La Suze, qui porte un nom si doux, n’est d’abord qu’une paisible rivière. Le long du val de Saint-Imier, bien qu’elle coure parfois d’un pas rapide, elle ne semble pas pressée. Elle s’attarde sous les saules, les frênes et les aunes qui lui font escorte, et son gentil babil se mêle au murmure de leur feuillage. Peu après La Reuchenette, où brusquement elle prend la direction du sud, elle fait une chute ; elle s’engouffre ensuite dans des gorges sauvages; dès lors ses eaux deviennent tumultueuses. De grosses pierres obstruent son lit; elle se fraye un passage en écumant. Puis, comme pour reprendre ses forces, la Suze coule lentement, et ses ondes épaisses forment de dangereux remous. Du haut des rochers, où passe la route, elle apparaît sombre et méchante. Malheur à celui qui, se penchant sur l’abîme, glisserait sur le gazon: la mort l’attend au fond du gouffre.

Non loin de l’endroit où la Suze fait une chute, sur un monticule aux formes arrondies, s’élevait au moyen-âge le château fort de Rondchâtel, qu’habitaient les seigneurs de ce nom. Au temps des Croisades, l’un d’eux, Enguerrand, qui avait à se faire pardonner quelques péchés, partit pour la Terre Sainte. Il vit Antioche, Damas, Jérusalem. Pendant six ans, il combattit les infidèles en brave chevalier et en bon chrétien. La septième année, on ne sait par quel sortilège, le Malin s’empara de son âme, et fit de lui un mécréant. Plus pervers qu’à son départ pour la Palestine, il revint en Europe, ramenant avec lui une vingtaine de Sarrasins, cruels et rapaces, dont il fit sa garde du corps et qu’il logea dans son château de Rondchâtel. 

Construit avec l’assentiment du prince-évêque de Bâle, son suzerain, et avec l’aide des paysans d’alentour, ses sujets, afin de faire régner la paix et la justice dans le pays et afin d’assurer les relations commerciales entre Bienne et le Jura, ce château de Rondchâtel devint un repaire de brigands.

Oubliant sa noble mission, qui était de protéger le faible, foulant aux pieds les saints préceptes de la religion, Enguerrand, l’indigne chevalier, que secondaient ses affreux Sarrasins, se livra au vol, au pillage et aux pires violences. Il détroussait les voyageurs et les marchands, dépouillait les laboureurs, maltraitait les jeunes filles et les femmes, incarcérait dans son donjon ceux qu’il voulait rançonner, livrait aux Sarrasins ceux qu’il voulait faire disparaître.

Quand il passait dans un village, la tête haute sous son casque baissé, le corps protégé par sa cotte de mailles, suivi de sa garde sarrasine, les paysans couraient se cacher dans leurs chaumières ou dans les bois. A l’abri derrière les solides murailles de sa forteresse, il se riait des avertissements et des menaces de son souverain, le prince-évêque de Bâle:

- Je suis le maître dans ma seigneurie, disait-il; s’il me plaît d’y faire régner la terreur, c’est mon affaire.

Non loin du château de Rondchâtel s’ouvre à l’est, en face de celle d’Orvin, la petite vallée de Vauffelin, qu’on appelait alors le Val des Oiseaux. Dans le village de ce nom vivait une honnête famille de paysans, qui avait élevé plusieurs enfants et dont la cadette, Béatrice, âgée de vingt ans, était d’une beauté remarquable. Ses voisins, qui l’aimaient et l’admiraient pour son âme droite, son esprit ferme, son cœur généreux, l’avaient surnommée Petite Colombe:

- Elle est digne d’un roi, disaient-ils.

Hélas! même dans ces temps lointains, les princes n’épousaient pas les bergères. Ces aventures merveilleuses n’arrivent guère que dans les contes, et notre histoire n'en est pas un. D’ailleurs Béatrice n’était pas de ces ambitieuses qui rêvent d’un mariage au-dessus de leur condition. Avec le consentement de ses parents, elle s'était fiancée à un brave et digne garçon, Gauthier, le meunier de Boujean, ce grand village que rencontre la Suze quand, délivrée des rochers qui l’enserrent, elle coule dans la plaine, avant de se jeter dans le lac de Bienne. Le moulin de Gauthier, qu'elle animait de ses eaux, faisait un joyeux tic-tac.

Or, en ce matin de printemps lumineux, Béatrice songe à ce moulin et à son meunier, car, demain elle doit se marier. Elle attend son fiancé. Entourée de toute la maisonnée et de voisins empressés, elle revêt sa robe de noce, aussi blanche que les cerisiers en fleur dont la saveur douce-amère remplit la maison. Il ne manque plus que le fiancé.

- Le voilà qui monte la côte avec ses amis, dit un voisin.

Quelques minutes après, Gauthier, qu’accompagnaient une bonne douzaine de solides lurons, armés de gourdins, faisait son entrée, le visage rayonnant de joie.

- C’est aujourd’hui, dit-il, que notre petite colombe prend son vol; elle sera demain une jolie meunière.
- Honneur à la petite colombe ! Bonheur et longue vie à la jolie meunière! reprit l'assistance.
- Mais qu’as-tu, Béatrice? dit Gauthier, la voix chargée d’inquiétude. Te voilà toute pâle!

Béatrice, en effet, venait de défaillir; des voisins la soutenaient.

- C’est la joie, dit-elle, mais c’est aussi...
- C’est aussi ...?
- C’est aussi la crainte.
- Quelle crainte? demanda-t-il, anxieux.
- La crainte de rencontrer l’odieux Enguerrand sur notre chemin. 

Gauthier pâlit à son tour. Il n’était pas sans savoir que le chevalier félon avait poursuivi Béatrice de ses assiduités. A plusieurs reprises, il l’avait invitée à le suivre au château, en lui assurant qu’il la couvrirait de bijoux et qu’il la comblerait d’honneurs. Elle avait repoussé avec horreur ces propositions malhonnêtes. Il avait proféré contre elle d’horribles menaces.

- Gauthier, reprit-elle, qu’allons-nous faire? Comment nous rendrons-nous à Boujean? La route des gorges n’est pas sûre.
- Ne serait-il pas indiqué de prendre par la forêt? dit quelqu’un.
- Ou par le sentier qui se glisse entre les rochers? fit un autre.
- Vous n’y songez pas! répliqua Gauthier avec un doux entêtement. Sommes-nous des voleurs pour fuir le chemin des honnêtes gens?

Et montrant à la ronde les jeunes gens qui l’accompagnaient:

- Rassure-toi, ma petite colombe. Si ce brigand s’avisait de nous barrer la route, il trouverait à qui parler. Nous avons là pour nous défendre des compagnons courageux. Avec leurs poings, leurs gourdins et leurs massues, ils sont capables de renvoyer en enfer, d’où ils viennent, ces démons de Sarrasins.
- A la grâce de Dieu! dit la mère.
- Buvons le verre de l’amitié! dit le père.

On prit place autour de la longue table, à la cuisine. On fit honneur à un repas rustique. De joyeux propos furent échangés; les fronts se déridèrent; la confiance revint. Quand le moment du départ fut venu, le père donna sa bénédiction au jeune couple. Il y eut dans l’assistance quelques soupirs étouffés, quelques larmes furtivement essuyées.

- Allons, courage, les amis! dit Gauthier. Ma petite colombe chérie, ne crains rien! Il prit Béatrice par la main et les jeunes gens, marchant vers leur destin, s’éloignèrent, suivis de leurs amis de Boujean.

La petite troupe descendit vers Rondchâtel en devisant gaîment. Les oiseaux chantaient le printemps. La sève remontait au coeur des vieux chênes; les bourgeons éclataient. Le ciel était tendu de soie bleue; de la terre en travail s’échappait l’arôme vivifiant de l’herbe qui pousse.

- Comme la vie serait belle s’il n’y avait pas ces malandrins! dit l’un des compagnons en faisant le poing contre le manoir de Rondchâtel, dont les tours menaçantes venaient d’apparaître.

Derrière les créneaux du sombre donjon, une sentinelle faisait les cent pas, avec nonchalance; elle parut ne prêter aucune attention à ces passants; ils poursuivirent leur chemin avec l’insouciance de la jeunesse. La route s’engageait entre deux hautes parois de rochers. Le ciel n’était plus qu’un étroit ruban, presque noir. Tout au fond, la Suze bouillonnait. Du gouffre, tout proche, montait une étrange et triste mélopée. Les coeurs se serrèrent; les fronts se rembrunirent. Gauthier s’en aperçut; il dit en s'efforçant d’affermir sa voix:

- Vous voyez bien, compagnons, que la route est libre; vos craintes sont vaines. Dans un quart d’heure, nous sommes à Boujean; encore un tournant, et nous verrons le village. Il me semble que j’entends déjà le tic-tac de mon moulin. Que dis-je? de mon moulin... De notre moulin... corrigea-t-il en se penchant tendrement vers Béatrice. Ils se sourirent, entrevoyant le bonheur qui devait les attendre.

Soudain, comme s’ils fussent sortis des rochers voisins, les Sarrasins se trouvèrent devant les jeunes gens et leur barrèrent le chemin. Leur chef releva la visière de son casque; un rire atroce convulsait son visage.

Ah! vous voilà, mes tourtereaux, ricana Enguerrand. J’en suis ravi. Je vous attendais. Un pêcheur de la Suze ne prend pas mieux les poissons dans sa nasse.

Puis désignant d’un geste dédaigneux Gauthier et ses compagnons, il ajouta:

- Mais je ne veux pas de ce menu fretin. C’est la belle qu’il me faut. Allons, mes fidèles Sarrasins, amenez-la-moi!
- Tu ne l’auras pas! s’écrièrent les jeunes gens d’une seule voix.

Gauthier, impétueusement, s’était placé devant Béatrice, lui faisant un rempart de son corps.

- Scélérat, dit-il, je te défie de me la prendre!

Enguerrand haussa les épaules:

- Allons, vous autres, fit-il en s’adressant aux Sarrasins, faites votre besogne. Je me charge de celui-ci.

Il y eut une horrible mêlée. Les compagnons frappèrent de leurs gourdins; des casques volèrent en éclats. Les Sarrasins abattirent leurs lourds cimeterres sur les jeunes gens qui, malgré leur bravoure, furent taillés en pièces. Quelques-uns réussirent à s’échapper. Gauthier tomba, la tête fendue par un coup d’épée d’Enguerrand. Il put encore murmurer à Béatrice qui s’était agenouillée près de lui pour recueillir son dernier soupir:

- Ma petite colombe, je t’attends au ciel.
- Mon bien-aimé, je t’y suivrai sans tarder, répondit-elle.

D’un geste prompt, elle se releva, et, le corps bien droit, ses yeux purs fixés sur ceux de son adversaire, elle lui dit:

- Homme corrompu et méchant, je ne tomberai pas dans tes mains. Plutôt la mort que cette honte. Enguerrand de Rondchâtel, chevalier renégat et félon, chevalier trois fois maudit, je t’assigne devant le tribunal de Dieu.

Elle fit quelques pas et sauta dans le vide. Elle vola, plutôt qu’elle ne tomba. Elle se posa comme un oiseau blanc sur les flots de la Suze, qui l’engloutirent. On ne retrouva pas son corps: «Elle est allée tout droit au paradis», ont dit les bonnes âmes.

Quelques mois après ces événements, par un beau matin d’automne, un convoi de marchandises, composé de nombreux chariots, remontait les gorges. Quelques hommes seulement l’escortaient. Quand il fut arrivé à proximité de Rondchâtel, le guetteur qui l’avait aperçu du haut de sa tour, sonna du cor. Aussitôt le pont-levis s'abaissa. Les Sarrasins, lances au poing, se précipitèrent sur le convoi avec une furie tout orientale. Mal leur en prit: ils furent reçus à coups de massues garnies de pointes de fer, et massacrés jusqu’au dernier.

Que s’était-il passé?

Le convoi de marchandises n’était que l’amorce d’une embuscade soigneusement dressée. Les jeunes gens de Boujean avaient juré de venger leurs amis, victimes du guet-apens du gouffre de la Colombe. Ils ourdirent un complot ; ils y firent entrer les bourgeois de la ville de Bienne, hommes discrets, entreprenants et hardis s’il en fut. Pendant la nuit, les conjurés s’étaient glissés dans les bois, autour du manoir. Tapis dans les fourrés, ils attendirent patiemment que le guetteur sonnât du cor. A ce signal qui alerta la garnison du château et la fit sortir, ils s’élancèrent par centaines hors du bois, culbutèrent les Sarrasins, escaladèrent le pont-levis, entrèrent en trombe dans le donjon, y passèrent au fil de l’épée tous les malfaiteurs qui s’y trouvaient, y compris le maître de céans, l’odieux sire Enguerrand de Rondchâtel, qui rendit son âme au diable. Ils mirent le feu au château et rasèrent ce que l’incendie épargna, ne laissant pas pierre sur pierre.

Dès lors la paix n’a cessé de régner dans ces vallons. Durant des siècles, au printemps, on y entendit les douces plaintes de la colombe, et les bonnes gens disaient: C’est l’âme de Béatrice, la petite colombe, qui revient sur la terre.