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Synopsis du conte... || Ce conte fait ± 9½ pages (26354 caractères)
Pays ou culture du conte : Irlande.

Recueil : Contes et légendes d'Irlande

Le magicien roux et le glaive de lumière

Henri-Georges Dottin (1863-1928)

Longtemps avant que les Scandinaves eussent pensé à venir en Erin, et à faire de la bière avec les fleurs de bruyère, il demeurait à Beuladáchab, au sud de l’Irlande, un fermier qui était assez riche, car c’était un homme industrieux et soigneux qui avait pas mal de biens. Il n’avait comme famille qu’un fils unique et il est juste de dire qu’il aimait beaucoup celui-ci. Mais il est rare qu’un père économe ait un fils sage, et c’était le cas pour le fermier. Il arriva au vieillard qu’à force de passer le temps à travailler avec ardeur, il mourut, à la manière des gens qui sont sur terre.

Quand il fut mis en terre et que le jeune homme se trouva possesseur des biens de son père, il fut loin de penser qu’il put jamais dissiper tant d’or et d’argent et il se préoccupa moins encore d’augmenter son patrimoine. Il fréquenta les foires, les assemblées et dépensa généreusement son argent. De cette manière, il passa quelques années. Mais au bout d’un certain temps, le fermier trouva qu’il allait à la misère. Il visita tous les coins et les trous ou il supposait que son père avait pu cacher de l’argent, et il eut la chance de trouver serrée sous le toit de la maison une bourse pleine d’or, mais il eut vite fait de régler cette question, car au lieu de revenir de ses mauvaises habitudes et de faire ses affaires, il recommença à boire et à jouer jusqu’à ce qu’il eut perdu sa propriété, sa réputation et son honneur. Il dut hypothéquer sa terre et il n’avait pas le moyen de payer ses dettes. Mais la mauvaise fortune avait beau fondre sur lui, il n’en devenait pas plus raisonnable, car il suivait les gens dissipés et gardait toutes les folles habitudes qu’il avait contractées dans sa jeunesse.

Un jour qu’il allait chez lui, fatigué, il rencontra sur la route, près de sa maison, un homme agé qui semblait être à moitié fou et qui était assis derrière un grand tertre de bruyère. Ils se mirent à causer ensemble. Cet homme lui dit, en le renseignant sur lui, que son nom était le Magicien roux et que la fatalité voulait que depuis sa naissance, il fût extrêmement porté à jouer aux dés, bien que le plus souvent il n’arrivât qu’à perdre et à s’attirer des désagréments. Il demanda au fermier s’il jouerait une partie avec lui. Celui-ci répondit qu’il le ferait, mais qu’il n’avait pas beaucoup d’argent. Le Magicien roux lui dit:

Voici  l’enseignement que je te donnerais:
Arrête-toi de boire généreusement,
Ne dépense pas ton argent follement
Et dans l’ivresse ne sois pas sans raison,
Car il vaut beaucoup mieux pour toi
Dépenser un réal en nourriture pour ta bouche
Que dissiper une couronne à la foire
Sans qu’il te reste rien que la mendicité après.

- Voilà un bon conseil, dit le fermier, si je pouvais le suivre.

Le Magicien était un homme maussade et dédaigneux, savant en tours et en arts magiques, choses que le fermier ignorait. Il ne manquait jamais de mettre en oeuvre son mauvais pouvoir quand il en trouvait l’occasion, mais le fermier ne savait pas qu’il était tricheur. Le Magicien tira des dés de sa poche et ils se mirent à jouer. Voici les conventions qu’ils avaient faites: le Magicien roux jouait cent livres contre la couronne du fermier, mais il ne tarda pas à arriver que le fermier gagna et il reçut aussitôt tout l’enjeu. Le fermier retourna chez lui, réjoui, radieux, plein d’entrain. 

A partir de ce moment, il devint raisonnable et menait à bien tous les marchés qu’il faisait.

Au bout de plusieurs semaines, qui se trouva sur le chemin du fermier, pour la seconde fois? Le Magicien roux. Après avoir causé un moment, le Magicien l’invita à faire une partie.

- Que demanderais-tu, dit le fermier, si le jeu tourne contre moi, car il est juste que nous établissions tout d’abord la base et la raison de nos affaires
- Ce n’est pas pour de l’argent que nous jouerons maintenant, dit le Magicien, mais nous différerons nos conditions jusqu’à ce que nous ayons vu lequel de nous est le plus fort.
- C’est bien, dit le fermier.

Chacun joua attentivement son coup, vivement, soigneusement, en sorte qu’il arriva au fermier d’avoir la victoire à la fin.

- J’ai mal réussi cette fois-ci, dit le Magicien, et il est vraisemblable que tu m’as triché ; mais soit: je te garantis que je te revaudrai cela une autre fois. Dis-moi quels sont les gages (geasa) que tu veux m’imposer.
- Je t’impose comme lourde obligation, dit le fermier, de mettre en mon pouvoir, dans ma maison, de demain en quinze, la femme la plus belle du monde, pour que je l’épouse.
- Voila une dure sentence, dit le Magicien, aussi suis-je dans un grand embarras. Mais j’ai bon espoir que je pourrai te satisfaire

Le fermier était joyeux et passa gaiement le temps jusqu’au matin du jour fixé. Au lever du soleil, sa servante vint à la porte de sa chambre et dit qu’une dame qui ressemblait d’extérieur et de tournure à une file de roi était à l’attendre dans la salle et qu’elle n’avait jamais vu sa pareille en beauté. En hâte, le fermier se rendit auprès d’elle. La dame eut d’abord peur, mais il lui parla doucement, poliment, et il était beau et fort. Elle lui raconta comment elle avait été forcée contre son gré de quitter son père et sa mère et de venir le trouver. Ils se marièrent et menèrent une vie heureuse sans chagrin ni ma!heur pendant une année.

Vers ce temps-là, le fermier fut pris du désir de faire un autre essai auprès du Magicien roux.

- J’ai idée, dit sa femme, que tu vas t’engager dans une mauvaise affaire si tu as jamais une nouvelle entrevue avec le Magicien roux.

Mais elle ne gagna rien à le conseiller dans son intérêt.

Il partit un beau soir et arriva à un endroit de la vallée où le Magicien avait coutume de s’asseoir, dans l’espoir de le voir. Il ne fut pas trompé dans son attente, car il ne tarda pas à voir le Magicien qui jouait tout seul. Par suite de leur liaison déjà ancienne, ce fut amicalement et affectueusement que le Magicien accueillit le fermier et lui demanda ce qui lui était arrivé depuis la dernière fois qu’il l’avait rencontré. Le fermier lui raconta mot pour mot tout ce qu’il s’était passé. Comme ils parlaient de la marche du monde, le Magicien déclara qu’il ne pouvait se guérir de ses manies, « et, dit-il, je désire jouer une partie aux conditions établies la dernière fois, si tu y consens ». Le fermier n’avait pas besoin qu’il insistât et ils se mirent à jouer pour la troisième fois, à la condition que chacun d’eux aurait la liberté d’imposer à son partenaire les gages qu’il voudrait, quels qu’ils fussent. Un vieux proverbe dit: « Ce n’est pas tous les jours que Domhnall Buidhe se marie, » et il faudrait le répéter à propos de la chance du fermier et de ses relations avec le Magicien roux. Quelque ruse que le fermier pensât être dans ses manières, le Magicien était encore bien plus habile. Après avoir passé longtemps à jouer sans avantage d’un coté ni de l’autre, le Magicien roux eut le dessus.

Avec terreur et serrement de coeur, le fermier se frappa les mains et tomba en faiblesse. Il resta dans cet état près d’une heure d’horloge, mais en s’éveillant, il revint à lui, à la suite de la frayeur terrible qu’il avait éprouvée, devant la terrible sentence prononcée par le Magicien roux contre lui.

- Je ne te ferai aucun mal, dit le Magicien roux qui avait l’air sombre. Mets-toi sur ton séant que je te raconte quels sont les gages que je t’impose.

Le fermier se leva debout et dit:

- S’il te plait, raconte-moi quels ils sont, puisque je ne peux y échapper.
- C’est vrai, dit le Magicien, qu’il faudra maintenant te soumettre à mon pouvoir ; ne fais pas de confusion et ne manque pas de mémoire, car voici mon ordre : m’apprendre qui a volé le vaisseau d’or, qui a tué le Géant O’Dubhda, et m’apporter ici le Glaive de Lumière que possède An Gaisgidheach Og (le Jeune Guerrier) dans le Monde Oriental et cela dans un an et un jour à partir d’aujourd’hui. Porte-toi bien. Tu as beaucoup de chemin devant toi, tant tortueux que droit.

C’est le coeur bien triste que le fermier alla chez lui. Sa femme remarqua aussitôt qu’un chagrin le tourmentait, et elle se douta que c’était la fourberie du Magicien roux qui lui causait cette diminution de courage. Elle le questionna sur la manière dont il avait passé le temps depuis qu’il avait quitté la maison, où sur ce qui lui était arrivé pour qu’il fut si abattu. Il sait que sa femme était très clairvoyante et qu’il ne gagnerait rien à lui cacher la vérité. Il lui apporta ce qui était survenu entre lui et le Magicien roux.

- Voilà, dit-il, la cause de ma peine.
- Si tu avais suivi mon conseil, dit-elle, tu n’aurais pas une histoire de ce genre à raconter, car je savais bien que le profit que tu tirerais du Magicien roux serait peu important et qu’il n’aurait d’autre occupation, du commencement à la fin, que de tendre ses filets pour t’y faire tomber. Je sais comment tu pourrais te délivrer de ces gages, mais il est nécessaire que tu sois confiant et que tu fasses énergiquement ton possible. 

Alors elle lui expliqua les courses qu’il devrait faire et ensuite elle l’endormit par un chant magique.

Le lendemain, au lever du jour, la femme du fermier préparait avec soin des provisions pour le voyage de son mari. Elle sortit sur la plaine, tira un long fil de sa poche, le laissa aller au vent, et appela à haute voix une fois ou deux. Au bout de peu de temps, il vint un cheval maigre et brun, avec une bride et une selle. Le fermier resta tranquillement et patiemment à attendre sa venue.

- Il est temps que tu te mettes en route, lui dit sa femme, ma bénédiction sur toi, que ton voyage te réussisse et puisses-tu revenir sain et sauf!

Le fermier sauta sur le dos du cheval, donna un baiser à sa femme; à ce moment, une pluie de larmes tomba de ses yeux et se répandit sur la route. Le cheval courut aussi vite que le vent, et le fermier ne sut pas si c’était à l’est plutôt qu’à l’ouest qu’il allait jusqu’à ce qu’il arrivât au bord de la mer. Mais cela ne l’arrêta pas, car le cheval vola à travers les flots de la mer aussi vite qu’un aigle bondirait sur le flanc d’une colline, et en un moment, le fermier fut hors de vue, loin du port et du rivage. Il garda cette allure jusqu’à ce qu’il fut pris par la dernière heure du jour, au coucher du soleil. A ce moment-là, le fermier vit une terre et y aborda, mais le cheval n’arrêta pas pour cela sa course rapide avant d’être arrivé à une vaste plaine, au pied d’un grand château, large, fraîchement blanchi à la chaux et il se mit à hennir. Ce fut comme un signal pour les gens du château, car les portes s’ouvrirent, et à la fin il vint une troupe de serviteurs qui le guida vers la salle de la cour.

C’était le roi du pays qui demeurait clans la grande maison. Lui et la reine souhaitèrent cent mile bienvenues au fermier. Ils lui racontèrent qu’ils étaient le père et la mère de sa femme.

On lui apporta tout ce qu’il fallait de nourriture et de boisson et il mangea et but son content. Ils s’informèrent de leur fille, si elle était satisfaite d’habiter en Erin.

- Les petits du corbeau sont dignes de lui, et cette fille-là m’est chère à moi, sa mère, dit la reine, en voyant un anneau d’or que le fermier avait laissé tomber dans le verre ou il buvait. Je sais qu’elle ne t’aurait pas donné cet objet précieux si elle n’avait pas une grande affection pour toi.

Le fermier ne leur cacha pas une de ses aventures et finit en disant:

C’est de la direction que vous me donnerez que dépend ma vie ou ma mort.

Il alla se coucher, car il était fatigué de son voyage et il dormit tranquillement, agréablement, jusqu’à ce que le surprit la lumière blanche du jour. Au matin, le roi révéla au fermier le sens exact des questions qu’il avait besoin de résoudre pour satisfaire le Magicien.

Je dois te dire, dit le roi, que nous sommes tous les trois frères, le Magicien roux, le Jeune Guerrier et moi-même, et bien que le Magicien roux soit le plus jeune d’entre nous, il est avisé et rusé. Il désire depuis longtemps le Glaive de Lumière qui est au Jeune Guerrier, mais il sait qu’il ne pourra l’avoir sans mon aide. Je désire peu faire une injustice à mon frère, car il m’aime et ne m’a jamais fait le moindre tort et il a fait bien des démarches aventureuses pendant le cours de sa vie. Le Magicien roux t’a rencontré, il a joué aux dés avec toi dans l’espoir que, grâce à sa ruse et ses maléfices, il pourrait réaliser son désir au détriment du Jeune Guerrier, et dans le même but, il nous a volé notre fille. Le Jeune Guerrier demeure dans une forteresse à deux miles d’ici; de hautes murailles l’entourent, et à l’intérieur veillent des dragons aux longues dents et c’est une chose terrible que de les mettre en colère. S’ils te saisissent, ils te mangeront tout vivant, mais si tu peux échapper le premier et le second jour, il n’y aura plus de danger pour toi. Voilà la place de sûreté qu’a le Jeune Guerrier et personne n’ose approcher de la maison, qui ne soit aperçu des dragons. Monte sur le dos du cheval tacheté que l’on te montrera et il te portera au delà de la porte. N’aie aucun embarras au sujet de ce que tu verras, mais dis à voix haute que tu as besoin du Glaive de Lumière et de savoir qui a volé le vaisseau d’or et qui a tué le Géant O’Dubhda. Ne t’attarde pas le plus petit moment après cela, mais retourne sur tes pas et hâte ton cheval le plus rapidement que tu pourras pour revenir.

Au bout de quelques autres jours, comme le jour fixé arrivait, le fermier s’en alla, en sorte qu’il arriva au pied des murs qui environnaient la forteresse. Le cheval secoua la tête et fit de lui même un bond par-dessus à l’intérieur. Le fermier dit violemment et rudement de lui donner le Glaive de Lumière et de lui raconter qui avait volé le vaisseau d’or et qui avait tué le Géant O’Dubhda. Les dragons poussèrent un cri féroce, et bien qu’ils essayassent de le saisir pour le dévorer, il s’en alla, excita vivement son cheval et passa d’un saut par-dessus le mur de l’autre côté, mais les deux jambes de derrière du cheval étaient cassées. Le Fermier partit devant lui et il était au château du père de sa femme à la tombée de la nuit sans entorse ni blessure, plein de joie. Ils furent très contents qu’il eut accompli à temps sa tâche. Il alla à la forteresse du Jeune Guerrier le second jour, et il n’était pas plus tôt à l’intérieur de l’enceinte que les dragons poussèrent des cris horribles, bien pires que tout ce qu’il avait jamais entendu auparavant, mais il réussit, sur le point de rendre l’âme, à s’enfuir à la cour de la famille de sa femme.

Tous les dragons seront endormis aujourd’hui, dit le roi au fermier, le matin du troisième jour, car ils sont fatigués d’avoir veillé jour et nuit les deux jours passés et ils ne s’apercevront pas que tu entres. Va, la tête haute, droit à la forteresse et on te donnera tout ce dont tu as besoin.

Il suivit le conseil du père de sa femme et il ne rencontra pas un obstacle. Les dragons étaient pris d’un sommeil lourd, et bien qu’il eût heurté par accident le pied de l’un d’eux, l’animal de bougea pas.

Il approcha plus près du château et, voyant ouverte la porte large et bien travaillée, il entra dans la salle.

Il pensa qu’il n’avait jamais été clans un endroit aussi beau et si bien arrangé, mais il ne vit personne à l’intérieur. Il réfléchit en lui-même pendant quelque temps à ce qu’il devait faire.

En regardant devant lui, il vit un escalier auprès de lui et il le gravit. En arrivant au premier étage, il entendit une conversation dans l'une des chambres. Il frappa à la porte et demanda la permission d’entrer.

Tu l’as, et sois le bienvenu, dit celui qui ouvrit la porte, puisque tu as eu le pouvoir de supprimer les étroites défenses qui nous protégeaient, car nous pensions qu’elles tiendraient bon contre toutes les attaques qui seraient dirigées contre nous. Assieds-toi et raconte-moi de qui tu descends et qui t’a mis en tête de nous persécuter.
- C’est de bien loin que je suis venu vers vous! dit le fermier.
C’est un malheur pour moi, dit le gentilhomme ; mais à cause de ta valeur et de tes hauts faits, je ne te ferai pas un seul reproche. II y a plus d’un héros vaillant qui a été vaincu en essayant de démolir notre forteresse.

Le fermier s’assit timidement et il n’y avait rien de ce qui lui était arrivé qu’il ne divulguât en réponse aux questions qu’on lui posait.

Et maintenant, dit-il, je n’ai besoin que du Glaive de Lumière et de savoir qui a volé le vaisseau d’or et qui a tué le Gêant O’Dubhda.
Je pense que tu sais déjà, dit le gentilhomme que c’est moi le Jeune Guerrier. Voilà là-bas le Glaive de Lumière pendu au mur et je te le donne. Il émet une lumière si brillante que tu pourrais voir tout ce qui l’environne, dans l’obscurité de la nuit aussi distinctement qu’au milieu du jour. Il faudrait maintenant que je te raconte comment j’ai eu le vaisseau d’or et comment le Géant O’Dubhda a succombé sous la force de ma main. Il n’y a personne à nous écouter que ma femme, que tu vois assise au coin du feu et elle me contredirait s’il lui semblait que je ne te dis pas la vérité.

« Lorsque j’étais un joli adolescent, je fus pris du désir de voir les gens et les contrées pour me renseigner sur le genre de vie qu’ils avaient.

Je partis pour le pays qui m’instruirait le mieux, pour la Grèce, et je fis connaissance avec le roi de Grèce qui avait une fille dont il n’était pas facile de trouver la pareille pour la beauté. Il n’y avait pas longtemps que je demeurais là, quand nous nous sommes mariés, avec le consentement de mon père et de ma mère ; mais il n’y avait pas sous le ciel de pays ou j’aimasse mieux demeurer qu’en Erin, mon cher pays, et je l’invitai à quitter la Grèce avec moi. Elle refusa de céder à ma prière en disant qu’elle n’avait pas d’amour pour moi et qu’elle ne ferait pas attention à ma demande jusqu’à ce qu’elle jugeât le moment venu, car elle était jeune, déraisonnable et elle ne tenait pas compte de ce que je disais, puisqu’elle n’avait pas au coeur une véritable affection pour moi. Ses parents lui conseillèrent d’aller avec moi, et pour l’amadouer, son père lui fit présent d’une baguette magique qui était en sa possession depuis très longtemps. Mais elle ne consentit pas à obéir avant d’avoir obtenu de m’emmener d’abord demeurer dans le Monde Oriental. Quand nous fûmes arrivés là, elle me tourmenta de ses caprices et comme je refusais un jour de faire sa volonté, elle me frappa avec la baguette magique et me transforma en cheval. Néanmoins, je ne perdis pas mon intelligence, car ma mémoire restait intacte et j’aurais pu lui faire beaucoup de mal si je n’avais pensé qu’il valait mieux m’en abstenir, de crainte d’avoir à m’en repentir par la suite. De temps en temps, je lan­çais une ruade à qui venait pour me conduire et je le jetais sous mes pieds. D’autres fois je déchirais et je mettais en pièces avec mes dents quiconque approchait de moi. Quand cela me fut arrivé, j’eus une vie oisive, mais c’était peu pour moi. Cela ne suffit pas à la volonté désordonnée de ma femme, et un jour elle vint à moi, tandis que j’étais à me chauf­fer tranquillement au soleil, au pied d’un arbre. « Il n’y a donc rien qui puisse te calmer, » dit-elle, et elle me donna un coup sur le dos, avec une broche. Il ne me fut pas possible de supporter d’elle cette nouvelle injure, et, pris de folie, comme elle me torturait ainsi, je lui donnai un coup de pied sur le front et elle tomba par terre sans connaissance. Un serviteur la trouva, elle ne pouvait prononcer un mot. On la porta chez elle, et après beaucoup de soins, elle se rétablit et la force lui revint, mais je n’eus pas à m’en réjouir, car j’avais idée qu’elle ne ces­sait de penser jour et nuit au moyen le meilleur pour m’accabler.

Un beau jour que j’étais seul et malade, elle me frappa avec la baguette magique, me changea en loup et lança les chiens à ma poursuite. La rapidité de mes jambes me délivra d’eux, mais ils me devancèrent et me rejoignirent à la fin. Ils étaient en train de m’arracher les uns aux autres, quand il arriva au roi de Grèce de s’approcher de nous. Il ne reconnut pas qui j’étais, car ma femme lui avait raconté longtemps auparavant que j’étais parti sans qu’on eu de mes nouvelles et qu’elle ne savait pas si j’étais en vie. Je le saluai du mieux que je pus. Il vit une larme sur ma joue et fut saisi de pitié pour moi. Il pensa qu’il y avait quelque chose de singulier dans ma démarche. Je le suivis à la maison, et chaque jour qui s’écoulait pour nous augmentait notre affection l’un pour l’autre.

Cela mit en colère ma femme ; mais comme il n’était pas en son pouvoir de me tuer, elle fit tous ses efforts pour pousser son père à me chasser. Elle n’y réussissait guère, car il ne faisait pas attention à ce qu’elle disait.

J’avais l’habitude d’être souvent dans la chambre où notre enfant dormait dans son berceau. Elle se glissa vers moi un jour ; elle m’aspergea de sang, et elle en barbouilla aussi l’enfant pour que le roi comprit que je voulais tuer celui-ci. Elle se mit à pousser des cris et des gémissements, en sorte que son père et tous les gens qui étaient dans la maison l’entendirent. Ils coururent à elle pour savoir la cause de son tourment. Elle m’accusa violemment et me fit de grands reproches en assurant que c’était elle-même qui avait délivré l’enfant du danger qu’il courait par suite de mes morsures. Ils se tournèrent tous contre moi et peu s’en fallût qu’ils ne me missent à mort; mais le père de ma femme, le Roi des Grecs, dit qu’il valait mieux me laisser partir et que je pourrais m’en aller à mes affaires.

Je fus alors dans un grand dénuement et une grande misère, car je fus forcé de marcher, en proie à la soif et à la faim, sans endroit où me coucher, mais je ne me trompai pas sur ce que j’avais à faire. Je résolus de me diriger du côté du rivage pour voir si je trouverais du poisson ou une carcasse rejetée par la mer, que je mangerais pour apaiser ma faim. Je ne tardai pas à gagner de hautes falaises ; les vagues heurtaient sans cesse contre les rochers et se brisaient de chaque côté de moi ; j’aperçus le vaisseau le plus beau qu’eut jamais vu oeil humain, à peu de distance de moi, et qui glissait à la surface de l’eau.

J’allai rapidement vers lui dans l’espoir d’attraper du pain ou de la viande en nageant à l’entour. Comme j’en approchais, je vis une gaule de pêche à un homme du bord qui essayait de pécher. Je me dirigeai vers le bout du vaisseau ou était la gaule, et je ne fus pas plus tôt dessous que ma forme et ma nature premières me revinrent. Je ne pourrais te faire comprendre par des mots l’étendue de la joie qui m’emplit le coeur et je criai haut de me tirer hors de l’eau. On me tendit une corde; je la saisis et on me tira à bord du vaisseau. II n’y avait là que deux garçons et leur père. C’était le Géant O’Dubhda avec ses fils qui prenaient l’air. Ils crurent que j’étais un voleur qui venait les arnaquer et ils me livrèrent un combat. Je dus me battre avec eux pour me défendre et le Géant O’Dubhda tomba vaincu par ma force. Je mis ses deux fils chez eux dans leur pays et je n’ai pas entendu un mot à leur sujet depuis lors.

En visitant le vaisseau, je trouvai le Glaive de Lumière et je ne me séparerais de lui ni pour or ni pour argent, quoiqu’il y ait bien des gens qui y aient mis le venin de leurs yeux et aient pensé à me le prendre, mais il n’y a eu personne qui le désirât plus avidement que mon frère, le Magicien roux, et c’est dans l’espoir de rester en paix à l’abri de ce rusé compère que je suis venu demeurer ici. Mais il faudrait retourner à mon histoire.

Je fus plein de joie en voyant comme tout me réussissait, et je m’en retournai pour raconter exactement au père de ma femme l’injustice qui m’avait été faite. Je ne fus pas plus tôt en sa présence qu’il me reconnut; il jeta ma femme sur ses deux genoux et me demanda que je lui pardonnasse. J’eus pitié d’elle en l’entendant exprimer son repentir et, sur la promesse qu’elle ne me ferait jamais plus rien de semblable et de crainte qu’elle ne se perdit ou qu’elle ne fit un malheur sur elle même, je dis que je consentais à retourner avec elle si elle restait tranquille. Depuis ce moment jusqu’à maintenant, il n’y a pas au monde de femme meilleure qu’elle. Je pardonne en même temps au Magicien roux, quelque injure qu’il m’ait faite. Tu sais maintenant qui a volé le vaisseau d’or et qui a tué le Géant O’Dubhda, et tu as le Glaive de Lumière ; emporte-le et ma bénédiction après toi! 

Le fermier dit adieu au Jeune Guerrier et après avoir passé un moment auprès du père et de la mère de sa femme, il retourna chez lui. Une semaine auparavant, le Magicien roux avait été pris de maladie et était mort; cette histoire-là fut agréable au fermier, car il n’y avait plus d’homme vivant pour lui enlever la possession du Glaive de Lumière ou pour lui causer jamais des ennuis. Sa femme l’attendait de jour en jour, et en l’apercevant, elle courut à lui:

- Sois le bienvenu, dit-elle ; et dans l’excès de sa joie, il crut qu’elle l’étoufferait de ses baisers, le noierait de ses larmes, et le sécherait avec des manteaux de pure soie et de satin.

Ils restèrent heureux pendant deux autres tiers de leur vie et puisse ce sort être le nôtre!

* Ce conte est dans le domaine public au Canada, mais il se peut qu'il soit encore soumis aux droits d'auteurs dans certains pays ; l'utilisation que vous en faites est sous votre responsabilité. Dans le doute ? Consultez la fiche des auteurs pour connaître les dates de (naissance-décès).

- FIN -

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