne puis pas même voir votre visage. 

Si je n’étais pas si près de vous, ma chère petite maman, je crois que j’aurais bien peur. 

Pourquoi sommes-nous partis si promptement ?... 

Je dormais si bien dans mon lit quand vous êtes venue me réveiller. 

Allons-nous arriver bien vite ?... 

Et l’enfant, saisi d’un frisson involontaire, se rapprochait instinctivement de sa mère, comme pour chercher une protection contre les fantômes que la nuit fait sautiller devant l’imagination de l’enfance. 

* * * 

La jeune femme poussa un soupir, et sans répondre à ses questions : 

– Couche-toi sur mes genoux, Harold, lui dit-elle, tu as encore besoin de dormir. 

Fais un bon somme tandis qu’il fait noir ; – je te réveillerai quand il sera jour, et tu verras se lever le beau soleil. 

Alors tu n’auras plus de peur. 

L’enfant obéit sans rien dire et posa sa tête sur les genoux de sa mère. 

– Maman, murmura-t-il à voix basse après quelques minutes, voyez-vous là-bas cette grande femme blanche qui marche sur l’eau ? Elle s’avance vers nous, – elle me regarde, – elle me fait signe d’aller vers elle. 

Entendez-vous, maman, comme elle chante ?... 

Comprenez-vous ce qu’elle dit ?... 

Et l’enfant indiquait du doigt le fantôme qu’il croyait apercevoir. 

– Maman ! continua-t-il d’une voix tremblante, j’ai peur ! j’ai peur !... Retournons-nous-en chez nous. Elle va venir me prendre. 

Et il cachait sa figure sur les genoux de sa mère en étouffant un sanglot. 

– Dors donc, enfant, ne crains rien ; il n’y a point de danger. 

Cette grande tache blanche que tu vois là-bas, ce n’est pas un fantôme : – c’est la chute de Montmorency. 

Le bruit que tu entends, c’est celui de l’eau qui tombe de la montagne. 

Dors tranquillement ; ta maman veille auprès de toi. 

* * * 

– Ho-hou ! – interrompit tout à coup le sauvage, tirant de sa poitrine cette exclamation gutturale ordinaire aux Indiens pour exprimer la surprise et l’étonnement, – Matshi Skouéou

Ces paroles en langue sauvage, prononcées à demi-voix, semblèrent paralyser les bras du chasseur canadien. 

Pendant quelques instants, son aviron demeura immobile entre ses mains. 

Puis, sur un signe du Sauvage, ils se mirent tous deux à ramer vigoureusement, mais avec le moins de bruit possible. 


Hallucinations 

C’est la blancheur de la vague écumante que j’aperçois sur le rocher, quand le brouillard s’élève autour d’une ombre errante et fait flotter sa robe grisâtre dans les airs. 

Ossian. 

– Votre enfant dort-il maintenant ? demanda enfin le chasseur après un long silence. 
– Oui, répondit Mme Houel ; il est si fatigué d’avoir été dérangé cette nuit, qu’il s’est endormi en quelques secondes. 
– Eh bien ! madame, – reprit-il d’un ton solennel, avec sa lenteur habituelle et en se penchant vers le centre du canot, afin de pouvoir parler plus bas et se faire entendre, – maintenant que je crois le danger passé, je dois vous dire que nous venons d’échapper, par un heureux hasard, ou plutôt par une protection spéciale de la Providence, à un ennemi autrement dangereux que les partis d’Iroquois qui rôdent depuis quelques semaines sur nos rivages. 

Si j’avais eu affaire à tout autre qu’à vous, j’aurais soigneusement évité de révéler cet incident; mais je connais la fermeté de votre caractère et votre désir que rien ne vous soit caché. 

– Vous faites bien, le Canotier ; continuez. 
– Vous avez peut-être pu croire un instant que votre enfant était le jouet d’un rêve, lorsqu’il vous indiquait cette forme étrange dont nous n’avons pu entrevoir que l’ombre ; – mais soyez bien sûre que ce n’était pas une illusion. 

Les enfants pénètrent parfois des secrets que nous autres, hommes, nous sommes incapables de percer. 

L’innocence de cet âge le rapproche du monde des esprits, et lui révèle souvent des dangers impénétrables à nos regards. 

Si j’avais connu, il y a quelques heures, ce que le bon ange de cet enfant lui a fait voir et entendre, je ne me serais jamais hasardé à partir cette nuit. 

– Comment ! le Canotier ! répondit Mme Houel, est-il possible que vous vous laissiez entraîner par de misérables superstitions, vous, un vieux chasseur qui avez passé toute votre vie dans les bois et qui avez bravé tant de dangers au milieu des sauvages ? 

Vraiment, je ne vous reconnais plus ; – jamais je ne vous aurais cru capable d’une telle faiblesse. 

Ce prétendu fantôme n’a-t-il pas une cause toute naturelle ? 

– Madame, répondit le chasseur d’un ton grave, avez-vous pu croire un instant que cette apparition n’était que le reflet de la chute à travers l’ombre ? 

Croyez-vous qu’à la distance où nous étions, cette nappe d’eau pouvait être visible par une nuit aussi noire ? 

Ah ! fiez-vous à l’expérience d’un vieux coureur de bois à qui la solitude et le désert ont appris une science qui ne se trouve pas dans les livres. 

Depuis tantôt vingt ans que je mène la vie des bois, j’ai dû acquérir quelque connaissance des phénomènes de la nature. 

Il n’est pas un bruit des eaux, des vents ou des animaux sauvages qui me soit inconnu ; – les mille voix du désert me sont familières, et je puis toutes les imiter au besoin. 

Bien souvent pendant les nuits, au sein des forêts, près des lacs ou des rivières, tantôt au milieu des camps indiens, tantôt durant les chasses d’hiver, j’ai passé de longues heures à étudier les divers aspects de l’ombre et de la lumière, à la lueur incertaine des étoiles, à la flamme du bûcher, ou par un beau clair de lune, ou bien par une nuit sombre et brumeuse, comme celle-ci. 

Il est peu d’objets qui, soit le jour, soit la nuit, puissent longtemps tromper ma vue exercée par une longue habitude. 

Eh bien ! Madame, je vous dis que cette vague lueur ne vient ni du ciel, ni de la terre. 

– Ne serait-ce pas peut-être la flamme de quelque bivouac indien voilé par la brume ? 
– Vous n’avez jamais confondu les rayons de votre lampe avec la clarté de la lune, n’est-ce pas, madame ? 

Eh bien ! il serait aussi difficile pour moi de confondre cette étrange lueur avec le feu d’un bivouac indien. 

– Une crainte superstitieuse vous aura troublé la vue, – reprit Mme Houel avec un mouvement d’impatience et d’incrédulité. 

* * * 

Ce reproche piqua au vif le hardi Canotier, qui garda un moment le silence. 

Puis d’une voix émue : 

– Madame, un homme qui a passé la moitié de sa vie exposé chaque jour à se voir attaqué et scalpé par de féroces ennemis, – qui a servi de guide dans une dizaine d’expéditions contre les Cinq-Cantons, – qui a tué de sa main plus de soixante Iroquois, – qui, pour sauver son ami Misti-Tshinépik’, s’est vu deux fois, sans trembler, attaché au poteau, prêt à être brûlé vif, – qui entonnait la chanson de guerre pendant qu’on lui arrachait les phalanges de deux doigts, après les lui avoir fumées dans le calumet, – qui riait des tourments quand on lui mettait autour du cou un collier de haches rougies dont il conserve encore les cicatrices, cet homme doit avoir le droit de se croire peu accessible à la crainte. 

Mais puisque vous doutez de mes paroles, interrogez Tshinépik’. 

Vous avez entendu l’exclamation de cet Indien au moment où votre enfant indiquait du doigt cet objet mystérieux qui ne paraissait à nos yeux qu’une pâle vapeur. 

Les paroles de l’enfant ont été pour lui un trait de lumière ; et si vous eussiez compris la langue sauvage, les mots : Matshi Skouéou, qui lui ont échappé, vous auraient tout révélé, sans que j’eusse eu besoin de proférer une parole ; car vous avez sans doute entendu parler de celle que les blancs appellent la Dame aux Glaïeuls, et que les Sauvages connaissent sous le nom de Matshi Skouéou, c’est-à-dire la Mauvaise femme ou la Jongleuse

* * * 

À ce nom trop connu, Mme Houel, quoique douée d’une rare énergie de caractère, ne put réprimer un tressaillement involontaire. 

Car on était à une époque où la superstition était encore si répandue et si vivace, que les personnes instruites mêmes, qui n’ajoutaient aucune foi aux contes populaires, ne pouvaient, en les écoutant, se défendre d’une secrète terreur. 

Et dans un pays comme était alors le Canada, couvert d’immenses forêts inexplorées, peuplées de races étranges et à peine connues, tout était propre à entretenir et à fomenter les idées superstitieuses. 

– En effet, pensa-t-elle, j’ai entendu parler de cette célèbre Jongleuse qui est parvenue à acquérir une si grande influence parmi les tribus iroquoises, et dont les Pères missionnaires ont rapporté des choses si merveilleuses. 

Ils ne doutent pas qu’elle ait des communications avec le mauvais esprit, et qu’elle n’opère par son 

influence des prodiges incroyables1

On dit qu’elle est parvenue à soulever les Cinq-Nations contre la colonie ; – que l’ambassade, envoyée dernièrement au gouverneur sous prétexte de conclure la paix, n’est qu’une infâme trahison ourdie pour endormir les colons, – et qu’ils trament, pendant ce temps, le projet de massacrer jusqu’au dernier Français. 

Serait-il vrai, comme on le dit, qu’à la tête d’un parti d’Iroquois, elle rôde autour de nos habitations pour se saisir de quelque prisonnier important, afin de l’immoler à leur dieu Areskoui, et se le rendre ainsi propice dans la nouvelle guerre » ? 


1. Il n’y a guère de doute que la jonglerie pratiquée chez les sauvages n’ait un caractère diabolique. C’est un fait qui a souvent été constaté par des témoins oculaires dignes de foi. Voici comment s’exprime à ce sujet le R. P. Arnaud, missionnaire du Labrador: « Par la force de leur volonté, dit-il, la cabane (des jongleurs) se met en mouvement comme une table tournante, et répond par des coups ou par sauts aux demandes qui lui sont faites. Eh bien! les voilà vaincus, tous les inventeurs des tables tournantes et des spiritual rappings! les jongleurs des Indiens infidèles peuvent leur servir de maîtres et leur montrer des choses plus surprenantes que celles qu’ils ont jamais connues. Tous nos grands magnétiseurs seraient également surpris de voir avec quelle facilité ces jongleurs manient le fluide magnétique, auquel je donnerai volontiers ici le nom de fluide diabolique. »  

 

Le mirage du lac 

Ô mères !......... 
Vous appuyez vos coeurs sur l’enfant qui chancelle ;
Un souffle en l’effleurant le brise en son berceau. 

................ 

Le bonheur a toujours une forme fragile : 
Le malheur est de fer, la joie est de roseau. 

Anaïs Ségalas. 

Après avoir roulé quelques instants ces réflexions dans son esprit : 

Canawish !1 – dit-elle en s’adressant à l’impassible Indien, qui avait écouté la conversation précédente sans prononcer une parole, – que dis-tu des présages du Canotier ? 

Le Sauvage sembla ne pas faire attention à cette demande et ne fit aucune réponse. 

– Pourquoi la Grande-Couleuvre ne répond-elle pas quand la fille des Visages Pâles lui adresse la parole ? 

Il y eut encore un moment de silence. 

* * * 

Enfin le Sauvage dans son langage rempli de figures : 

– Le Mirage-du-Lac qui dort sur les genoux de la Fleur-des-Neiges est plus beau que le nénuphar blanc des grandes eaux. 

Le lac où se mirent la folle avoine et les roseaux du rivage est moins limpide que ses yeux, et son regard est plus brillant que l’étoile du soir. 

Ses lèvres sont deux grappes de fraises mûres et ses dents sont des flocons de neige. 

Les lianes au printemps sont moins flexibles que sa chevelure. 

Aussi, quand la Fleur-des-Neiges contemple le jeune Visage Pâle, le sourire est-il sur ses lèvres et ses yeux sont-ils pleins de larmes de tendresse. 

La Fleur-des-Neiges serait-elle donc aujourd’hui lasse de la vie de son enfant ? 

Ne sait-elle pas que pour évoquer celle que la jeune 

oreille du Mirage-du-Lac a entendue et que ses yeux ont vue, il suffit de prononcer son nom ? 

* * * 

– Oh ! s’il n’y a que cela à craindre, reprit Mme Houel en souriant, tu peux parler ; la Dame aux Glaïeuls n’est pas un esprit pour entendre du fond des bois la voix de la Grande-Couleuvre, quand ses paroles parviennent à peine à l’oreille de la Fleur-des-Neiges. 

* * * 

– Puisque ma soeur le demande, reprit l’indien, la Grande-Couleuvre parlera ; – mais si ses paroles évoquent la Matshi Skouéou, la Fleur-des-Neiges ne pourra s’en prendre qu’à elle seule. 
– La fille des Visages Pâles ne craint rien ; son coeur est fort comme celui du Tshinépick’ ! 
– Quand la Fleur-des-Neiges saura que la Matshi Skouéou serait prête à mettre en liberté toutes les Peaux Blanches captives chez les Iroquois pour pouvoir mettre la main sur l’enfant d’un chef des Visages Pâles, tel que le Mirage-du-Lac, son coeur sera-t-il aussi fort ? 

* * * 

À cette terrible menace, Mme Houel tressaillit et pressa instinctivement contre son coeur le charmant enfant qui, insoucieux du danger, dormait tranquillement sur ses genoux. 

Il ne parut même s’apercevoir de ce brusque mouvement ; car le contact de cette douce main lui était connu. 

Et que peut craindre, en effet, l’enfant dans ce sanctuaire de l’amour maternel ? 

L’hirondelle dans son nid redoute-t-elle le vent ou l’orage ? 

L’enfant entre les bras de sa mère, n’est-ce pas la fraîche goutte de rosée cachée dans la corolle du lis ? 

Tant d’innocence et de pureté ne semblent-elles pas devoir échapper au malheur ? 


1. Expression sauvage qui répond au mot : camarade.  

 

Un esprit ! 

Elle allume sa chevelure au feu des météores, et se promène sur les ombres de la nuit. 

Ossian. 

À peine Mme Houel eut-elle cédé à ce premier mouvement, qu’elle rougit de sa faiblesse. 

Honteuse d’avoir un moment reculé devant une idée superstitieuse, elle ajouta d’un ton ferme: 

– Auprès de la Grande-Couleuvre et du Canotier, la Fleur-des-Neiges ne tremble point pour les jours de son enfant. Mon frère peut parler. 
– Tes deux amis sont prêts à donner leur vie pour toi, répondit l’Indien ; – ils seront morts avant qu’aucun ennemi n’ose approcher de ton enfant ; – mais qui peut lutter contre celle qui commande aux esprits ?... 

* * * 

Le Sauvage lui fit alors le récit de tout le merveilleux dont l’imagination indienne entourait la célèbre Jongleuse. 

Souvent le Canotier, entraîné par son habitude de causer, l’interrompait pour raconter quelques nouveaux prodiges dont les Blancs enrichissaient la légende sauvage. 

* * * 

La Matshi Skouéou, – disaient les récits populaires, – est en rapport avec le Mauvais Esprit. 

Sa puissance égale celle de la Sirène aux cheveux tordus qui révèle sur les rivages des mers du Sud, les gisements des placers d’or et des bancs de perles. 

Jamais on ne l’a vue de jour. 

On dit que dans les ténèbres ses prunelles, d’un vert glauque, étincellent comme la braise et que les lueurs sinistres et blafardes qu’elles lancent, fascinent comme le serpent ou l’abîme. 

Une rivière de cheveux, noirs comme l’aile des huards, inonde sa tête toujours couronnée de fleurs de glaïeuls, et jaillit en cascades jusque sur ses épaules. 

Son teint de cuivre, sa peau écailleuse, le rire sardonique qui crispe sa lèvre violette font frissonner jusqu’à la moelle des os. 

Elle soulève à chaque pas une poussière d’étincelles bleuâtres qui voltigent autour d’elle, profilant dans l’ombre d’étranges silhouettes. 

Salamandre incombustible, elle marche impunément à travers la flamme des brasiers, sans que les tisons osent mordre même les pans de sa robe. 

* * * 

La brise nocturne, – le nuage qui passe lui apportent, – messagers fidèles, – le son de la voix de ceux qui l’invoquent. 

À son cri, les hiboux éveillés, écarquillant leurs fauves prunelles, sortent des crevasses des rochers et des ruines et répondent à son appel. 

À l’heure de minuit, elle descend sur une étoile filante, ou sur un rayon de la lune, et apparaît dans la nappe des cascades, à l’ombre des noirs rochers, sur le sable silencieux des dunes, ou parmi les vapeurs des vallées. 

* * * 

C’est l’heure qu’elle choisit pour accomplir ses mystères, car c’est l’heure où la brise s’endort dans la cime des arbres, et où tout repose dans la nature ; – c’est l’heure où les feux follets dansent sur le gazon pâle des prairies, dans les clairières, ou sur les eaux verdâtres des marécages ; – c’est l’heure où les chauves-souris effleurent les flots unis de leurs ailes diaphanes, et se cramponnent, de leurs ongles grêles, à l’angle des rochers ; – c’est l’heure où l’on n’entend pour tout bruit que le coassement des grenouilles et des crapauds à l’oeil fixe, et le hou hou funèbre des oiseaux de nuit. 

C’est aussi l’heure où la Dame aux Glaïeuls descend parmi les roseaux du fleuve, au bord des lagunes, pour cueillir les fleurs de glaïeuls dont elle couronne sa tête et pour faire ses invocations au Grand Manitou. 

Quoiqu’aucun souffle n’agite l’air, on voit alors frissonner les tiges des algues et des aunes qu’elle écarte pour se plonger dans les eaux du fleuve ; et bientôt on voit sa tête apparaître, comme un météore, parmi les joncs et les nénuphars. 

* * * 

Au moment où la nouvelle lune se lève, de vagues et lointaines rumeurs, mêlées au coassement monotone des grenouilles, s’élèvent du sein des plantes aquatiques. 

Voix surnaturelles qui semblent surgir du fond des eaux ; – incantations mystérieuses, d’abord indécises, puis s’élevant peu à peu, et se prolongeant sur les flots en mélodie tour à tour suave comme des voix d’enfants, ou voilée comme la brise du soir parmi les halliers ; – mais parfois aussi, éclatante et terrible, comme le rugissement de l’ours blessé, ou comme le roulement du tonnerre ou des cataractes. 

Quelquefois aussi, quand l’ouragan des équinoxes rugit et tord la forêt par les cheveux, elle pose son pied, plus léger que celui des vaporeuses ossianides, sur l’écharpe des brumes dont la montagne enveloppe alors son épaule de pierre. 

On dit que pendant ces délires de la nature, on la voit voltiger sur la crête d’argent des vagues en écume, et qu’alors les éclairs déchirent les flancs des nuages en colère pour venir se tresser en auréole sur sa tête. 

* * * 

– Enfants, disent les vieillards, n’allez pas le soir au lever de la nouvelle lune, sur les bords du fleuve. 

Tapie derrière la verte frange des roseaux, la Dame aux Glaïeuls guette les petits enfants, et ses chants fascinent et entraînent comme le regard du reptile attaché à sa proie. 

Oh ! malheur à celui qui tombe entre ses mains ! 

Le sort qu’elle lui réserve est plus affreux que celui du prisonnier garrotté au poteau du supplice. 

Les tortures du feu, les éclats de bois enfoncés dans la chair, la cendre brûlante sur la tête scalpée, les colliers de haches rougies n’effrayent pas le guerrier au coeur fort. 

Il entonne son chant de mort quand ses ennemis déchirent sa chair en lambeaux. 

Mais la Matshi Skouéou invente des supplices autrement atroces : 

C’est au milieu d’horribles agonies de frayeur et d’épouvante qu’elle fait mourir sa proie. 

Et quand le coeur de la victime tremble et bat comme celui du lièvre timide, – que ses cheveux se dressent sur sa tête, – que ses yeux se dilatent de terreur, – que ses lèvres livides frémissent comme la feuille du tremble, – que ses dents s’entrechoquent dans sa bouche, – que ses os craquent d’horreur, – que ses membres frissonnent comme les lianes tordues par la tempête, – alors la Dame aux Glaïeuls est dans l’ivresse et elle savoure, comme un chant, ces lamentables gémissements ; car elle entend la voix du Noir Esprit qui lui révèle ses secrets à travers les râles d’agonie et de désespoir. 


Comme un luth d’ivoire 

............Cette plainte, 
Qu’on écoute avec crainte 
Gémir dans les roseaux ; 
Voix lentes et plaintives 
Qu’on entend sur les rives 
Quand les ombres du soir 
Épaississant leur voile 
Font briller chaque étoile 
Comme un riche ostensoir. 

Oct. Crémazie. 

Après ce récit prononcé d’une voix émue par une sorte d’enthousiasme religieux, le Sauvage et le Canotier gardèrent un moment le silence. 

– C’est bien là, au fond, ce que rapportent les Missionnaires, pensa Mme Houel avec inquiétude... 

Ciel ! si jamais mon cher Harold venait à... 

Ô mon Dieu ! protégez mon enfant ! 

– Eh bien ! reprit l’Indien, le coeur de la Fleur-des-Neiges est-il aussi fort maintenant ?
– J’ajouterai foi à tous ces mystères quand j’en aurai été témoin, répondit Mme Houel d’une voix qu’elle cherchait en vain à rassurer. 

Vous ne l’avez jamais vue, ni toi, ni le Canotier, n’est-ce pas ? 

* * * 

– Madame, – repartit le chasseur canadien avec sa lenteur habituelle et un ton solennel qui dénotait une profonde conviction ; – un soir que je remontais le Saguenay, je rencont... 

Il s’arrêta tout à coup. 

Un sourd ronflement, pareil au souffle profond du marsouin lorsqu’il vient respirer à la surface de l’eau, se fit entendre à l’avant du canot. 

Un homme, qui n’aurait pas été habitué à la vie sauvage, n’aurait prêté aucune attention à ce bruit. 

Mais l’oreille exercée du Canotier ne pouvait s’y méprendre. 

C’était bien la voix du Tshinépik’ qui, pour lui signaler quelque danger sans donner l’éveil, imitait la respiration du marsouin. 

* * * 

Le chasseur prêta l’oreille un instant et crut entendre, dans le lointain, un son étrange et vague, d’abord à peine perceptible, puis se rapprochant, devenant plus distinct, et se prolongeant sur les flots en molles ondulations, pour s’éloigner, osciller encore et s’évanouir un instant après. 

Longtemps ces mystérieuses vibrations, qui semblaient tantôt descendre des nuages, tantôt remonter du fond des cavernes de la mer, ou s’échapper d’une conque marine, ou filtrer à travers le treillis des bois, voltigèrent en notes intermittentes parmi le silence solennel de la nuit; ne parvenant à son oreille qu’à de longs intervalles, et par frêles lambeaux. 

* * * 

Il crut d’abord être le jouet d’une illusion ; mais après quelques minutes de silence, la même mélodie bizarre, mais plus distincte et plus rapprochée... 

– Eh bien ! Madame, chuchota le Canotier, entendez-vous ?... Croirez-vous maintenant aux paroles d’un homme qui n’a pas appris ce qu’il sait dans les livres ?... 

Et continuant comme s’il se fût parlé à lui-même : 

– Minuit !... ce soir la nouvelle lune et la... 
– Bah ! repartit Madame Houel, la plainte de quelque loup-marin sur les rochers1

* * * 

Le Canotier haussa les épaules, et attendit sans répondre. 

– Vous aviez raison, – reprit enfin Madame Houel après quelque temps de silence, – j’entends maintenant très clairement une voix ; mais est-ce une voix humaine ?... Jamais je n’ai rien entendu de si extraordinaire. 

Je sais que les Sauvages sont renommés pour la beauté de leur voix ; mais ces magiques accents n’ont rien d’humain, tant ils captivent et entraînent avec un irrésistible attrait. 

* * * 

En effet, c’était une sorte d’incantation fantastique qui empruntait à la sombre majesté de ces heures solennelles et à son origine inconnue un singulier caractère de merveilleux et de naturel ; – sorte de mélopée, tantôt plaintive et rêveuse, noyée de mystère et de mélancolie, ondulant sur la lame, flottant dans l’atmosphère et se perdant dans les plis de la brume ; – soupirs infinis, – échos de voix d’anges, – rêves d’enfants au berceau, – chant des courlis ; – ou bien, vive et légère, découpée en frileuses dentelles de sons, montant et descendant en spirales aériennes, – groupes de notes folâtres se tenant par la main ; – et puis tout à coup, triste et morne, comme le vent d’automne qui brame dans les ramées, comme l’hymne funèbre sur les tombes ; – ou, fanfare inouïe, vibrant comme un cuivre. 

* * * 

– Je distingue bien des paroles, dit tout bas Madame Houel au Canotier, mais d’une langue qui m’est 

inconnue. 

– Je les comprends, mais il m’est impossible de vous les traduire : le sens en est plus dans le chant que dans les paroles». 

.................. 

Deux éclairs soudains, suivis d’une double détonation, interrompirent tout à coup les magiques évocations de la sibylle inconnue ; et en même temps deux balles, venant du côté opposé à celui d’où l’on entendait cette mystérieuse musique, et dont une entama la pince du canot à quelques pouces du Canotier, sifflèrent aux oreilles des voyageurs. 

Un souffle de terreur sembla rouler dans l’atmosphère avec l’écho de la double explosion répercutée par les nuages et les deux rives du fleuve. 

Et puis tout rentra dans un silence si profond qu’on eût dit que le fleuve eût toujours été entièrement désert. 


1. On sait que les cris du loup-marin imitent, à s’y méprendre, les plaintes d’un enfant.  

 

Course 

Tout à coup, vite comme la pierre lancée par la fronde, la barque s’éleva sur la cime d’une vague, puis elle redescendit avec non moins de rapidité et glissa dans un gouffre, d’où, par un élan suprême, elle remonta encore. 

Hyppolite Violeau. 

– Sept Iroquois dans le canot, chuchota le Tshinépik’ ; j’ai eu le temps de les compter à la lueur de l’explosion. 

Camarade, nous allons être pris entre deux feux. 

À droite, les Iroquois ; à gauche, la Matshi Skouéou et ses compagnons. 

– Il n’y a qu’un moyen, – reprit le Canotier avec la présence d’esprit et la promptitude de décision que donnent le calme et le sang-froid, fruit d’une longue habitude de vie au milieu des dangers, – c’est de dérouter nos ennemis. 

Scie1, Tshinépik’, nous allons reculer quelque temps ; puis nous gagnerons le rivage à force d’avirons. 

Madame, retenez les pleurs de votre enfant ; il faut du silence pour cacher notre marche. 

Couchez-vous au fond du canot, vous courrez ainsi moins le risque d’être atteinte par les balles. 

Ah ! chiens d’Iroquois ! murmura-t-il entre ses dents, vous êtes fort heureux que la vie de ces deux êtres faibles ait été confiée à ma garde ; vous ne me verriez pas reculer ainsi devant vous: une cruelle expérience a dû vous apprendre que ce n’est pas ma coutume. 

Que j’aurais de plaisir à loger du plomb dans quelques-uns de vos crânes pour me refaire un peu la main ! Vraiment le coeur m’en dit, car il y a déjà longtemps que je n’ai pas essayé mon mousquet contre une peau rouge. Mais laissez faire, vous ne perdez rien pour attendre. 

* * * 

Tout en faisant ces réflexions, le Canotier, après avoir imprimé au canot un mouvement rétrograde en nageant à reculons pendant quelque temps, avait tourné la proue de la légère nacelle vers le rivage, et pagayait vigoureusement dans cette direction. 

– Nagez, nagez maintenant tant que vous voudrez, imbéciles d’Iroquois, reprit-il tout bas avec ironie, vous serez quelque temps, je pense, sans nous atteindre, si vous continuez de ce côté. 

Vous croyez donc qu’un blanc est aussi bête que vous, et qu’il... 

Le cri d’un huard, qui s’éleva à quelque distance en avant du canot, éveilla son inquiétude et interrompit le cours de ses invectives, qu’il ne ménageait jamais à ses ennemis dans ces moments de danger. 

– Je me trompe fort si c’est là le cri d’un huard... il y a là des inflexions qui ne sont pas celles du huard. 

Les infâmes coquins ! auraient-ils prévu notre mouvement par hasard ?... 

À peine eut-il achevé ces mots, que deux raies de feu déchirèrent le voile des ténèbres en avant d’eux. 

Heureusement pour nos voyageurs que la nuit était si obscure que l’ennemi ne pouvait viser qu’à peu près. 

Les balles, dirigées d’une main incertaine, ricochèrent sur l’eau à quelques pieds du canot. 

– Notre ruse est déjouée ! s’écria le Canotier avec amertume. 

Et, d’un coup d’aviron faisant décrire un angle à la proue du canot pour lui faire reprendre sa première position : 

– Il est inutile de songer à atteindre le rivage, continua-t-il. C’est maintenant, Tshinépik’, qu’il nous faut montrer si nous entendons quelque chose à manier un aviron. 

Ils sont sept contre deux ; mais leur canot m’a l’air plus pesant que le nôtre et je doute qu’ils aient tous des avirons. 

Madame, nous allons être obligés de jeter vos malles à l’eau, afin d’alléger notre canot autant que possible et de ne pas ralentir notre marche ; car ce sera une course désespérée. 

– Faites, faites tout ce que vous voudrez pourvu que vous arrachiez mon enfant des griffes de ces tigres, s’écria avec angoisse Madame Houel. 

* * * 

En un clin d’oeil le canot fut débarrassé de tout ce qui pouvait l’alourdir. 

– Maintenant, Tshinépik’, hardi sur l’aviron, et ensemble ! Mais auparavant poussons notre cri de guerre pour montrer à ces mécréants que nous ne les redoutons pas plus que les poissons qui nagent sous nos pieds. 

* * * 

Deux cris horribles, capables de faire tressaillir les coeurs les plus intrépides, s’échappèrent à la fois de la poitrine des deux guerriers, et se prolongèrent au loin sur les flots. 

Madame Houel se boucha les oreilles de terreur. 

– Le Canotier ! la Grande-Couleuvre ! répétèrent en choeur les Iroquois reconnaissant la voix des deux héros qui avaient acquis une si terrible célébrité en immolant un nombre effrayant de leurs plus braves guerriers ; et d’épouvantables hurlements répondirent à leur cri. 

Puis à cette infernale harmonie succéda un morne et lugubre silence, comme si la nature entière, glacée d’épouvante, avait suspendu tous ses bruits. 

* * * 

On n’entendit plus que le bouillonnement de l’eau sous les coups des avirons, et le clapotement de la vague sur les flancs de la légère pirogue qui bondissait sous les énormes brassées du Canotier, aidé du Tshinépik’, et volait sur la nappe du fleuve, comme ces légères plumes détachées de l’aile des oiseaux et qu’emportent en se jouant, sur les flots, les grandes brises des mers. 

* * * 

Le salut des fugitifs ne dépendait plus que de la vigueur des nerfs des deux rameurs. 

Que la lassitude vint, un moment, à amollir et à détendre l’acier de leurs muscles, c’en était fait d’eux ; et leurs chevelures scalpées séchaient à la ceinture des Iroquois. 

Le Tshinépik’, il est vrai, était un habile et vigoureux rameur ; et la supériorité du Canotier à conduire un canot et à manier l’aviron était sans égale. 

Son habileté, en ce genre, était si bien connue dans toute la colonie et même parmi les tribus indiennes, qu’elle lui avait valu le surnom de Canotier

Outre une longue habitude, acquise pendant toute une existence consacrée à la vie sauvage, la nature, en le douant d’une force musculaire exceptionnelle et en développant ses deux longs bras d’une manière démesurée, semblait l’avoir formé tout exprès pour ce genre d’exercice. 

D’ailleurs, c’est un fait digne de remarque que les Blancs une fois accoutumés aux moeurs et aux arts indiens les surpassent bientôt, non seulement en adresse, mais même en vigueur. 

Car, sans parler de leur supériorité intellectuelle, ils paraissent encore jouir d’une constitution plus robuste. 

* * * 

Mais, quels que fussent les avantages personnels des deux rameurs, ils étaient trop inférieurs en nombre pour pouvoir, ce semble, lutter longtemps avec chance d’échapper. 

Et puis, une balle perdue pouvait, d’un moment à l’autre, casser un bras, ou fendre un aviron. 

Cependant ces dangers si imminents ne faisaient rien perdre au Canotier de son admirable sang-froid, et paraissaient n’avoir d’autre effet que de délier sa langue : 

– Il faut montrer à ces chiens d’Iroquois que nous nous connaissons en écorce de bouleau, Tshinépik’. 

Je ne nie pas qu’ils possèdent quelqu’habilité à fabriquer un canot ; mais ils ne savent pas comme nous choisir la véritable écorce. 

Et puis, ont-il jamais eu le tour de relever avec grâce les deux pinces d’un canot de manière à lui donner cette forme svelte qui prête aux nôtres un air si coquet quand ils dansent sur la lame? 

Ah ! je reconnaîtrais un des miens parmi toute une flotte de canots iroquois. 

Ne me parlez pas non plus d’un canot mal gommé ; il faut pour qu’il glisse bien sur l’eau que l’enduit de gomme soit posé avec tant de soin que les flancs soient polis et glacés comme la lame d’un rasoir. 

Alors ce n’est plus un canot ; – c’est une plume, c’est une aile d’oiseau qui nage dans l’air ; – c’est un nuage chassé par l’ouragan ; – c’est quelque chose d’aérien, d’ailé, qui vole sur l’eau comme... comme nous maintenant. 

* * * 

Le Canotier disait vrai ; car la légère pirogue, obéissant à ses gigantesques coups d’aviron, semblait à peine effleurer les flots. 

On eût dit une sarcelle, effrayée par le chasseur, rasant la cime des vagues à tire d’aile. 

– Camarade, voici encore deux balles à notre adresse, – interrompit le Tshinépik’, qui jusque-là s’était renfermé dans ce silence flegmatique qui caractérise la race indienne, et que les Sauvages affectent surtout au moment du danger, afin de cacher toute émotion ; – l’Iroquois s’imagine déjà nous avoir devancés, car ses coups ont porté en arrière de notre canot. 

Mais mon frère s’aperçoit-il que nous n’avons rien gagné et qu’ils sont toujours en ligne avec nous ? 

– Ça ne peut pas durer, tu as raison, reprit le Canotier en secouant la tête ; nous ne sommes jamais capables de les dégrader. Ils sont trop nombreux contre nous. 


1. En terme de marin, scier veut dire ramer à reculons. 

 

Le tomahawk 

Quelques-uns, ... furent immédiatement tués ; d’autres ne savaient pas nager, et après une lutte frénétique, épuisés, sans espoir ils se laissèrent engloutir. 

Hyppolite Violeau. 

Il se fit un moment de silence lugubre et plein d’une terrible anxiété. 

Le Canotier cherchait en vain une issue pour sortir de ce mauvais pas. 

– Promettons une messe en l’honneur de la bonne sainte Anne, – dit Madame Houel qui n’avait pas cessé de prier depuis le commencement de la lutte, – et je suis sûre que le bon Dieu nous sauvera. 
– Je le veux bien, Madame... Il n’y a que Dieu qui puisse nous faire échapper... Pour moi, j’ai épuisé toutes mes ressources... Mais toi, Tshinépik’, as-tu quelqu’expédient à suggérer ? 

L’Indien réfléchit. 

* * * 

– Mon frère est un grand rameur ; – le saumon qui remonte les rapides n’est pas plus habile avec sa queue que mon frère avec son aviron. 

À chacun de ses coups, le Tshinépik’ sent le canot se soulever sous lui. 

Mais mon frère a-t-il le bras assez fort pour ramer à lui seul comme nous deux ensemble, tandis que le Tshinépik’ va essayer de déplanter un Iroquois ? 

– J’essayerai bien tout ce qu’il est donné à l’homme de faire avec deux bons bras, repartit le Canotier ; mais je crois que ce serait à peu près inutile, car tu ne pourras que tirer au hasard par la nuit qu’il fait ; et puis un coup de fusil nous trahirait en révélant au juste notre position. 
– Une flèche ne laisse pas d’éclair derrière elle, répliqua froidement l’Indien, – et le Tshinépik’ attendra le moment où l’Iroquois va tirer, et visera sur la lueur de l’amorce. 
– Bien pensé ! – fit le Canotier avec enthousiasme, en se mettant à ramer avec une vigueur si prodigieuse qu’il semblait que jusque-là il n’eût fait que tremper son aviron dans l’eau ; – j’ai toujours soutenu, avec raison, qu’il y a souvent plus de cervelle dans la tête d’un Sauvage que dans bien des têtes européennes... 

Appareille-toi, Tshinépik’, je viens d’entendre un bruit sec comme celui d’un fusil qu’on bande ; je crois qu’ils vont tirer. 

Une détonation lui coupa la parole. 

* * * 

Un instant après, un cri de mort retentit du côté du canot ennemi, et prouva que la flèche de l’habile Indien n’avait pas manqué son but. 

Mais, en même temps, un autre cri, un cri de rage lui répondit. 

C’était la voix du Canotier. 

Un balle venait de fendre son aviron en deux. 

* * * 

Il est, dans la vie, des instants de souffrance morale que nulle torture, nul supplice corporel, la mort même ne sauraient égaler. 

C’est l’instant fatal où l’on voit se dresser devant soi le fantôme implacable d’une mort certaine ; où l’on sent l’étreinte mortelle vous saisir d’une main assurée. 

C’est là le paroxysme de la souffrance. 

L’héroïsme seul est capable de l’envisager de sang-froid. 

Telle était cependant la position en face de laquelle se trouvaient les fugitifs. 

Le Canotier avait épuisé toutes les ressources que le génie sauvage et une longue expérience avaient pu lui inspirer. 

Il ne restait plus qu’à attendre la mort. 

* * * 

Déjà on entendait à quelques pas en avant du canot le bouillonnement de l’eau sous les avirons d’un des canots ennemis. 

– Mon frère est-il prêt à mourir ? dit le Canotier d’un ton calme. 
– Le Tshinépik’ l’a toujours été... 

Et comme si un éclair subit eût traversé son cerveau, il ajouta quelques mots en langue sauvage et passa son aviron au Canotier. 

On aurait pu le voir alors se pencher doucement sur la pince du canot, s’y glisser sans bruit pour se jeter à la nage et disparaître. 

La légère pirogue, soulagée tout à coup, se releva de l’avant, pendant que le Canotier lui imprimait un mouvement rétrograde, afin d’éviter une collision avec le canot ennemi. 

* * * 

En ce moment, la lune filtra un de ses rayons à travers le roulis des brumes ; et ce pâle cil d’argent, venant effleurer la frange d’un nuage moins opaque, permit d’entrevoir, pendant un instant, la scène du combat. 

Tout à coup le canot iroquois chavira au milieu de hurlements épouvantables. 

Ce fut alors une scène de confusion indescriptible. 

On vit, pendant quelques instants, un bras armé du tomahawk asséner des coups terribles sur la tête des Iroquois qui se débattaient au milieu des flots. 

* * * 

L’attention du Canotier qui se tenait à une légère distance afin d’empêcher les Iroquois naufragés de saisir son canot, et qui suivait les diverses phases de la lutte pour recueillir à temps son audacieux ami, fut alors détournée par un cri déchirant poussé par Madame Houel : 

– La Jongleuse ! ! 

En même temps, il entrevit comme une forme noire qui semblait surgir des flots à côté du canot et étendre la main comme pour saisir le jeune enfant. 

Décharger un vigoureux coup d’aviron sur l’objet indécis qu’il croyait apercevoir dans l’ombre fut pour lui l’affaire d’un instant ; – mais son coup porta dans le vide, et fit seulement jaillir une poussière d’eau. 

* * * 

Le cri d’un pirouys1 se fit alors entendre, et le Canotier, reconnaissant le signal convenu avec le Sauvage, tourna son canot dans la direction d’où venait le cri, et un instant après le Tshinépik’ triomphant embarquait habilement dans la légère nacelle, tenant d’une main un aviron. 

Avec cette présence d’esprit qui distingue si éminemment les Sauvages, et qu’ils conservent au milieu des plus grands dangers, l’Indien, pendant le combat, avait arraché des mains d’un Iroquois cet aviron dont ils avaient absolument besoin pour leur fuite. 

Pendant que l’autre canot iroquois se hâtait de venir au secours des naufragés, que le tomahawk du Tshinépik’ n’avait pu atteindre, les fugitifs profitèrent de l’obscurité profonde que faisaient alors d’épais nuages qui se roulaient pesamment dans le ciel et gagnèrent le rivage sans que leurs ennemis eussent pu remarquer la direction qu’ils avaient prise. 


1. Espèce de gibier connu aussi sous le nom de chevalier. Le surnom de pirouys, que lui donnent les chasseurs, est une imitation de son cri.  

 

L’écho de la montagne 

Oh ! que ne suis-je tombé dans la bataille... 
La gloire de Duthona a passé comme le rayon silencieux du soleil d’automne, lorsqu’il tombe sur les boucliers à travers l’ombre des brouillards. 

Ossian. 

Le lendemain, le Canotier aperçut, en s’éveillant aux premières lueurs de l’aube, l’Indien occupé à panser une large balafre qu’il avait reçue au visage dans le combat de la veille, et deux profondes blessures, l’une à la poitrine et l’autre au bras gauche. 

Le Sauvage n’avait pas même pris la peine d’en dire un mot à son ami. 

– Mon frère s’est bien battu hier, dit le Canotier ; – cinq cadavres iroquois s’en vont maintenant à la dérive, et vont servir de pâture aux poissons. Mais mon frère a été blessé ? 
– Ce n’est rien ; – l’Iroquois est une femme ; – il ne fait que de petites égratignures. 
– Mon frère a perdu beaucoup de sang : il a besoin de se reposer. Moi, je vais aller dans le bois tuer quelques gibiers pour notre déjeuner. 

* * * 

À son retour, le Canotier fut saisi d’horreur en apercevant sur le rivage qu’il venait de quitter une mare de sang et trois cadavres étendus sans vie. 

L’un d’eux avait la tête scalpée ; et il reconnut en lui, avec une indicible douleur, son fidèle compagnon que les Iroquois avaient surpris et massacré pendant son absence. 

Les deux cadavres iroquois couchés à ses côtés, et deux longues traînées de sang, qui se perdaient sur le seuil du rivage, témoignaient qu’il avait vendu chèrement sa vie. 

Madame Houel et son enfant avaient disparu ; – et nulle trace sur le sable n’indiquait qu’ils avaient pris la fuite. 

En levant les yeux vers l’horizon, le Canotier aperçut dans le lointain deux canots chargés d’Iroquois qui descendaient le fleuve à force d’avirons. 

* * * 

Anéanti de désespoir, il demeura longtemps immobile, les yeux cloués sur le cadavre de son fidèle ami, comme si la douleur eût pétrifié tous ses membres. 

Les premiers rayons du soleil levant, qui tombaient alors sur la figure de l’Indien, et l’illuminaient d’une auréole d’opale, dissimulaient pour un instant l’horrible fixité du regard qu’imprime la dernière agonie. 

Et ce dernier reflet de ses yeux semblait lui dire un adieu suprême. 

* * * 

S’arrachant enfin de sa léthargie, le Canotier se baissa lentement sur le cadavre de celui qu’il avait tant aimé, et qui avait partagé, pendant tant d’années, toutes ses joies et toutes ses tristesses, tous ses triomphes et tous ses périls, – et le soulevant doucement entre ses bras, dans l’ivresse de son désespoir, il le pressa sur sa poitrine, comme s’il eût voulu par cette suprême étreinte faire passer toute son âme dans cette dépouille inanimée. 

Un immense soupir s’échappa enfin de sa poitrine, qui se soulevait comme une montagne. 

Cet homme de fer, que ni les dangers, ni les tortures n’avaient jamais fait sourciller, succombait sous le poids de la douleur. 

Des torrents de larmes inondaient ses jours. 

* * * 

– Ô mon ami ! mon bien-aimé ami ! – s’écria-t-il enfin parmi ses sanglots – je t’ai donc perdu pour jamais ! C’en est donc fait ; seul désormais, il me faudra errer à travers ces forêts et ces fleuves que nous avons parcourus tant de fois ensemble ! 

Désormais solitaire, je cheminerai à travers les sentiers de la vie, sans que jamais ta voix amie retentisse à mon oreille ! 

Heureux si la mort m’eût enlevé le premier ! 

Toi du moins, tu as un ami pour te rendre les derniers devoirs ; mais moi, personne à ma dernière heure ne viendra jeter un peu de sable sur ma dépouille. 

...Ô Tshinépik’ !... Tshinépik’ ! adieu !... 

* * * 

L’écho de la montagne répéta au loin : adieu ! 

À cette voix le Canotier tressaillit, comme s’il eût entendu celle de son fidèle compagnon, lui jetant une dernière parole de reconnaissance. 

* * * 

Déposant enfin son précieux fardeau, il creusa une fosse dans le sable du rivage et y coucha le cadavre. 

Après l’avoir recouvert, il ébrancha un jeune sapin qui croissait à la tête de la tombe ; et fixant sur le tronc une branche transversale, il en fit une croix. 

Puis, scalpant les deux cadavres iroquois gisant sur la plage, il planta, avec le couteau du Tshinépik’, leurs chevelures au centre de la croix. 

Étrange et terrible trophée, mais digne de ce héros des bois. 


Deuxième partie 

L’été des sauvages et les brayeuses 

Tout était d’or ou de rose dans la solitude. 

Chateaubriand. 

De longues années ont passé sur les événements que nous venons de raconter. 

C’est encore un jour d’automne1 ; une de ces belles matinées, roses et vermeilles, que l’été laisse tomber de sa couronne en fuyant devant le vent frileux qui déjà commence à souffler sur le soleil. 

Déjà les rosées du matin, si tièdes en juillet, se cristallisent en givre sur les toits, et sur les pointes des herbes qui jaunissent. 

C’est la saison d’octobre, la mélancolique saison des feuilles mortes ! 

Accoudée là-bas sur la montagne, elle jette un dernier sourire plein d’enivrante langueur au moissonneur qui se hâte de cueillir sa gerbe dans les prés. 

Au ciel, quelques nuages gris dans l’azur plus terne ; – dans l’air calme, les divins silences de la nature qui s’endort ; – sur le dôme des bois, les nuances les plus riches et les plus variées : – rouges et sanglantes sur le feuillage des érables, – jaune paille sur les trembles, les bouleaux, les noisetiers, – d’un vert dur et foncé sur les épinettes, – plus tendre sur les mélèzes et sur les aiguilles luisantes des sapins. 

* * * 

C’est aussi la saison des labours d’automne

Dans les champs barbelés de chaume doré, on voit de toutes parts les robustes habitants tracer ferme leur sillon. 

Une voix éclatante s’élève de fois à autres dans l’air sonore : – hue ! dia ! c’est le cri de l’enfant qui touche pendant que son père tient les mancherons de la charrue. 

* * * 

Tandis que les hommes sont occupés aux travaux des champs, les femmes ne demeurent pas inactives, car c’est aussi le temps de brayer2 le lin, et il faut se hâter de profiter des derniers beaux jours. 

La vie canadienne n’offre pas d’aperçus plus attrayants, de scènes champêtres plus fraîches et plus pittoresques ; mais, hélas ! les chemins de fer, les bateaux à vapeur, la civilisation nous auront bientôt enlevé jusqu’aux derniers vestiges de ces délicieuses scènes de moeurs qui donnent à notre pays sa physionomie caractéristique. 

Hâtons-nous donc d’en recueillir et d’en peindre les riants tableaux, afin qu’au moins ces souvenirs du passé poétisent un peu notre avenir. 

* * * 

Vous souvient-il de ces groupes de femmes que l’on voit quelquefois, en octobre, réunis sur la lisière du bois, au flanc de quelque rocher ? 

Ce sont les brayeuses de lin. 

Elles choisissent ordinairement ces endroits, afin de se mettre à l’abri du vent. 

Deux petits murs en pierre de trois ou quatre pieds de hauteur sont adossés au flanc du rocher de manière à former une espèce de cheminée sur laquelle on dispose transversalement quatre ou cinq perches de bois dur, qui servent de séchoir pour le lin. 

Une grosse bûche posée à terre à l’entrée de la cheminée empêche le feu de s’étendre et protège la chauffeuse qui doit concentrer toute son attention sur le lin pour l’empêcher de s’enflammer. 

Car malheur à elle s’il lui arrive de faire une grillade. Les rires et les moqueries de ses compagnes l’attendent pour lui faire expier sa maladresse. 

* * * 

Aussitôt que le lin est suffisamment séché, chaque personne en saisit une poignée et la broie vigoureusement, tandis qu’elle est chaude, entre les deux bois de la braye, afin de débarrasser le lin de son écorce. 

Rien de gai, rien de poétique alors comme d’entendre le bruit sec et éclatant des brayes qui frappent, se relèvent et retombent en cadence au milieu des cris et des joyeux éclats de rire des enfants qui folâtrent sous la colonnade du bocage3

C’est auprès d’un de ces groupes, réuni au pied d’un rocher encadré de bouquets d’arbres et situé à peu de distance de la Pointe de la Rivière-Ouelle, que vient se renouer le fil de notre légende. 


1. On sait que les derniers beaux jours de l’automne sont connus généralement en Canada sous le nom de l’Été des Sauvages. 
2. 
Le mot brayer est évidemment une corruption du verbe broyer
3. Le braye est un instrument composé de deux bois, retenus par une de leurs extrémités, et s’enclavant l’un dans l’autre à la manière d’une mortaise.  

 

Une âme défleurie 

Cette apathie terrible, cette funeste résignation pénétrait mon âme de je ne sais quelle épouvante et me glaçait le coeur. 

Ballanche. 

– Pierre, disait une des femmes à son enfant, va dire à ton père de venir dîner ; il s’en va midi. 

Les sonores et lointaines volées de l’angélus tombaient en vibrantes cascades du vieux clocher de la Rivière-Ouelle, et versaient leurs joyeuses ondulations entre les deux rives de la vallée pour annoncer l’heure de midi, quand le laboureur arriva au milieu de sa famille. 

– L’angélus ! mes enfants, dit-il d’un ton grave en se tournant vers l’église et en ôtant son bonnet de laine. 

Puis, les yeux au ciel, il récita lentement la pieuse invocation. 

Nulle part le rayon de la divinité n’est plus visible que sur la figure simple et sereine de l’homme des champs, quand l’ange de la piété vient ainsi le toucher de son aile. 

* * * 

– Papa ! s’écria le petit Pierre en terminant son signe de croix, il y deux hommes, là-bas, qui viennent de débarquer d’un canot au bout de la Pointe. 
– Quelques bourgeois de la compagnie de la pêche à marsouin qui viennent faire leur tournée...1 Pourtant non, ils ne sont rien que deux... 

As-tu de quoi leur donner à dîner, ma femme ? 

Nous allons les inviter. 

* * * 

– Bonjour, messieurs, – ajoutait-il, un instant après, à l’arrivée des deux voyageurs qui s’étaient dirigés en droite ligne vers le rocher comme s’ils eussent parfaitement connu les lieux qu’ils parcouraient. 

Souhaitez-vous prendre quelque chose ? 

Vous avez encore joliment loin avant d’arriver aux maisons... 

Un morceau de pain ne fait pas dommage quand on a ramé une demi-journée de temps. 

– Puisque vous êtes si obligeant, nous ne vous refusons pas... d’autant que nous n’allons pas plus loin qu’ici. 
– Comment ? Est-ce que vous ne descendez pas aux maisons ? – fit le brave habitant tout intrigué, jetant vainement les yeux autour de lui pour chercher quel pouvait être le but de leur visite à ce rocher isolé. 

Les voyageurs se regardèrent sans répondre, et l’un d’eux, à l’air triste et abattu, ne put réprimer un soupir. 

* * * 

Pendant le frugal repas, ils répondirent poliment aux questions qui leur étaient faites ; mais ils furent peu communicatifs. 

Le plus âgé était un grand vieillard chauve qui semblait entourer son compagnon de cette respectueuse protection qu’autorise chez un inférieur un long dévouement. 

Des manières aisées et un air de dignité décelaient, dans celui qui l’accompagnait une origine plus relevée ; et, sous la simplicité de ses vêtements, perçait une éducation soignée. 

La fraîcheur de sa figure indiquait un homme dans la vigueur de l’âge, et cependant, ses cheveux étaient entièrement blancs. 

Mais, pour un oeil observateur, il était facile de voir que le malheur plus que l’âge avait neigé sur son front. 

On remarquait aussi, sur sa physionomie, cet affaissement particulier des muscles qui se produit à la longue, quand au fond de l’âme se reflète sans cesse une image toujours triste ; et, dans son regard, ce voile mélancolique dont enveloppe et ternit la prunelle une douloureuse pensée qui monte incessamment du coeur aux yeux. 

Ce regard attristé donnait froid, et glaçait le sourire sur toutes les lèvres. 

Cependant l’incarnation de la tristesse sur cette figure n’avait rien de répulsif ; au contraire, cette douleur toute sympathique n’excitait que la compatissance. 

C’était le crêpe d’un noble deuil, et non le sinistre nuage du remords. 

* * * 

Peu à peu les bruyantes causeries des enfants s’étaient évanouies devant cette paupière qui se soulevait lentement sur eux, triste et morne comme le couvercle entr’ouvert d’un cercueil, et d’où s’échappait un rayon qui se posait sur leurs lèvres comme le doigt d’un mort. 

Les traits de l’étranger paraissaient s’être encore visiblement rembrunis depuis son arrivée, et son oeil hagard se fixait avec une telle âpreté sur le sol autour de lui, qu’on eût dit que chaque parcelle de ce terrain lui rappelait quelque navrant souvenir. 

Un silence gênant avait succédé à la gaieté naguère si vive de la famille. 

Le brave laboureur avait grandement envie de connaître l’objet de leur voyage ; mais les deux inconnus ne paraissaient pas vouloir aborder volontiers ce sujet. 

Enfin il se hasarda à leur faire quelques questions. 

– Vous allez me trouver peut-être un peu curieux, dit-il en se tournant vers le vieillard ; mais me permettriez-vous de vous demander votre nom ? 
– Il vous serait à peu près inutile de le savoir ; car on me connaît à peine sous mon nom de famille. 

Mes oreilles même l’ont oublié. 

Depuis bien des années, je n’ai jamais été nommé autrement que le Canotier. 

C’était, en effet, notre fidèle guide. 

Mais le brave chasseur avait bien vieilli depuis le jour où il avait couché dans la tombe une part de lui-même avec le cadavre de celui qu’il avait aimé plus que la vie. 

Le vent des jours mauvais avait dépouillé sa tête, et n’avait laissé sur ses tempes que de rares touffes de cheveux blancs. 

Hélas ! le front perd bien vite sa couronne quand sur le coeur pèse le poids d’un cercueil ! Les rides, qui vieillissent la figure ne sont pas toujours creusées par le sillage des années ; plus souvent elles sont les tombes de ceux qui nous furent chers ! 

* * * 

Le lecteur soupçonne maintenant le nom du second personnage. 

Ce n’était autre que le fils de Madame Houel, arrivé au sommet de la vie. 

– Serais-je indiscret en vous demandant le motif de votre visite en ce lieu ? continua le laboureur en s’adressant toujours au Canotier. 

Celui-ci ne répondit pas, et se contenta de jeter un coup d’oeil interrogateur sur son compagnon. 

– Un bien triste devoir, – reprit enfin le fils de Madame Houel d’une voix dont le timbre mélancolique était en harmonie avec la tristesse de son regard. 

N’avez-vous jamais entendu parler d’un événement tragique qui s’est passé ici autrefois ? 

– J’ai bien entendu parler de quelque chose... Il faut vous dire qu’il n’y a pas longtemps que j’ai acheté une terre par ici, et je n’ai jamais eu l’occasion de me faire raconter cette histoire. 

Cédant alors aux instances de ses hôtes, le fils de Madame Houel fit le récit des événements que le lecteur connaît déjà. 


1. Autrefois la pêche à marsouin de la Rivière-Ouelle était exploitée par une société de riches commerçants de Québec. 

 

Les visions 

Mais, disais-je tristement, c’en est donc fait, hélas ! et voilà qu’au milieu de ma force, au seuil de mon avenir, tout à coup, par la porte des humiliations, j’entre dans la vieillesse du corps et du coeur. 

Louis Veuillot. 

« Après que les Iroquois nous eurent faits prisonniers, continua-t-il, ils nous lièrent fortement les mains et les pieds, nous jetèrent au fond d’un de leurs canots et s’éloignèrent avec précipitation. 

Pendant plusieurs jours, ils descendirent le fleuve en côtoyant toujours le rivage. 

Dieu seul connaît les tourments inouïs qu’ils nous firent souffrir durant cet interminable trajet. 

Les courroies, composées d’écorces très dures, qui liaient nos membres étaient si serrées que nos pieds et nos mains en devenaient tout bleus. 

De temps en temps, ils se donnaient le féroce plaisir de les arroser d’eau, afin d’augmenter nos souffrances. 

Alors les liens se resserrant de plus en plus, nos douleurs devenaient intolérables. 

Je ne cessais de pousser de lamentables gémissements qui déchiraient l’âme de ma pauvre mère. 

Quant à elle, insensible à ses propres tourments, elle n’avait de larmes que pour moi. 

Hélas ! quel supplice pour le coeur d’une mère ! sentir son enfant près de soi, voir couler ses pleurs, entendre ses douloureuses plaintes, le voir se tordre dans l’agonie du désespoir, et ne pouvoir le soulager ! Oh ! pour l’âme d’une mère, quel glaive ! quel martyre ! 

* * * 

Lorsque les Iroquois étaient fatigués, ils nous déliaient les mains, et, sans égard pour la fragilité de ma mère, ni pour la faiblesse de mon âge, (j’avais à peine dix ans à cette époque), ils nous forçaient de ramer à leur place. 

À peine pouvions-nous tenir les avirons, tant nos doigts étaient engourdis par les cordes. 

Alors ils nous accablaient de coups, jusqu’à ce qu’enfin, surexcités par l’excès de la douleur, nous redoublions de pénibles efforts, rendus encore plus accablants par la manque d’habitude. 

Quelques restes de gibier, ou quelques lambeaux infects de chair d’orignal que nous jetait une féroce pitié, formaient toute notre nourriture. 

Pendant ce long voyage, nous ne vîmes pas une seule fois la Jongleuse qui se tenait (du moins telle était notre conviction) dans l’autre canot, toujours bien en avant du nôtre. 

Tous les ordres semblaient émaner d’elle ; d’elle venaient toutes les évolutions de la petite armée. 

* * * 

Chaque soir, à la tombée de la nuit, après avoir allumé leur feu sur le rivage et terminé leur repas, ils se divertissaient à inventer contre nous de nouvelles tortures ; et quand nous étions entièrement épuisés, ils nous laissaient demi-morts, – étendus, enchaînés, sur le sol, – et exposés à l’humidité glaciale de la nuit. 

La fièvre, que nous causaient nos meurtrissures, nous rendait bien plus sensibles au froid ; et nous passions les nuits entières, tout transis, sans pouvoir fermer l’oeil. 

* * * 

Un autre sujet d’angoisse venait encore accroître l’horreur de ces heures éternelles qui formaient les longs anneaux de ces nuits sans fin : c’était la peur. 

Au milieu de l’engourdissement et du sommeil agité qu’amenait enfin la prostration des forces de la nature, mille éblouissements, mille lumières fauves, mille fantômes grimaçants, aux yeux livides, et grinçant des dents, que l’excitation nerveuse, causée par la fièvre, élançait de mon cerveau en feu, me faisaient tressaillir sur ma couche glacée. 

Et puis, cette invisible Jongleuse, attachée à nos pas comme un mauvais génie, dressait sans cesse son spectre de vampire devant mon imagination enflammée. 

Alors, pendant qu’une sueur froide ruisselait sur mon front, que mes cheveux se hérissaient sur ma tête, qu’un frisson d’effroi courait sur ma peau, que mes dents claquaient dans ma bouche, je me soulevais à demi, et, les yeux fixes et béants, j’essayais de repousser d’une main frémissante les gestes et les contorsions menaçantes de ces êtres impalpables que suscitait l’infernale vision. 

Une nuit, pendant un de ces cauchemars, j’éprouvai à la figure une sensation horrible ; quelque chose de froid et d’humide se frôlait le long de ma Joue. 

Était-ce le doigt sépulcral de la diabolique Jongleuse ?... 

Je bondis sur le sol en poussant un cri qui réveilla tout le camp... 

C’était le corps gluant et glacé d’une couleuvre qui venait de glisser près de moi et de passer sur ma figure ! 


Gazelles et tigres 

Ma mère ! avez-vous su comme je vous aimais ? 
............. 

Tel que je l’ai senti, je ne l’ai dit jamais. 

Victor de la Prade, Poèmes évangéliques. 

Enfin nous débarquâmes, un soir, sur les crans que vous voyez là-bas, et où vous nous avez vus aborder, il y a quelques instants. 

Le trajet que nous venions de parcourir aurait pu se faire en assez peu de temps ; mais notre marche avait été beaucoup retardée par de fortes brises de vent de nord-est. 

Les Iroquois nous firent porter leurs canots à terre, et vinrent camper ici, au pied de ce rocher. 

Quoiqu’il ne fût pas encore bien tard, l’ombre du soir avait déjà pénétré sous la voûte du bocage ; car on était en automne. 

Après nous avoir fait amasser, auprès de leur feu, une provision de bois pour la nuit, et s’être étendus quelque temps sur l’herbe pour se reposer à la suite de leur repas, ils se levèrent soudain ensemble, sans proférer une parole et se réunirent en conseil sous cette touffe d’arbres qui s’élève encore à quelques pas d’ici. 

Ce mouvement spontané me fit croire à un ordre de l’invisible Jongleuse, dont chaque soir, soit hallucination, soit réalité, je croyais apercevoir la démarche légère comme celle d’un esprit, au bord de la pénombre produite par la flamme du bûcher. 

L’air mystérieux qu’ils avaient affecté durant tout le jour, les préparatifs de la soirée, ce conseil extraordinaire nous faisaient pressentir que l’heure formidable était venue, où notre sort allait enfin se décider. 

* * * 

Agenouillé, avec ma mère, auprès d’un érable au tronc duquel elle avait accroché une petite statue de la sainte Vierge qu’elle portait toujours sur elle, j’unissais ma tremblante prière à la sienne, en suivant son regard ardemment fixé sur l’image sacrée qu’un reflet du brasier enchâssait d’une auréole de pourpre ; – symbole ineffable du rayon céleste qui versait, en ce moment, une dernière étincelle d’espoir au milieu des agonies de nos coeurs. 

Par intervalles, mes yeux inquiets se reportaient involontairement sur le groupe des Sauvages dont nous pouvions entendre les paroles inintelligibles, apportées par les bouffées nocturnes, et entrevoir confusément la pantomime expressive à travers les ténèbres. 

Après qu’ils eurent tous parlé, et se furent assis, chacun à son tour, une ombre se dressa au centre du conseil et profila, sur le voile opaque de la nuit, sa vacillante silhouette que léchaient au loin les sanglantes rougeurs intermittentes du foyer ; et une voix, dont mon oreille effrayée crut reconnaître le timbre étrange, retentit dans le silence. 

C’était (du moins je le crus alors) c’était la voix de la Jongleuse. 

Longtemps elle parla et gesticula comme si elle eût voulu faire prévaloir un avis qui trouvait peu d’écho dans l’esprit de ses farouches auditeurs. 

Enfin, la main de l’être inconnu indiqua d’un geste les deux prisonniers, et le conseil se termina. 

Tous les Sauvages se levèrent ensemble. 

C’était l’heure fatale ! 

À cette pensée seule, tous mes membres frémissent encore d’épouvante !... Ma respiration s’arrête !... 

J’étouffe d’horreur !... 

* * * 

– Ô mon Dieu ! – murmura tout bas ma mère, pensant que je ne l’entendais pas et me pressant sur son coeur de ses deux mains qui ne tremblaient que pour moi, – ô mon Dieu ! Mon enfant !... Qu’ils fassent de moi ce qu’ils voudront ! Je suis prête à endurer toutes leurs tortures ; mais, mon cher Harold ! ah ! pitié, mon Dieu !... Pitié pour ce tendre agneau !... Pitié pour mon pauvre enfant !... 

Et, toute sanglotante, elle me serrait avec cette étreinte désespérée de l’amour maternel transfiguré par les navrantes extases du sacrifice et de l’immolation suprême. 

Elle ne songeait pas même à implorer la pitié de ces monstres sans entrailles. 

Le tigre attendri épargne-t-il jamais l’innocente brebis ? 

Son âme fermée à tout espoir ne se tournait plus que vers Dieu d’où seul le secours pouvait venir. 

Ah ! ma mère ! Le ciel entendit votre prière, et votre sacrifice fut accepté ; mais à quel prix, grand Dieu !... 

* * * 

L’un des Iroquois, tenant à la main un long éclat de bois effilé, s’approcha de moi, et le mettant entre mes mains, il me fit signe, avec cet air caressant et ironique que les Sauvages aiment à prendre en exerçant leurs cruautés, de l’enfoncer dans le bras de ma mère, qu’il venait de saisir par le poignet. 

Pétrifié d’horreur à cette atroce proposition, je feignis de ne pas comprendre ; mais après quelques tentatives, voyant ma persistance, il me menaça de son casse-tête. 

Alors, afin d’échapper à l’horrible supplice d’être moi-même le bourreau de ma mère, je jetai la baguette loin de moi, dans l’espoir de me faire tuer. 

Hélas ! que n’ai-je eu le bonheur de terminer alors ma malheureuse carrière ? 

Je n’aurais pas été condamné à souffrir à la fois toutes les agonies sans mourir. 

– Maman ! maman ! – m’écriai-je en me rejetant dans ses bras pendant que le Sauvage irrité levait son tomahawk pour en asséner un coup sur ma tête ; – maman ! qu’il me tue, s’il le veut; j’aime mieux la mort que de vous faire souffrir. 

* * * 

Pendant tout ce temps, celle que j’aimais, heureuse de voir se tourner contre elle la fureur de nos ennemis, était demeurée immobile prête à subir tous les tourments. 

Elle se pencha au-dessus de moi, afin de me couvrir de son corps. 

Le Sauvage brandissait son arme pour frapper, quand une main le retint. 

Était-ce celle de la Jongleuse ?... 

Hélas ! loin d’être inspiré par la pitié, ce mouvement ne provenait que d’une féroce pensée. 

Je ne m’en aperçus que trop quelques instants plus tard. 

L’horreur que je montrai à l’idée d’être moi-même l’auteur du supplice de ma mère, fut un éclair qui parut révéler, à la férocité sauvage, un raffinement de cruauté diabolique. 

* * * 

L’Indien jeta de côté son tomahawk, m’arracha violemment des bras de ma mère, et me lia à un arbre. 

Ensuite, agissant toujours sous l’inspiration de la Jongleuse, il monta sur un de ces gros pins que vous voyez encore ici, et se laissa glisser le long d’une des branches, à l’extrémité de laquelle il attacha deux longues courroies qu’il tenait entre ses mains. 

Un autre Sauvage, au-dessous de lui, saisit alors une des cordes, et la raidissant, il en fit faire un tour sur le tronc d’un arbre voisin, pendant que son compagnon faisait plier la branche par la pesanteur de son corps. 

Il suffisait d’un léger effort pour empêcher la corde, ainsi enroulée autour de l’arbre, de glisser et de laisser échapper la branche. 

Plein d’anxiété, et tout tremblant, je suivais de l’oeil ces préparatifs sans en pouvoir comprendre le but. 

L’Indien s’approcha de moi, me mit entre les mains l’extrémité de la corde roulée autour de l’arbre, et m’ordonna de ne pas la lâcher. 

L’autre Iroquois descendit alors de son arbre, et, après avoir entraîné ma mère sous la branche pliée, il se mit en devoir de lui attacher l’autre courroie autour du cou... 

Un cri d’épouvante et de désespoir s’échappa de ma poitrine, et je lâchai la corde. 

Je venais de comprendre leur horrible dessein ! 

Mon Dieu ! être moi-même l’assassin de ma mère ! 

* * * 

Écumant de rage, un des Iroquois me lança sa hache, qui malheureusement ne fit que m’ensanglanter la tête en effleurant la peau du crâne, et resta enfoncée dans l’arbre. 

Me croyant blessé à mort, ma mère s’arrache des mains de son bourreau et se précipite vers moi. 

– Harold ! – s’écrie-t-elle d’une voix étouffée. 
– Maman !... ce n’est rien ! 

Et je fonds en larmes. 

Elle saisit ma tête entre ses deux mains et presse ses lèvres sur mon front couvert de sang. 

Ses pleurs inondent mon visage. 

Ô ma mère ! ce fut votre dernière caresse à votre pauvre enfant ! 

Ah ! qu’ils ont été amers, depuis ce moment, les jours de votre infortuné fils !... 

Malheur à l’enfant orphelin des caresses de sa mère ! 

Il ne vit plus ! 

Son coeur est toujours de l’autre côté de la tombe avec sa mère !... 

Ah ! si vous l’eussiez connue !... Un ange sous une forme mortelle ! Le ciel était au fond de son regard, tabernacle de son âme, et son âme était plus belle que son regard. 

Tous les trésors de la tendresse chrétienne ! une sérénité séraphique ! un courage, un dévouement, une abnégation incomparables !... 

Et je l’embrassais pour la dernière fois !... Et je ne devais plus jamais la serrer dans mes bras ! 


L’orchestre infernal 

Si l’homme droit et pur qui lira cette page 
Essuie, en la tournant, une larme à ses yeux ; 
S’il prouve là son coeur de fils, et s’il sent mieux 
Ce qu’il doit à sa mère et l’aime davantage : 
J’aurai vécu ! ma vie aura porté son fruit ; 
Je ne me plaindrai plus de la flamme qui m’use, 
Des biens communs à tous que le ciel me refuse ; 
Je saurai le secret de mon repos détruit. 

Victor de la Prade, Poèmes évangéliques. 

En un instant, la branche est pliée de nouveau, et la corde enroulée autour de l’arbre ; mais, cette fois, les scélérats, avant de la mettre entre mes mains, ont le soin d’attacher l’autre courroie autour du cou de ma pauvre mère, après lui avoir lié les mains derrière le dos. 

Alors ils me présentent la corde. 

Je refuse de la saisir, et ils la laissent glisser tout doucement, avec un rire diabolique, jusqu’à ce qu’enfin, voyant la branche se relever et raidir la courroie qui retient ma mère, de désespoir, je suis obligé de m’en emparer. 

* * * 

Supplice inspiré par tous les génies de l’enfer ! 

Abîme de férocité et de barbarie ! 

Les monstres savourent d’avance, avec ivresse toutes les horreurs des tourments qu’ils viennent d’inventer. 

Exténué de fatigue après de longs jours de souffrances inouïes, il est impossible que je puisse résister longtemps. 

Les barbares l’ont bien prévu. 

Ils savent que la nature sera bientôt vaincue, et le crime consommé. 

Quelle nuit ! quelles heures ! Lutte sans espoir contre toutes les défaillances de la nature ! 

Quel gouffre d’atrocités ! Toutes les angoisses, tous les épouvantements, toutes les détresses de l’âme et du corps ! Toutes les affres de la mort sans la perspective du dernier repos ! 

* * * 

La bande infernale s’éloigne de quelques pas, et avec des cris, des éclats de voix, des hurlements, des contorsions de démons, exécute, sur le sable du rivage, des danses insensées, préludes de la jonglerie. 

Leurs membres nus, rougis par les sanglantes langues de feu que le vent de la nuit fait jaillir de l’âtre, les feraient prendre pour une troupe de sorciers ou de nécromants échappés de l’enfer. 

Leur ronde flamboyante tourbillonne comme un ouragan. 

Au milieu de leurs vociférations, une voix, – toujours la même, – glas funèbre qui tinte encore à mon oreille, – se distingue et règle leurs pas. 

Les hiboux, les chouettes et les autres oiseaux de nuit, attirés par la flamme et par ces clameurs insolites qui troublent le silence de leur veille, voltigent d’arbre en arbre, mêlant leurs cris effrayants aux bruissements de la forêt, au ressac de la mer sur les vertèbres des falaises, et aux ricanements de l’orgie. 

* * * 

Adieu au dernier espoir ! 

Tout est fini ! 

C’est l’enfer ! 

Autour de moi, un réseau de sang ; – l’abîme sous mes pieds ; – sur ma tête les mugissements de la tempête ; – le deuil et les funérailles dans mon âme ; – partout, au dedans comme au dehors, le vertige, les ténèbres, le désespoir, la mort !... 

Seule !... seule !... une lueur, un rayon !... la douce voix de ma mère ; les soupirs de son coeur à travers lequel j’entrevois encore le ciel !... Quoi ! le ciel !... si près de l’enfer ! L’ange... à côté des démons ! 

* * * 

D’une voix vibrante et calme... calme comme son âme qui n’appartient plus à la terre : 

– Harold ! mon enfant, pourquoi pleurer ?... Arrête tes sanglots ! 

Il faut nous quitter ; Dieu m’appelle à lui ; mes maux vont finir !... Sois heureux !... Là-haut, je prierai Dieu pour toi... Au ciel, je t’aimerai mieux que sur la terre !... 

– Maman ! Maman !... Oh !... non, vous ne mourrez pas ! 
– Non, mon enfant, on ne meurt pas quand on va au ciel !... 

J’ai offert ma vie pour toi, Dieu l’a acceptée. Tu vivras, mon fils ; mais quand je ne serai plus près de toi, souviens-toi toujours des leçons de ta mère !... 

Ah ! quand tu sentiras ta foi près de défaillir, pense bien au bon Dieu et... et un peu à ta mère... 

Harold ! prions ensemble ; prions pour nos ennemis, prions pour la pécheresse ! 

* * * 

– Maman ! que leur avons-nous donc fait... qu’ils nous font tant souffrir ? 

Le bon Dieu nous a-t-il donc abandonnés ? 

– Oh ! non, mon enfant ; c’est l’heure des ténèbres ; regarde le ciel et prie avec moi !... 

Les malheureux ! ils ne savent ce qu’ils font. 

Seigneur, jetez un regard de pitié sur ces pauvres tribus assises à l’ombre de la mort. 

Ne verront-elles donc jamais luire sur elles la lumière de votre Saint Évangile ? 

Le sang de nos apôtres martyrs crie vers vous. 

Écoutez les gémissements de ces victimes immolées, qui s’élèvent du pied de votre trône... 

Ô mère des douleurs ! Par le glaive qui transperça ton âme sur le Calvaire, abaisse un regard de pitié sur mon pauvre enfant cloué, comme le tien, sur la croix. 

Contemple l’affliction et les angoisses d’une mère et sauve mon enfant !... 

Harold !... je te bénis !... Adieu !... 

* * * 

– A moi ! à moi ! au secours. Je sens déjà mon bras qui s’engourdit, et mes doigts se raidir !... Maman ! ah !... je vais vous tuer !... Me pardonnerez-vous ?.. Je veux mourir, je veux mourir !... Pourrai-je vivre sans remords ? Mon Dieu ! un nuage passe sur ma vue !... je ne vois plus... je n’entends plus... rien !... Je meurs !... 

* * * 

Tout à coup au milieu de mon évanouissement, je crois sentir mes doigts engourdis s’entr’ouvrir : la corde fatale glisse entre mes mains, elle grince autour de l’arbre et... m’échappe ! 

Un tressaillement suprême m’éveille de mon évanouissement ; je m’élance et, par bonheur, je viens à bout de la ressaisir. 

Mais c’est en vain ; la nature est épuisée ; je lutte quelque temps encore ; mes forces m’abandonnent ; ma tête retombe lourdement sur ma poitrine. Une nouvelle défaillance... 

Soudain d’épouvantables hurlements m’arrachent de ma léthargie ; mes cheveux se dressent sur ma tête. – Mon Dieu ! j’ai tué ma mère !... 

Un râle d’horreur s’exhale de ma poitrine. 

Entre la terre et la voûte des branches le cadavre est là qui se balance au gré du vent. 

Le vertige, la stupeur glacent mon sang dans mes veines. 

Tous les objets semblent tourner autour de moi. 

Un crêpe funèbre s’étend sur ma vue. 

Je sens l’ongle de la mort me mordre au coeur. 

* * * 

Depuis cet instant, jusqu’au moment de perdre tout sentiment d’existence, toutes mes idées se troublent et deviennent confuses dans ma mémoire. 

Quelques pâles souvenirs entrevus comme à travers un rêve : – le grincement de la corde sur la branche fatale ; – le vent qui pleure tristement sur ma tête et soupire le chant de la mort ; – aux approches de l’aube, le croassement d’une corneille qui vient se poser sur la branche. 

Elle s’approche, s’approche encore pour flairer le cadavre, l’effleure de son aile en voltigeant, puis tout à coup s’envole en criant. 

* * * 

À travers le voile du trépas qui couvre mes yeux, je crois entrevoir, ô horreur !... une face effroyable et deux prunelles vertes et étincelantes, – sphinx teint de sang, – qui passe et repasse à deux doigts de mon visage avec un ricanement d’enfer !... Le spectre de la Jongleuse!... 

Vient-elle savourer sa proie ? insulter sa victime ?... Oh ! Elle m’enfonce ses griffes dans le coeur ! !... 

Un tremblement convulsif... un froid mortel court dans tous mes membres... le sang reflue vers ma tête... des étincelles sautillent dans mon cerveau... un bourdonnement dans mes oreilles... une dernière impression vague, terne, sans horizon... une dernière crispation, puis, tout s’éclipse et va se perdre dans le lac morne du néant. 


L’orphelin 

J’irai à elle, mais elle ne reviendra point à moi. 
Andro a lei, ma ella non ritornera a me. 

Epitaphe. 

La nuit s’est faite en moi depuis cette heure affreuse ; 
La source de mon sang me semble avoir tari, 
Je cherche une espérance en mon coeur appauvri ; 
Vous seule et Dieu savez l’abîme qui s’y creuse. 
Mère !........... 
Puisque Dieu vous a prise et vous garde en sa sphère, 
Je veux aller à Dieu pour m’approcher de vous. 

Victor de la Prade, Poèmes évangéliques. 

En m’éveillant de mon long évanouissement, j’étais étendu sur un lit de branches de sapin, au milieu d’une forêt d’érables. 

Un jour pâle filtrait à travers le treillis du feuillage, et de gros nuages sombres, entrevus par une échappée des arbres dans un pan du ciel, distillaient une pluie froide. 

Qu’elles étaient tristes ces nombreuses gouttes de pluie qui tombaient, avec un petit bruit monotone sur chaque feuille rougie, et tremblaient à leur pointe en larmes de sang qui dégouttaient jusqu’à terre ! 

Et cependant il y avait encore plus de tristesse et de larmes dans mon coeur ! 

Hélas ! pourquoi me suis-je éveillé de cette longue insensibilité ? 

Je dormirais en paix mon sommeil au fond de la tombe, à côté de celle que je ne reverrai plus! 

Depuis ce jour néfaste, le soleil intérieur s’est voilé pour jamais. 

Le ressac des années, en se brisant sur mon coeur, m’apporte toujours les débris d’un cercueil; pour moi la terre est devenue la vallée de l’absinthe où je traîne sous la croix une vie couronnée d’épines. 

* * * 

À genoux à mes côtés, sous l’abri qu’il avait dressé 

au dessus de moi, le brave Canotier soutenait d’une main ma tête, et de l’autre arrosait mes tempes d’une eau fraîche. 

Tu t’en souviens, mon bien-aimé ami ; – avec quelle inexprimable étreinte j’enlaçai mes bras d’enfant autour de ton cou, quand je te reconnus et que je vis de grosses larmes ruisseler le long de tes joues ! 

Combien de temps nous restâmes embrassés dans ce muet épanchement de notre douleur !... 

Dis-nous maintenant par quelle intrépide audace, tu parvins à opérer ma délivrance. 

Le Canotier ne répondit pas ; suffoquée par ses sanglots, la parole expirait sur ses lèvres. 

Le fils de Madame Houel ne put alors contenir l’océan d’amertume dont son âme était abreuvée. 

Plusieurs fois pendant ce lamentable récit, les témoins de cette scène, attendris de tant de souffrances et d’infortunes, mêlèrent des larmes aux leurs. 

Mais ce fut alors une explosion d’émotion indicible à laquelle succéda un de ces silences solennels qu’impose la majesté d’une grande douleur, et dont aucune parole humaine ne saurait égaler la muette éloquence : langage inouï d’âmes qui sympathisent et de coeurs qui se comprennent ! 

* * * 

Après une longue pause, le Canotier prit la parole : 

– Lorsque j’eus rendu les derniers devoirs au Tshinépik’, – l’incomparable ami que je ne cesserai jamais de pleurer, – je me hâtai de raccommoder le canot que les Iroquois, avant de quitter le rivage, avaient eu le soin de percer de plusieurs coups de hache, et je me mis à leur poursuite. 

Malheureusement la nacelle avait été fort endommagée et ce ne fut qu’après plusieurs heures de travail que je pus la remettre à flot. 

Ce retard donna sur moi une grande avance aux Iroquois, et fut cause que, malgré toute ma diligence, je ne parvins à les rejoindre que plusieurs jours plus tard, lorsqu’ils vinrent camper ici. 

Exténué de fatigue après ces longues journées d’efforts surhumains, je commençais, cette nuit-là même, à désespérer de pouvoir les rattraper, lorsque à travers les ténèbres j’aperçus leur feu sur la grève. 

Il était déjà très tard quand je mis pied à terre au bout de la Pointe ; mais le vacarme épouvantable de leur jonglerie me rendit très facile l’approche de leur camp. 

En vain je cherchai pendant longtemps à apercevoir les deux prisonniers ; les taillis qui croissaient à l’orée du bois interceptaient ma vue. 

Je me glissai, en rampant, jusqu’à leurs canots renversés sur le sable ; et j’y trouvai tous leurs fusils chargés, prêts à tirer. 

Après avoir introduit une seconde balle dans chacun des fusils, et renouvelé les amorces, je remontai de quelques pas le rivage et m’abritai derrière une roche plate sur laquelle je disposai à la file les fusils tous bandés. 

Les Iroquois étaient au nombre de huit ; j’avais par conséquent, besoin de mettre à profit toute mon habilité afin de ne perdre aucune chance ; car si j’avais le malheur de commettre la moindre maladresse, j’étais perdu. 

Il me fallut donc attendre un moment de calme. 

Longtemps, le doigt sur la détente, je suivis du bout de mon fusil les frénétiques évolutions de l’orgie, sans pouvoir viser avec sûreté. 

Enfin, je pus coucher en joue deux têtes d’Iroquois ; le coup partit, et les deux Iroquois tombèrent raides morts. 

Profitant aussitôt du moment de trouble et de stupeur que produisit parmi eux cette attaque inattendue, je saisis un second fusil et tirai. 

Un troisième Sauvage tomba pour ne plus se relever, et un autre grièvement blessé, après avoir fait trois ou quatre culbutes sur le sable, prit la fuite vers la lisière du bois. 

Les quatre autre Iroquois se précipitèrent vers les canots dans l’espoir d’y trouver leurs armes ; mais, prévoyant d’avance ce mouvement, j’avais eu la précaution de m’éloigner de quelques pas des embarcations. 

Pendant qu’ils se penchaient autour des canots pour chercher leurs fusils, j’eus le temps d’en abattre encore deux autres. 

Hurlant et écumant de rage, les deux derniers s’élancèrent à la course vers moi, le tomahawk à la main. 

J’espérais pouvoir en terrasser encore un avant qu’ils pussent me rejoindre ; mais, par malheur, mon fusil rata. 

La lutte devenait inégale ; les deux assaillants n’étaient plus qu’à quelques pas. 

Sans perdre un instant, je jetai le fusil de côté, et, saisissant mon poignard par la lame, je le lançai de toute la force de mon bras au coeur d’un des Iroquois. 

L’arme meurtrière l’atteignit en pleine poitrine, et l’Indien, blessé à mort, bondit en poussant son cri de guerre et s’affaissa sur lui-même. 

Au même instant, le dernier Iroquois abattait son tomahawk sur ma tête. 

C’était un colosse dont le désespoir et la rage centuplaient les force et l’audace. 

Je n’eus que le temps de parer le coup avec ma hache, qui se brisa contre celle du Sauvage et vola en éclats. 

La violence du choc fut telle que le tomahawk de l’Iroquois glissa entre ses doigts et alla tomber à plusieurs pieds de distance. 

Me voilà, sans arme, en face de ce géant. 

Un seul moyen de salut s’offre encore : c’est de m’emparer du couteau qui pend à son côté. 

D’une main, j’empoigne l’Iroquois à la gorge, et de l’autre, j’essaie de saisir son couteau. 

Nos mains se rencontrent à sa ceinture ; la sienne tient déjà l’extrémité du manche, et j’ai à peine le temps de serrer le milieu du couteau à la jonction de la poignée et de la lame. 

Une lutte terrible s’engage. 

Nous roulons tous deux sur le sable. 

Malheureusement le couteau me blesse la main. 

Il va m’échapper. 

Par un effort suprême, je lui enfonce mes doigts dans la gorge, afin de l’étouffer, mais il ne faiblit pas. 

Enfin, après une dernière secousse, le couteau lui tombe des mains. 

Un instant, je fouillai dans sa poitrine avec l’arme fatale, et il ne bougea plus. 

* * * 

Les deux prisonniers étaient donc sauvés. 

Je me hâte d’accourir vers le bûcher ; j’entre au bord du bois. 

Hélas ! quel horrible spectacle s’offre à ma vue ! 

Le cadavre de Madame Houel est suspendu au bout d’une courroie, la figure violette, et les membres pendants dans l’immobilité de la mort. 

Un seul mouvement agite encore le cadavre : c’est celui de la branche, secouée par le vent, qui le fait monter et descendre en imprimant une légère ondulation à ses vêtements. 

* * * 

À quelques pas plus loin le corps de l’enfant, attaché au tronc d’un arbre, la tête ensanglantée penchée sur la poitrine, s’affaisse sur lui-même privé de sentiment. 

Je le crus sans vie. 

Pauvre petite fleur à peine détachée de la tige maternelle, et déjà mûre pour la mort ! 

Je demeurai atterré, comme frappé par la foudre. 

* * * 

Après avoir coupé les cordes, j’étendis les deux cadavres l’un à côté de l’autre, l’enfant à côté de sa mère ! 

Je remarquai alors, avec épouvante, que les cheveux de l’enfant, dont les boucles luisaient naguère d’un si beau noir, étaient devenus entièrement blancs ! 

Était-il donc mort de frayeur plutôt que de ses blessures ? Je croisai ses deux bras inertes sur sa poitrine, et après avoir entouré son cou d’un des bras de Madame Houel, j’appuyai sa figure, pâle et blanche comme l’ivoire, sur le coeur de sa mère. 

Vous avez veillé sur lui dans la vie, ô mère tendre et infortunée, veillez encore sur lui dans la mort ! 

* * * 

Avant de songer à confier à la terre ces restes inanimés, je me souvins que plusieurs des Iroquois n’avaient été que blessé ; et, afin de me rassurer, j’allumai un flambeau d’écorce, et j’allai les examiner attentivement. 

Tous étaient morts à l’exception de deux qui respiraient à peine et n’avaient plus que quelques heures à vivre. 

Mais le principal auteur de tant de crimes et de désastres n’était pas au nombre des victimes. 

La Jongleuse avait disparu ! 

Était-ce elle qui, blessée par une de mes balles, s’était enfuie vers le bois ? 

Je suivis pendant quelque temps des traces de sang à travers la forêt, mais bientôt tout vestige disparut, et il me fallut abandonner une poursuite inutile. 

* * * 

De retour au lieu de la catastrophe, je m’aperçus que la blessure de l’enfant n’était que légère, et qu’il respirait encore. 

Je lui prodiguai alors tous les soins dont j’étais capable ; mais il ne revint à la vie et au sentiment de l’existence que plusieurs heures plus tard. 

Ce fut dans cet intervalle que je le transportai sous l’abri de l’érablière voisine, après avoir creusé la tombe de son infortunée mère. 

C’est ici même, sous ce tertre, qu’elle repose, et le but de notre voyage, longtemps retardé par l’absence de Monsieur Houel de la colonie, est de ramener sa dépouille et de la réunir aux cendres de sa famille. 

* * * 

Le soir du même jour, le brave habitant, seul auprès du rocher, se tenait debout, appuyé sur une bêche, à quelques pas d’un monceau de terre fraîchement remuée, et regardait d’un oeil pensif un canot qui se détachait lentement de la plage. 

C’était le fils de Madame Houel, accompagné du fidèle Canotier, qui emportait la dépouille sacrée de sa mère. 

Les deux voyageurs jetèrent de la main un dernier signe d’adieu à leur hôte, auquel celui-ci répondit en essuyant du revers de sa rude main, une larme qui glissait malgré lui sur sa joue. 

Ses regards émus suivirent le canot sans s’en détacher un instant jusqu’à ce qu’enfin il eût disparu en doublant l’extrémité de la Pointe de la Rivière-Ouelle. 


Épilogue 

Et chacun de ces noms dit assez son histoire. 

A. Briseux, Les Bretons. 

Or, cette voix, c’était la Crieuse de Nuit. 
........... 
Dans la lande elle est là qui de loin vous regarde. 

A. Briseux, Les Bretons. 

Le souvenir de cette tragique légende n’est pas encore effacé de la mémoire des vieux narrateurs de la côte, – bien que les détails qui s’altèrent, et les variantes qui se multiplient, la menacent, ainsi que toutes nos autres légendes, du linceul de l’oubli. 

Déjà le crépuscule se fait autour de toutes ces vieilles souvenances, les contours s’évanouissent, et bientôt l’ombre va les envahir de toutes parts si nous ne nous hâtons d’allumer le flambeau et de les arracher des ténèbres où elles s’enfoncent. 

* * * 

La légende de la Jongleuse nous a été racontée pour la première fois par un chasseur canadien, ancien pêcheur du golfe, vieil érudit très superstitieux, versé dans toutes les traditions de la contrée. 

Comme monument historique qui consacre cet événement, une pointe, située à peu de distance du rocher témoin de la sanglante tragédie, porte encore le nom de « Pointe aux Iroquois ». 

Du reste, cette plage a de tout temps été mal famée et le nom de « Cap au Diable » donné à un promontoire qui s’avance dans la mer à quelques milles plus bas, n’est pas étranger au souvenir de la terrible Jongleuse. 

* * * 

Le prestige et le merveilleux dont la superstition populaire avait entouré cet être mystérieux ne sont pas encore éteints et plusieurs prétendent que les pistes de raquettes, qui se voient incrustées sur un des rochers du rivage, ont été imprimées par ses pas1

Les gens de la Pointe de la Rivière-Ouelle, dont le penchant pour les histoires merveilleuses est fort connu, affirment avoir souvent vu, le soir, des lumières courir çà et là sur la grève, et de grands fantômes blancs, qui ne sont pas du tout le revolin de la mer, errer pendant les gros temps sur les rochers au bord de l’eau. 

D’ailleurs ils sont bien sûrs d’avoir entendu des plaintes et des gémissements pendant les nuits d’orages ; – si bien qu’il n’est pas un homme parmi eux qui voudrait se hasarder à aller coucher seul au bout de la Pointe dans la vieille maison qui sert d’abri aux gens de la pêche à marsouin. 

* * * 

Quant au lieu et aux circonstances de la mort de la terrible héroïne, on ne connaît rien de positif. 

Les uns prétendent qu’elle a été brûlée par un parti de Sauvages ennemis. 

D’autres disent qu’un Missionnaire fut un jour appelé auprès du lit de mort d’une Jongleuse iroquoise qu’on prétendit être elle. 

Ce qui s’est passé alors entre l’homme de Dieu et la farouche Indienne, nul ne le sait. 

Dieu avait-il exaucé la prière mourante de Madame Houel ? 

Toujours est-il, ajoutent les chroniqueurs, que ces voix lugubres qu’on entend dans les ténèbres, fascinent ou glacent d’épouvante comme ses incantations d’autrefois. 

Chacun alors se tait et écoute en tremblant. 

Ce sont les plaintes de la Jongleuse, disent-ils tout bas, qui demande des prières. Disons-lui un Ave Maria

Québec, mai 1861. 


1. Ces empreintes singulières sont encore parfaitement distinctes, quoique l’eau de la mer et la pluie les altèrent et les effacent peu à peu. Ces pistes de raquettes sont creusées sur le flanc incliné d’un rocher que baignent les flots pendant les grands vents et les hautes marées. On voyait encore, il y a quelques années, sur le même rocher, l’empreinte très visible de la partie antérieure de deux pieds, ainsi que les extrémités de deux mains, disposées à peu près comme les traces que laisserait sur le sable un homme appuyé sur ses mains et sur ses pieds. Mais aujourd’hui les pistes de raquettes sont seules visibles.  

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- FIN -

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