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Un jour qu'avec les autres cow-boys du Triangle-O Ranch j'aidais à rassembler un lot de bétail dans les fonds du Frio, mon étrier de bois s'accrocha dans une branche morte de mesquite et j'attrapai une entorse qui me tint couché au campement durant une semaine. Le troisième jour de mon oisiveté forcée, je me glissai hors de la tente et rampai jusqu'auprès de la voiture à vivres, où je m'exposai sans défense au feu roulant des projectiles verbaux de Judson Odom, le cuisinier. Jud est un orateur-né, que le Destin, avec son aveuglement ordinaire, a condamné à une profession qui le prive d'auditoire pendant des journées entières. Aussi, dans son désert de mutisme obligatoire, Jud me considéra-t-il comme une manne inespérée. Cependant je me sentis bientôt en proie à un désir maladif de manger quelque chose qui me changeât un peu de l'immuable « casse-croûte » des campements. J'eus soudain des visions de savoureuses collations enfantines, et je m'écriai : — Jud, sais-tu faire des crêpes ? Jud abaissa lentement son bras droit armé d'un revolver calibre 45, avec lequel il se préparait à aplatir un steak d'antilope, et se pencha sur moi d'un air que je conjecturai menaçant. Un regard de froide suspicion, jailli, comme l'acier d'un couteau, de ses yeux bleus, me confirma dans l'impression que son attitude avait quelque chose de vindicatif. — Dis donc toi, fit-il avec un accent où grondait une irritation plutôt naïve que dangereuse, est-ce que tu parles sérieusement, ou bien c'est-y que tu essayes de me mettre en boîte ? Y a quelqu'un qui t'a parlé de moi à propos de cette histoire de crêpes ? Jud s'adoucit aussitôt qu'il fut convaincu de ma sincérité. Il extirpa de la voiture à vivres des boîtes et des sacs mystérieux et les posa par terre à l'ombre de l'orme, sous lequel je m'étais couché. L'eau à la bouche, je le regardai déballer ses petits paquets. — Non, fit Jud, tout en dénouant les ficelles, non, c'est pas c'qu'on pourrait appeler une histoire. C'est comme qui dirait l'compte rendu exclusif d'une aventure copyright que j'ai eue avec un bêlard1 joufflu de Mired Mule Kanada et une jeune fille nommée Willella Learight. J'veux bien t'la raconter si ça t'amuse. « J'étais cow-boy alors chez le vieux Bill Toomey, sur le San-Miguel. Un jour je me sens tout imprégné d'aspirations nutritives particulières, et j'éprouve un besoin irréfutable de croquer quelque chose qui n'ait jamais bêlé, ni grogné ni meuglé ni déshonoré la famille Doky... Dico... — Tyïédone, dis-je en souriant modestement. «Vers trois heures de l'après-midi donc, je mets pied à terre, attache mon cheval à une branche de mesquite, et pénètre dans l'entrepôt de l'oncle Emsley. Je m'asseois sur le comptoir, et je fais comprendre au vieux tonton que mes ambitions temporaires menacent incoerciblement son stock de compotes, marmelades et fruits au sirop. Moins d'une minute après, muni d'un paquet de biscuits et d'une mouvette en bois de 50 centimètres de long, je commence à saccager une collection complète de fruits en conserve, abricots, prunes, cerises, ananas, et toutifrouti, tandis que l'oncle Emsley essaye de ne pas se laisser distancer en ouvrant les boîtes à coups de serpe. J'étais aussi heureux qu'Adam avant la panique de la pomme et je donnais de grands coups d'éperon dans le comptoir en maniant efficacement ma cuiller à pot, lorsque mes regards sautèrent par la fenêtre sur quelque chose que j'avais aperçu dans la cour, derrière le magasin. «C'était une jeune fille, —un produit d'importation d'après la mercerie qui ornait sa devanture — une jeune fille qui paraissait travailler avec un maillet à croquet et faire joujou à contempler la manière dont je manipulais le marché des fruits en conserve. « Je saute en bas du comptoir et tends ma pelle à fraises à l'oncle Emsley. « — C'est ma nièce, qu'il dit, Miss Willella Learight, qu'est venue me voir de Palestine2. Voulez-vous que je vous présente ? « Là-dessus l'oncle Emsley m'emmène dans la cour et annonce nos titres respectifs. « J'suis pas timide avec les femmes. J'ai jamais réussi à comprendre comment des hommes qui sont capables de dresser un cheval sauvage avant le breakfast et de se raser dans l'obscurité, peuvent se mettre à suer, et à bafouiller, et à avoir la tremblote quand ils se trouvent en face d'un exemplaire de la secte féminine. En moins de huit minutes, Miss Willella et moi on est déjà en train d'envoyer les boules de croquet dans les carreaux comme si qu'on avait joué ensemble depuis le berceau. Et puis voilà qu'elle se met à me blaguer par rapport aux douze litres de fruits que j'ai avalés, et je lui renvoie la boule ric-rac en faisant allusion à une certaine dame nommée Eve qui fut la première à inaugurer du grabuge à cause d'un certain fruit, dans un certain verger gratuit... « Est-ce que ça n'se passait pas en Palestine ? dis-je avec un clin d'oeil plein d'assurance et de significations. « C'est ainsi que je capturai cordialement les approches de Miss Willella Learight ; et avec le temps les dispositions s'accrurent favorablement. Elle séjournait à Pimienta pour sa santé, qui était impeccable, et pour le climat, qui est environ deux fois et demi plus dur qu'à Palestine. Je venais la voir toutes les semaines ; puis je calculai qu'en doublant le nombre de mes voyages, je la verrais deux fois plus souvent, ce que je fis. « Mais une certaine semaine, j'ajoute un troisième voyage incognito, et c'est alors que les crêpes et le bêlard joufflu entrent en scène. « Ce soir-là, je m'assois sur le comptoir comme d'habitude et, à travers une pêche et deux abricots, je demande à l'oncle Emsley comment va Miss Willella. « — Oh ! dit le tonton, elle est allée se promener à cheval avec Merle Jackson, un éleveur de moutons de Mired Mule Kanada. « A ces mots, j'avale les trois noyaux de pêche et d'abricots. Puis je saute en bas du comptoir, pendant que l'oncle Emsley tient celui-ci par la bride, et je me précipite à l'extérieur en titubant et je me retiens à la selle de mon cheval pour ne pas tomber. « — Un bêlard ! dis-je tout bas à l'oreille de mon mustang. Elle est partie avec Merle Jackson, un mulet de Mired Brebis Kanada ! T'entends ça vieux mirliton boucané ? « Et mon pauvre vieux dada se met à pleurer à sa manière. Dame ! Il a été élevé pour courir après les vaches et il n'a que mépris pour les bêlards. « Je reviens au magasin et demande à l'oncle Emsley : « — C'est bien un bêlard que vous avez dit ? « Là-dessus, je ressors et je m'assois par terre à l'ombre du magasin en m'appuyant contre un gommier. Et je me mets à remuer le sable avec mes deux mains et à remplir mes bottes sans aucune mauvaise intention, tout en soliloquant abondamment à propos de ce Merle à plumage de Jackson. « Jusqu'alors je n'avais jamais pensé à faire des misères aux bêlards. Même qu'un jour j'en ai rencontré un qui lisait une grammaire latine à cheval ; eh bien ! je l'ai laissé passer sans tirer un seul coup de revolver dans son bouquin. Non, je ne suis pas comme la plupart des cow-boys à qui les bêlards portent sur les nerfs. Non, dis-je, on ne peut décemment pas perdre son temps à détériorer et à défigurer des hommes comme les bêlards, qui mangent sur des tables, portent des souliers bas, et vous adressent la parole avec des sujets de conversation. Je les ai toujours ignorés gentiment, comme si c'étaient de simples lapins de garenne, et même parfois je leur réponds quand ils me saluent ; mais jamais je ne m'arrête pour trinquer avec eux comme avec un bon, authentique et pur cow-boy. Non, j'ai toujours été d'avis que ça ne valait pas le coup d'engager des hostilités avec un bêlard. Oui, je me suis toujours montré indulgent envers eux, et je leur ai laissé la vie, et voilà que, pour me récompenser, il y en a un qui va se promener avec Miss Willella Learight ! Sang de boeuf ! « Une heure plus tard, je les vois revenir et s'arrêter devant la grille de l'oncle Emsley. Le bêlard aide la jeune personne à descendre de cheval, et ils restent là un bon moment à se jeter à la figure des phrases sentencieuses et syntaxiques. Puis ce Jackson à plumes saute à cheval comme un petit oiseau, et soulève son petit chapeau en forme de soucoupe, et se trotte à l'anglaise vers son ranch à gigots. A ce moment-là, je viens juste de finir de vider le sable qui est dans mes bottes et de disputer victorieusement le dos de ma chemise aux épines du gommier. A un demi-mille de Pimienta je rattrape mon oiseau et je range mon mustang côte à côte avec sa monture domestique. « Ce bêlard avait les cils roses, les sourcils paille et les cheveux citron, tu vois ça d'ici. Un bêlard ? oui, tout juste... une côtelette d'agneau tout au plus, une espèce de petite miniature avec un foulard en soie jaune autour du cou et des boucles à ses lacets de souliers !!! « — B'jour ! que j'lui dis. Vous avez à côté de vous un homme généralement connu sous le nom de Judson-Tape-dans-l'-Mille, en raison de ses qualités de tireur. Toutes les fois que je rencontre un étranger, je commence par lui dire mon nom en cas d'accident, parce que je n'aime pas serrer la main à un spectre. « Juste a cet instant l'un de mes yeux aperçoit un coq de bruyère qui sautille sur le flanc du coteau avec une jeune tarentule dans son bec, et l'autre oeil remarque une buse perchée sur une branche morte de caroubier. Je les culbute l'un après l'autre avec mon 45, juste pour montrer au bêlard ce que je sais faire. « — Deux sur trois, dis-je. J'peux pas m'empêcher d'tirer sur les oiseaux. « Merle Jackson rougit légèrement, puis il se met à rire. « — Mais, Mr Jackson, dit-i^ vous faites fausse route ! Je suis allé voir Miss Learight plusieurs fois, certes, mais ce n'est pas du tout pour ce que vous croyez. Le but de mes visites est purement gastrologique. « A ces mots je porte la main à mon revolver. « — Retire ce mot-là, que je lui dis. Je n'permettrai jamais à un bêlard de manifester des intentions scandai... « Mais il voit ma main droite voler à mon étui à revolver et il corrige aussitôt son vocabulaire. « — Se bornent tout simplement, reprend-il, à l'obtention de cette recette. « Là-dessus il se lance dans la direction de Mired Mule, à travers la plaine de la Piedra ; et moi je mets le cap au nord-ouest sur le ranch du vieux Bill Toomey. « C'est seulement cinq jours plus tard que je puis m'échapper pour revenir à Pimienta. Miss Willella et moi passons ensemble chez l'oncle Emsley une soirée agrémentée de réjouissances et divertissements. La jeune dame fait galoper sa voix à travers des chansons, et elle exaspère considérablement le piano au moyen d'extraits mélodiques très élégants. Ma contribution personnelle consiste en une imitation du serpent à sonnettes, un exposé de la nouvelle manière que Snaky Mac-Fee a inventée d'écorcher les vaches, et un récit du voyage que j'ai fait une fois à Saint-Louis. Je sens que nous commençons à devenir tout à fait copains, et je me dis que si je peux réussir à transformer Merle en oiseau migrateur, je suis sûr de gagner. Je me rappelle la promesse qu'il m'a faite, si je parviens à obtenir de Miss Willella la recette des crêpes. Et après ça, si jamais je l'attrape hors de son ranch, je me charge de le faire rentrer au nid. « Alors, vers dix heures, j'arbore un sourire enjôleur et je dis à Miss Willella : « — Tenez, il y a quelque chose que je trouve encore plus joli qu'un boeuf rouge sur une verte prairie, c'est une belle crêpe bien dorée sur un lit de gelée de groseille. « A ces mots, Miss Willella sursaute légèrement sur le tabouret du piano et me dévisage avec une soudaine curiosité. « — Oui, dit-elle, hem... m... m... ; pas mauvais. Comment dites-vous que s'appelait cette rue de Saint-Louis où vous perdîtes votre chapeau, Mr Odom ? « Voilà tout ce que je pus leur tirer au sujet des crêpes ce soir-là. Pas surprenant, me dis-je, que Merle se soit découragé. Voyant qu'il est inutile d'insister, je change de conversation et je me mets à parler de cyclones, de selles mexicaines, d'épidémies, de tremblements de terre, de cuirs, de la récolte de whisky, et de la consommation moyenne d'huile de coton dans le Texas. Puis Miss Willella vient me souhaiter bonne nuit, et je prends le large. « Une semaine plus tard, en arrivant à Pimienta, je vois Merle Jackson qui en sort et nous échangeons quelques remarques frivoles devant la grille. « — Eh bien! dis-je, où en est la prospection de cette recette centenaire pour la confection des crêpes ? « A cette époque, comme tu vois, nos relations étaient des plus paisibles. Lorsque je compris qu'il n'en voulait, pas à Miss Willella, je me sentis moins offensé par la configuration de ce bêlard à chevelure citron. Et, dans 1e tbut de seconder ses ambitions appétitives, je persistai à vouloir extirper cette recette du sein de Miss Wihella scellé comme un coffre-fort. « Mais chaque fois que je risque le mot « crêpes », elle prend un air lointain et met son oeil aux aguets, en essayant de changer la conversation. Si je la ramène au sujet, elle se glisse dehors et m'envoie l'oncle Emsley avec son pichet d'eau et son calibre 45. « Un jour, j'arrive au magasin avec un superbe bouquet de verveines bleues que j'ai cueillies au milieu d'un troupeau de fleurs sauvages dans la prairie de Poisoned Dog. L'oncle Emsley me regarde d'un oeil, en fermant l'autre, et dit : « — Connaissez pas la nouvelle ? « Je laisse choir le bouquet dans un tonneau de choucroute et tandis que la nouvelle me dégouline en un filet glacé sur le viscère cardiaque, je m'écroule doucement dans une caisse de harengs saurs. « — Ça ne vous ferait rien... de répéter... ce que vous venez... de dire, oncle Emsley, dis-je d'une voix faible en me remettant sur mes pieds. Peut-être... n'ai-je pas bien compris, et ne s'agit-il... que du prix des vaches... en Palestine ! achevé-je avec effort. « Au mot de « crêpes », l'oncle Emsley rentre la tête dans les épaules et recule de trois pas. « — Y a quelqu'un qui m'a joué un tour de crêpes depuis le sabot jusqu'au museau, dis-je et je veux en avoir le coeur net. Je commence à vous croire maintenant, mais parlez, expliquez, révélez, illuminez, dis-je, sinon il va y avoir de la pâte à crêpes sucrée à la viande humaine dans une minute ! « Je saute par-dessus le comptoir, et l'oncle Emsley cherche à prendre son revolver dans le tiroir, mais il le rate de trois centimètres cinq dixièmes de seconde, et je le traîne dans un coin par le devant de sa chemise. « — Là! dis-je. Maintenant parlons crêpes,.et vivement. Est-ce vrai que Miss Willella sait les faire ? Tout en racontant son histoire, Jud n'avait pas cessé un seul instant de triturer et de malaxer les différents ingrédients extraits de ses multiples boîtes. Et, en même temps que ses derniers mots, il m'offrit un spécimen parfait de sa technique culinaire, une belle crêpe dorée, moelleuse, fondante et parfumée des mille tentations de l'Enfer. Puis il remit une cuillerée de pâte dans la poêle. — Il y a combien de temps que se déroulèrent ces événements, Jud ? demandai-je la bouche pleine. Jud grimaça un rictus d'alligator qui vient d'attraper un boeuf gras. — Paraît qu'il y en avait une tout de même, dit-il d'une voix calme en passant sa langue sur ses lèvres à la façon des tigres, des pumas et des financiers de Wall-Street. Quelque temps après leur mariage, j'appris que Willel... Mme Jackson était partie à Saint-Louis pour acheter un tapis d'Orient, des salières en argent et deux rideaux en taffetas de soie rose. Alors je saute sur mon mustang et j'arrive au ranch de Mired Mule juste au moment où Jackson se met a table pour déjeûner, et j'entre sans frapper, avec un calibre 45 dans chaque main. A cette apparition inattendue, Merle lève les bras en même temps que les yeux et me regarde d'un air déconcerté, à travers ses cils roses, la bouche pleine de hors-d'oeuvre. « — Salut, dis-je, Mr Pâtissier Jackson. Et d'abord finissez d'avaler ça ou crachez-le dans votre assiette en porcelaine, mais surtout ne baissez pas les bras et restez debout. Je suis un peu en avance, dis-je, mais nous allons intervertir le menu en mon honneur, et servir le dessert avant le rôti. Allons ! Au travail, dis-je, Mr Pâtissier, [et faites-moi tout de suite douze belles crêpes d'après cette fameuse recette que Miss Will... que Mrs Jackson vous a sûrement communiquée. Maintenant, sautez, Merle ! « Et il les fit, acheva Jud avec un nouveau sourire. Ce petit salaud de bêlard savait faire les crêpes, après tout. Et comme je l'avais prévenu qu'il en mangerait la moitié, et que, si je ne les trouvais pas bonnes, je lui mettrais la tête dans le fourneau, il se surpassa. Et je lui fis avaler ses six crêpes, et je croquai les six autres d'une main en photographiant Merle avec mon 45 de l'autre. Et quand ce fut fini : «—Maintenant, dis-je, copie-moi la recette, et vite. « Alors il se met à écrire, avec un petit sourire modeste, malin et prétentieux. « — Et pas de fausses indications, dis-je d'un ton menaçant, sinon je raconte tout à ta femme. « En entendant cela il sursaute et barre une ligne en vitesse. J'ai montré plus tard le papier à un expert ; Merle avait écrit : « Cyanure de potassium : 10 grammes. » — Sacré Jud ! fis-je en éclatant de rire. Tiens ! manges-en une au moins ! ajoutai-je en lui tendant une crêpe. 1. Snoozer, terme de mépris par lequel les cow-boys désignent les éleveurs de moutons. |
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