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Synopsis du conte... || Ce conte fait ± 10¼ pages (28482 caractères)
Pays ou culture du conte : États-Unis.

Recueil : Contes du Far West

Les crêpes de Pimienta

O. Henry (1862-1910)

Un jour qu'avec les autres cow-boys du Triangle-O Ranch j'aidais à rassembler un lot de bétail dans les fonds du Frio, mon étrier de bois s'accrocha dans une branche morte de mesquite et j'attrapai une entorse qui me tint couché au campement durant une semaine. 

Le troisième jour de mon oisiveté forcée, je me glissai hors de la tente et rampai jusqu'auprès de la voiture à vivres, où je m'exposai sans défense au feu roulant des projectiles verbaux de Judson Odom, le cuisinier. Jud est un orateur-né, que le Destin, avec son aveuglement ordinaire, a condamné à une profession qui le prive d'auditoire pendant des journées entières. Aussi, dans son désert de mutisme obligatoire, Jud me considéra-t-il comme une manne inespérée. 

Cependant je me sentis bientôt en proie à un désir maladif de manger quelque chose qui me changeât un peu de l'immuable « casse-croûte » des campements. J'eus soudain des visions de savoureuses collations enfantines, et je m'écriai : 

— Jud, sais-tu faire des crêpes ? 

Jud abaissa lentement son bras droit armé d'un revolver calibre 45, avec lequel il se préparait à aplatir un steak d'antilope, et se pencha sur moi d'un air que je conjecturai menaçant. Un regard de froide suspicion, jailli, comme l'acier d'un couteau, de ses yeux bleus, me confirma dans l'impression que son attitude avait quelque chose de vindicatif. 

— Dis donc toi, fit-il avec un accent où grondait une irritation plutôt naïve que dangereuse, est-ce que tu parles sérieusement, ou bien c'est-y que tu essayes de me mettre en boîte ? Y a quelqu'un qui t'a parlé de moi à propos de cette histoire de crêpes ? 
— Non, Jud, dis-je d'une voix vibrant de loyauté. Je parle sérieusement. Je crois bien que je changerais mon cheval avec la selle par-dessus le marché contre une douzaine de belles crêpes bien dorées, parfumées à l'orange, ou à l'héliotrope ou à n'importe quoi. Est-ce que... est-ce qu'il y a une histoire à propos de crêpes, Jud ? 

Jud s'adoucit aussitôt qu'il fut convaincu de ma sincérité. Il extirpa de la voiture à vivres des boîtes et des sacs mystérieux et les posa par terre à l'ombre de l'orme, sous lequel je m'étais couché. L'eau à la bouche, je le regardai déballer ses petits paquets. 

— Non, fit Jud, tout en dénouant les ficelles, non, c'est pas c'qu'on pourrait appeler une histoire. 

C'est comme qui dirait l'compte rendu exclusif d'une aventure copyright que j'ai eue avec un bêlard1 joufflu de Mired Mule Kanada et une jeune fille nommée Willella Learight. J'veux bien t'la raconter si ça t'amuse. 

« J'étais cow-boy alors chez le vieux Bill Toomey, sur le San-Miguel. Un jour je me sens tout imprégné d'aspirations nutritives particulières, et j'éprouve un besoin irréfutable de croquer quelque chose qui n'ait jamais bêlé, ni grogné ni meuglé ni déshonoré la famille Doky... Dico... 

— Tyïédone, dis-je en souriant modestement. 
— Haricot, reprend Jud avec simplicité. Alors je saute sur mon mustang et je galope jusqu'à la boutique de l'oncle Emsley Telfair, au Pimienta Crossing sur le Nueces. 

«Vers trois heures de l'après-midi donc, je mets pied à terre, attache mon cheval à une branche de mesquite, et pénètre dans l'entrepôt de l'oncle Emsley. Je m'asseois sur le comptoir, et je fais comprendre au vieux tonton que mes ambitions temporaires menacent incoerciblement son stock de compotes, marmelades et fruits au sirop. Moins d'une minute après, muni d'un paquet de biscuits et d'une mouvette en bois de 50 centimètres de long, je commence à saccager une collection complète de fruits en conserve, abricots, prunes, cerises, ananas, et toutifrouti, tandis que l'oncle Emsley essaye de ne pas se laisser distancer en ouvrant les boîtes à coups de serpe. J'étais aussi heureux qu'Adam avant la panique de la pomme et je donnais de grands coups d'éperon dans le comptoir en maniant efficacement ma cuiller à pot, lorsque mes regards sautèrent par la fenêtre sur quelque chose que j'avais aperçu dans la cour, derrière le magasin. 

«C'était une jeune fille, —un produit d'importation d'après la mercerie qui ornait sa devanture — une jeune fille qui paraissait travailler avec un maillet à croquet et faire joujou à contempler la manière dont je manipulais le marché des fruits en conserve. 

« Je saute en bas du comptoir et tends ma pelle à fraises à l'oncle Emsley. 

« — C'est ma nièce, qu'il dit, Miss Willella Learight, qu'est venue me voir de Palestine2. Voulez-vous que je vous présente ? 
« — La Terre Sainte ! me dis-je tout bas, en m'efforçant de rassembler dans le corral mes pensées emballées. Pourquoi pas ? Il y a sûrement des anges en Pales... Bien sûr, oncle Emsley! m'écrié-je. Enchanté d'faire votr'... d'faire la connaissance de Miss Learight. 

« Là-dessus l'oncle Emsley m'emmène dans la cour et annonce nos titres respectifs. 

« J'suis pas timide avec les femmes. J'ai jamais réussi à comprendre comment des hommes qui sont capables de dresser un cheval sauvage avant le breakfast et de se raser dans l'obscurité, peuvent se mettre à suer, et à bafouiller, et à avoir la tremblote quand ils se trouvent en face d'un exemplaire de la secte féminine. En moins de huit minutes, Miss Willella et moi on est déjà en train d'envoyer les boules de croquet dans les carreaux comme si qu'on avait joué ensemble depuis le berceau. Et puis voilà qu'elle se met à me blaguer par rapport aux douze litres de fruits que j'ai avalés, et je lui renvoie la boule ric-rac en faisant allusion à une certaine dame nommée Eve qui fut la première à inaugurer du grabuge à cause d'un certain fruit, dans un certain verger gratuit... 

« Est-ce que ça n'se passait pas en Palestine ? dis-je avec un clin d'oeil plein d'assurance et de significations. 

« C'est ainsi que je capturai cordialement les approches de Miss Willella Learight ; et avec le temps les dispositions s'accrurent favorablement. Elle séjournait à Pimienta pour sa santé, qui était impeccable, et pour le climat, qui est environ deux fois et demi plus dur qu'à Palestine. Je venais la voir toutes les semaines ; puis je calculai qu'en doublant le nombre de mes voyages, je la verrais deux fois plus souvent, ce que je fis. 

« Mais une certaine semaine, j'ajoute un troisième voyage incognito, et c'est alors que les crêpes et le bêlard joufflu entrent en scène. 

« Ce soir-là, je m'assois sur le comptoir comme d'habitude et, à travers une pêche et deux abricots, je demande à l'oncle Emsley comment va Miss Willella.

« — Oh ! dit le tonton, elle est allée se promener à cheval avec Merle Jackson, un éleveur de moutons de Mired Mule Kanada. 

« A ces mots, j'avale les trois noyaux de pêche et d'abricots. Puis je saute en bas du comptoir, pendant que l'oncle Emsley tient celui-ci par la bride, et je me précipite à l'extérieur en titubant et je me retiens à la selle de mon cheval pour ne pas tomber. 

« — Un bêlard ! dis-je tout bas à l'oreille de mon mustang. Elle est partie avec Merle Jackson, un mulet de Mired Brebis Kanada ! T'entends ça vieux mirliton boucané ? 

« Et mon pauvre vieux dada se met à pleurer à sa manière. Dame ! Il a été élevé pour courir après les vaches et il n'a que mépris pour les bêlards. 

« Je reviens au magasin et demande à l'oncle Emsley : 

« — C'est bien un bêlard que vous avez dit ? 
« — J'ai dit un éleveur de moutons, répète le tonton. Vous n'avez jamais entendu parler de Merle Jackson ? Il a huit sections de pâturages et quatre mille têtes des plus beaux mérinos qu'on puisse trouver au sud du cercle arctique. 

« Là-dessus, je ressors et je m'assois par terre à l'ombre du magasin en m'appuyant contre un gommier. Et je me mets à remuer le sable avec mes deux mains et à remplir mes bottes sans aucune mauvaise intention, tout en soliloquant abondamment à propos de ce Merle à plumage de Jackson. 

« Jusqu'alors je n'avais jamais pensé à faire des misères aux bêlards. Même qu'un jour j'en ai rencontré un qui lisait une grammaire latine à cheval ; eh bien ! je l'ai laissé passer sans tirer un seul coup de revolver dans son bouquin. Non, je ne suis pas comme la plupart des cow-boys à qui les bêlards portent sur les nerfs. Non, dis-je, on ne peut décemment pas perdre son temps à détériorer et à défigurer des hommes comme les bêlards, qui mangent sur des tables, portent des souliers bas, et vous adressent la parole avec des sujets de conversation. Je les ai toujours ignorés gentiment, comme si c'étaient de simples lapins de garenne, et même parfois je leur réponds quand ils me saluent ; mais jamais je ne m'arrête pour trinquer avec eux comme avec un bon, authentique et pur cow-boy. Non, j'ai toujours été d'avis que ça ne valait pas le coup d'engager des hostilités avec un bêlard. Oui, je me suis toujours montré indulgent envers eux, et je leur ai laissé la vie, et voilà que, pour me récompenser, il y en a un qui va se promener avec Miss Willella Learight ! Sang de boeuf ! 

« Une heure plus tard, je les vois revenir et s'arrêter devant la grille de l'oncle Emsley. Le bêlard aide la jeune personne à descendre de cheval, et ils restent là un bon moment à se jeter à la figure des phrases sentencieuses et syntaxiques. Puis ce Jackson à plumes saute à cheval comme un petit oiseau, et soulève son petit chapeau en forme de soucoupe, et se trotte à l'anglaise vers son ranch à gigots. A ce moment-là, je viens juste de finir de vider le sable qui est dans mes bottes et de disputer victorieusement le dos de ma chemise aux épines du gommier. A un demi-mille de Pimienta je rattrape mon oiseau et je range mon mustang côte à côte avec sa monture domestique. 

« Ce bêlard avait les cils roses, les sourcils paille et les cheveux citron, tu vois ça d'ici. Un bêlard ? oui, tout juste... une côtelette d'agneau tout au plus, une espèce de petite miniature avec un foulard en soie jaune autour du cou et des boucles à ses lacets de souliers !!! 

« — B'jour ! que j'lui dis. Vous avez à côté de vous un homme généralement connu sous le nom de Judson-Tape-dans-l'-Mille, en raison de ses qualités de tireur. Toutes les fois que je rencontre un étranger, je commence par lui dire mon nom en cas d'accident, parce que je n'aime pas serrer la main à un spectre. 
« — Ah ! qu'il fait simplement, ah ! j'suis ravi de faire votre connaissance, Mr Judson. Je suis Merle Jackson, du Ranch de Mired Mule. 

« Juste a cet instant l'un de mes yeux aperçoit un coq de bruyère qui sautille sur le flanc du coteau avec une jeune tarentule dans son bec, et l'autre oeil remarque une buse perchée sur une branche morte de caroubier. Je les culbute l'un après l'autre avec mon 45, juste pour montrer au bêlard ce que je sais faire. 

« — Deux sur trois, dis-je. J'peux pas m'empêcher d'tirer sur les oiseaux. 
« — Bien tiré ! dit ce bêlard sans sourciller. Mais vraiment il ne vous arrive jamais de rater le troisième coup ? Et... cette pluie de la semaine dernière a fait un bien énorme aux pâturages, n'est-ce pas, Mr Judson ? 
« — Merle, dis-je, ou Rossignol ou Pélican ou quel que soit le nom de palmipèdes que tes parents t'ont infligé, brisons là cette conférence météorologique et abordons quelque chose qui ne soit pas dans le répertoire exclusif des perroquets. C'est une sale habitude que tu as de te pronener avec les jeunes dames de Pimienta. J'ai connu, dis-je, des oiseaux qui ont été cuits à la broche pour beaucoup moins que ça. Miss Willella, dis-je, n'a jamais commandé que je sache un nid de merle fabriqué avec de la laine de mouton par un spécimen ornithologique de la branche jacksonniene. Alors, tu vas laisser ça là, si tu n'éprouves pas un besoin cuisant d'ajouter un scalp de plus à cette épithète balistique justement attachée au nom de Judson et bien connue des entrepreneurs de pompes funèbres. 

« Merle Jackson rougit légèrement, puis il se met à rire. 

« — Mais, Mr Jackson, dit-i^ vous faites fausse route ! Je suis allé voir Miss Learight plusieurs fois, certes, mais ce n'est pas du tout pour ce que vous croyez. Le but de mes visites est purement gastrologique. 

« A ces mots je porte la main à mon revolver. 

« — Retire ce mot-là, que je lui dis. Je n'permettrai jamais à un bêlard de manifester des intentions scandai... 
« — Attendez un peu ! fait Merle vivement. Laissez-moi vous expliquer. Qu'est-ce que vous voulez que je fasse d'une femme chez moi ? On voit bien que vous ne connaissez pas mon ranch. C'est moi qui fais la cuisine, et même la couture. La nourriture, voilà le seul plaisir que je trouve à élever des moutons. Mr Judson, avez-vous jamais goûté les crêpes que fait Miss Learight ? 
« — Moi ? Non, répondis-je. J'ai jamais entendu dire qu'elle se livrait à des manoeuvres culinaires. 
« — C'est du soleil en assiette ! dit ce Merle avec des yeux extatiques. C'est une ambroisie melliflue dorée par les feux d'Epicure. Je donnerais deux ans de ma vie pour avoir la recette de ces crêpes. C'est pour ça que je viens voir Miss Learight, dit Merle Jackson, mais je ne suis pas encore parvenu à la lui soutirer. C'est une vieille recette qui est dans la famille depuis soixante-quinze ans. Ils se la transmettent de génération en génération, mais jamais ils ne la donnent aux étrangers. Si je pouvais avoir cette recette et que je pusse me faire de ces crêpes moi-même à mon ranch, je serais le plus heureux des hommes, dit Merle. 
« — Es-tu bien sûr, demandé-je, que ce sont les crêpes que tu veux, et non pas la main qui les fabrique? 
« — Sûr et certain! dit Jackson. Miss Learight est une charmante jeune fille, mais je puis vous jurer que mes intentions sont purement gastro... 

« Mais il voit ma main droite voler à mon étui à revolver et il corrige aussitôt son vocabulaire. 

« — Se bornent tout simplement, reprend-il, à l'obtention de cette recette. 
« — Allons ! dis-je rassuré, tu n'es pas un trop vilain petit garçon, après tout. Je puis bien t'avouer que je pensais sérieusement à rendre tes moutons orphelins, mais pour cette fois je consens à ce que tu t'envoles sain et sauf. Mais ne t'écarte pas des crêpes, dis-je, même pas d'une bouchée, et surtout ne te trompe pas d'ingrédient et ne mélange pas le sirop avec le sentiment, si tu ne veux pas entendre chanter des hymnes funèbres dans une boîte en chêne. 
« — Afin de vous convaincre de ma sincérité, dit le bêlard, je vais vous demander de m'aider. Vous êtes plus intime que moi avec Miss Learight, et peut-être fera-t-elle pour vous ce qu'elle ne veut pas faire pour moi. Si vous réussissez à me procurer une copie de cette recette, je vous donne ma parole que je ne retournerai jamais à Pimienta. 
« — Tope là ! dis-je en serrant la main de Merle Jackson. Je te la procurerai si je peux, trop heureux de te rendre ce service. 

« Là-dessus il se lance dans la direction de Mired Mule, à travers la plaine de la Piedra ; et moi je mets le cap au nord-ouest sur le ranch du vieux Bill Toomey. 

« C'est seulement cinq jours plus tard que je puis m'échapper pour revenir à Pimienta. Miss Willella et moi passons ensemble chez l'oncle Emsley une soirée agrémentée de réjouissances et divertissements. La jeune dame fait galoper sa voix à travers des chansons, et elle exaspère considérablement le piano au moyen d'extraits mélodiques très élégants. Ma contribution personnelle consiste en une imitation du serpent à sonnettes, un exposé de la nouvelle manière que Snaky Mac-Fee a inventée d'écorcher les vaches, et un récit du voyage que j'ai fait une fois à Saint-Louis. Je sens que nous commençons à devenir tout à fait copains, et je me dis que si je peux réussir à transformer Merle en oiseau migrateur, je suis sûr de gagner. Je me rappelle la promesse qu'il m'a faite, si je parviens à obtenir de Miss Willella la recette des crêpes. Et après ça, si jamais je l'attrape hors de son ranch, je me charge de le faire rentrer au nid. 

« Alors, vers dix heures, j'arbore un sourire enjôleur et je dis à Miss Willella : 

« — Tenez, il y a quelque chose que je trouve encore plus joli qu'un boeuf rouge sur une verte prairie, c'est une belle crêpe bien dorée sur un lit de gelée de groseille. 

« A ces mots, Miss Willella sursaute légèrement sur le tabouret du piano et me dévisage avec une soudaine curiosité. 

« — Oui, dit-elle, hem... m... m... ; pas mauvais. Comment dites-vous que s'appelait cette rue de Saint-Louis où vous perdîtes votre chapeau, Mr Odom ? 
« — Avenue des Crêpes, dis-je en clignant de l'oeil pour lui montrer que je connais l'histoire de la recette familiale et qu'il est inutile de vouloir me faire dérober. Allons ! Miss Willella, fis-je, un bon mouvement : dites-moi comment vous, les faites. Vrai, je pense tellement aux crêpes ce soir, que la tête m'en tourne. Voyons, embrayez gentiment : tant de livres de farine, tant de douzaines d'oeufs, et coetera ! Récitez-moi un peu le catalogue des ingrédients. 
« — Excusez-moi un instant, Mr Odom, dit Miss Willella en se levant, et elle me jette au passage une sorte de coup d'oeil en coulisse, plein de méfiance et de réticence, il me semble. Elle se rend dans la pièce à côté, et presque aussitôt je vois entrer l'oncle Emsley en bras de chemise, avec un pichet d'eau fraîche. Et quand il se tourne pour prendre un verre dans le buffet, je discerne un calibre 45 dans sa poche revolver. 
« — Saints troupeaux ! me dis-je. Voilà une famille qui doit tenir bougrement à ses recettes culinaires pour les protéger ainsi avec des armes à feu ! J'ai connu des équipes qui n'en auraient pas fait autant pour venger l'honneur d'un parent ! 
« — Buvez ça, Jud, dit l'oncle Emsley en me tendant un verre d'eau. Vous vous êtes probablement un peu surmené aujourd'hui et c'est ça qui vous énerve. Et maintenant tâchez de penser à autre chose, mon vieux. 
« — Oncle Emsley, dis-je, est-ce que vous savez aussi comment on les fait, ces crêpes ? 
« — Oh ! J'en sais autant que tout le monde, ni plus ni moins. Vous prenez un peu de persil haché, vous le saupoudrez avec de la fécule de haricot et du lard fumé ; ajoutez une pincée de piment rouge, un oeuf d'autruche et trois litres de lait de chamelle et laissez cuire une heure à four fermé ; servez sur canapé avec une sauce verte et des marrons glacés. Est-ce que le vieux Bill va encore envoyer ses bestiaux à KansasCity cette année, Jud? 

« Voilà tout ce que je pus leur tirer au sujet des crêpes ce soir-là. Pas surprenant, me dis-je, que Merle se soit découragé. Voyant qu'il est inutile d'insister, je change de conversation et je me mets à parler de cyclones, de selles mexicaines, d'épidémies, de tremblements de terre, de cuirs, de la récolte de whisky, et de la consommation moyenne d'huile de coton dans le Texas. Puis Miss Willella vient me souhaiter bonne nuit, et je prends le large. 

« Une semaine plus tard, en arrivant à Pimienta, je vois Merle Jackson qui en sort et nous échangeons quelques remarques frivoles devant la grille. 

« — Eh bien! dis-je, où en est la prospection de cette recette centenaire pour la confection des crêpes ? 
« — Toujours au même point, dit Jackson tristement. Je ne suis pas plus avancé qu'il y a huit jours. Avez-vous essayé ? 
«—Oui, dis-je ; mais c'est comme si j'avais tenté de faire sortir un renard de son trou en lui montrant une dragée au chocolat. Cette recette de crêpes doit être un vrai chopin pour qu'ils y tiennent tant que ça. 
« — Je suis presque tenté d'y renoncer, dit Jackson d'un air si désarçonné qu'il me fait presque pitié. Mais je voudrais tant savoir comment elle fait ces crêpes afin de pouvoir en manger tout mon saoul dans mon ranch solitaire ! J'y pense tellement que je n'en dors pas la nuit. 
« — Ne te dégonfle pas, Merle, lui dis-je. Je ta promets de faire tout mon possible moi aussi. C'est bien rare si l'un de nous ne prend pas cette damnée recette au lasso un de ces jours. A bientôt, Jacksy. 

« A cette époque, comme tu vois, nos relations étaient des plus paisibles. Lorsque je compris qu'il n'en voulait, pas à Miss Willella, je me sentis moins offensé par la configuration de ce bêlard à chevelure citron. Et, dans 1e tbut de seconder ses ambitions appétitives, je persistai à vouloir extirper cette recette du sein de Miss Wihella scellé comme un coffre-fort. 

« Mais chaque fois que je risque le mot « crêpes », elle prend un air lointain et met son oeil aux aguets, en essayant de changer la conversation. Si je la ramène au sujet, elle se glisse dehors et m'envoie l'oncle Emsley avec son pichet d'eau et son calibre 45. 

« Un jour, j'arrive au magasin avec un superbe bouquet de verveines bleues que j'ai cueillies au milieu d'un troupeau de fleurs sauvages dans la prairie de Poisoned Dog. L'oncle Emsley me regarde d'un oeil, en fermant l'autre, et dit : 

« — Connaissez pas la nouvelle ? 
« — Prix du bétail en hausse ? demandé-je.  
« — Willella et Merle J ackson se sont mariés hier à Palestine, dit-il. J'ai reçu une lettre ce matin. 

« Je laisse choir le bouquet dans un tonneau de choucroute et tandis que la nouvelle me dégouline en un filet glacé sur le viscère cardiaque, je m'écroule doucement dans une caisse de harengs saurs. 

« — Ça ne vous ferait rien... de répéter... ce que vous venez... de dire, oncle Emsley, dis-je d'une voix faible en me remettant sur mes pieds. Peut-être... n'ai-je pas bien compris, et ne s'agit-il... que du prix des vaches... en Palestine ! achevé-je avec effort. 
« — Mariés hier, confirme l'oncle Emsley d'une voix inexorable. Partis aux chutes du Niagara en voyages de noces. Ça a l'air de vous étonner. Vous n'avez donc jamais rien remarqué ? Merle n'a pas cessé de courtiser Willella depuis le premier jour où ils sont allés se promener ensemble. 
« — Mais alors, mille cornes de vache noire ! hurlé-je, qu'est-ce c'est que toute cette salade qu'il m'a racontée à propos de crêpes ? Hein ? 

« Au mot de « crêpes », l'oncle Emsley rentre la tête dans les épaules et recule de trois pas. 

« — Y a quelqu'un qui m'a joué un tour de crêpes depuis le sabot jusqu'au museau, dis-je et je veux en avoir le coeur net. Je commence à vous croire maintenant, mais parlez, expliquez, révélez, illuminez, dis-je, sinon il va y avoir de la pâte à crêpes sucrée à la viande humaine dans une minute ! 

« Je saute par-dessus le comptoir, et l'oncle Emsley cherche à prendre son revolver dans le tiroir, mais il le rate de trois centimètres cinq dixièmes de seconde, et je le traîne dans un coin par le devant de sa chemise. 

« — Là! dis-je. Maintenant parlons crêpes,.et vivement. Est-ce vrai que Miss Willella sait les faire ? 
« — Elle ? dit oncle Emsley. Elle n'en a jamais fabriqué une seule depuis sa naissance, et, quant à moi, je n'en ai seulement jamais vu ! Là ! Là ! Apaisez-vous, Jud ! Du calme ! Du calme ! mon garçon. Vous avez l'air très énervé ; c'est votre blessure à la tête qui doit vous contaminer l'entendement. Essayez un peu de ne plus penser aux crêpes. 
« — Oncle Emsley, dis-je, je n'ai pas, comme vous semblez le croire, le crâne fendu, malgré le coup que vos dernières informations viennent de porter à mes circonvolutions cérébro-spinales. Merle Jackson m'a déclaré qu'il ne venait voir Miss Willella que dans le but de découvrir la manière dont elle fabrique les crêpes et il m'a même prié de l'aider à déchiffrer le cryptogame des ingrédients. J'ai essayé, et vous connaissez le résultat. Dois-je comprendre que j'ai été mis en boîte et salé par un bêlard aux cils roses, ou alors quoi ? 
« — Lâchez un peu ma chemise et je vais vous expliquer, dit l'oncle Emsley. Oui, je suis tenté de soupçonner que Merle Jackson vous a tant soit peu mystifié, Jud. Le lendemain du jour où vous l'avez vu pour la première fois, il arriva le matin de très bonne heure et nous avertit, Willella et moi, d'avoir à nous tenir sur nos gardes, si jamais vous veniez à parler de crêpes. Il nous dit qu'un jour, au campement, le cuisinier vous donna un coup de poêle dans la tête en faisant sauter une crêpe ; et c'est pourquoi, dit Jackson, chaque fois que vous êtes surmené ou énervé, cette blessure vous travaille le cerveau et vous fait déraisonner, et alors vous parlez de crêpes à tort et à travers. Il nous conseilla dans ces cas-là de détourner la conversation et de chercher à vous calmer par tous les moyens, qu'ainsi vous ne seriez pas dangereux. Alors Willella et moi nous avons fait de notre mieux. Tout de même, ce Merle Jackson est sûrement un drôle de bêlard, Jud. » 

Tout en racontant son histoire, Jud n'avait pas cessé un seul instant de triturer et de malaxer les différents ingrédients extraits de ses multiples boîtes. Et, en même temps que ses derniers mots, il m'offrit un spécimen parfait de sa technique culinaire, une belle crêpe dorée, moelleuse, fondante et parfumée des mille tentations de l'Enfer. Puis il remit une cuillerée de pâte dans la poêle. 

— Il y a combien de temps que se déroulèrent ces événements, Jud ? demandai-je la bouche pleine. 
— Trois ans. Ils ont vécu quelques mois au ranch de Mired Mule ; puis Jackson vendit son établissement et ils émigrèrent vers le nord, ajouta Jud en fermant à demi les paupières d'un air plein de significations. 
— Mais alors, puisque cette fameuse recette n'existait pas, où as-tu appris à faire des crêpes aussi exquises ? demandai-je en croquant un deuxième spécimen. 

Jud grimaça un rictus d'alligator qui vient d'attraper un boeuf gras. 

— Paraît qu'il y en avait une tout de même, dit-il d'une voix calme en passant sa langue sur ses lèvres à la façon des tigres, des pumas et des financiers de Wall-Street. Quelque temps après leur mariage, j'appris que Willel... Mme Jackson était partie à Saint-Louis pour acheter un tapis d'Orient, des salières en argent et deux rideaux en taffetas de soie rose. Alors je saute sur mon mustang et j'arrive au ranch de Mired Mule juste au moment où Jackson se met a table pour déjeûner, et j'entre sans frapper, avec un calibre 45 dans chaque main. A cette apparition inattendue, Merle lève les bras en même temps que les yeux et me regarde d'un air déconcerté, à travers ses cils roses, la bouche pleine de hors-d'oeuvre. 

« — Salut, dis-je, Mr Pâtissier Jackson. Et d'abord finissez d'avaler ça ou crachez-le dans votre assiette en porcelaine, mais surtout ne baissez pas les bras et restez debout. Je suis un peu en avance, dis-je, mais nous allons intervertir le menu en mon honneur, et servir le dessert avant le rôti. Allons ! Au travail, dis-je, Mr Pâtissier, [et faites-moi tout de suite douze belles crêpes d'après cette fameuse recette que Miss Will... que Mrs Jackson vous a sûrement communiquée. Maintenant, sautez, Merle ! 

« Et il les fit, acheva Jud avec un nouveau sourire. Ce petit salaud de bêlard savait faire les crêpes, après tout. Et comme je l'avais prévenu qu'il en mangerait la moitié, et que, si je ne les trouvais pas bonnes, je lui mettrais la tête dans le fourneau, il se surpassa. Et je lui fis avaler ses six crêpes, et je croquai les six autres d'une main en photographiant Merle avec mon 45 de l'autre. Et quand ce fut fini : 

«—Maintenant, dis-je, copie-moi la recette, et vite. 

« Alors il se met à écrire, avec un petit sourire modeste, malin et prétentieux.

« — Et pas de fausses indications, dis-je d'un ton menaçant, sinon je raconte tout à ta femme. 

« En entendant cela il sursaute et barre une ligne en vitesse. J'ai montré plus tard le papier à un expert ; Merle avait écrit : 

« Cyanure de potassium : 10 grammes. » 

— Sacré Jud ! fis-je en éclatant de rire. Tiens ! manges-en une au moins ! ajoutai-je en lui tendant une crêpe. 
— Moi ? fit Jud avec une moue de dégoût. Il n'y a rien que je déteste autant que ça !   


1. Snoozer, terme de mépris par lequel les cow-boys désignent les éleveurs de moutons. 
2. Nom d'une petite ville de l'Ouest. N. D. T.

* Ce conte est dans le domaine public au Canada, mais il se peut qu'il soit encore soumis aux droits d'auteurs dans certains pays ; l'utilisation que vous en faites est sous votre responsabilité. Dans le doute ? Consultez la fiche des auteurs pour connaître les dates de (naissance-décès).

- FIN -

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