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MES maîtres, il y a trois ans, partirent pour un grand voyage. Le père de madame était employé par l’empereur dans le pays des Turcs ; il était ce qu’on appelle consul, à sept ou huit cents lieues d’ici, de l’autre côté de la mer, et tout à coup on apprit qu’il était très, très-malade, en danger de mort. Mes maîtres, sans attendre une minute, firent leur malle, et les voilà en voiture. – Vous resterez là toutes deux, Marie et vous, me dit madame ; vous ne la contrarierez en rien ; elle sera maîtresse du logis, et excepté de se jeter dans la citerne, vous la laisserez faire tout ce qui lui plaira. – C’est entendu, – et fouette, cocher. Marie avait bien écouté, elle aussi, les ordres de madame, et au lieu de pleurer quand sa mère l’embrassa, elle prit tout de suite un petit air de dame ; – elle avait quoi ? bien près de neuf ans ; – et l’on entendait encore le trot des chevaux et le bruit des roues, quand elle se retourna vers moi et me dit en sautant : Ma Françoise, nous allons bien nous amuser. Je lui en voulais un peu de son mauvais coeur, et je lui répondis : Fais tout ce que tu voudras, tu es la maîtresse. Et je pensai que sa mère la gâtait trop, et que Marie était toujours à lui dire : Pourquoi veux-tu que je fasse ci ? pourquoi ne veux-tu pas que je fasse ça ? sans jamais se rendre aux bonnes raisons qu’on lui donnait. L’occasion était belle pour lui laisser éprouver le bien ou le mal des choses, et, ma foi, j’en profitai, justement parce que je l’aimais comme ma propre fille. Les épreuves ne se firent pas attendre : Françoise, me dit-elle, je voudrais manger tous les jours, tous les matins, tous les soirs, tout ce que j’aime le mieux : des fraises, beaucoup de fromage à la crème, du boudin blanc, des prunes, des gâteaux de plomb, des noisettes, de la soupe au lait de beurre ou à la citrouille, comme vous en mangez à la cuisine. – C’est bien facile, mademoiselle. Et je lui fis un dîner de tout ce qu’elle venait de me demander là. Elle n’en était pas encore au dessert, quand il me fallut la délacer, et bientôt elle devint toute pâle, et mal de coeur, et mal de ventre, et tout ce qui s’ensuit. Je lui fis bien vite avaler du tilleul, et me bornai à lui dire : En veux-tu encore demain, Marie, des bonnes fraises, du bon fromage à la crème, du bon gâteau de plomb, des belles noisettes ? Je vais t’en aller chercher, et jusqu’au ras de ton assiette. Souviens-toi seulement que, si madame et moi t’en refusions parfois, c’est que les mères et les nourrices ont appris cela de leurs mères et de leurs nourrices : autant de gloutonneries, autant d’indigestions. Elle fut gourmande encore deux fois ou trois ; deux fois ou trois le médecin lui donna des drogues amères, si bien qu’elle ne voulut plus manger que ce que je lui accommodai. Mais aussi quelles bonnes petites tartes sucrées, quelles omelettes aux confitures j’apprêtais pour son dîner ! Marie avait beaucoup de robes ; une armoire en était pleine, et plus belles les unes que les autres : elle en avait des bleues, des blanches, des gris-perle soutachées, des vertes, des noires, des violettes, à basques, à volants, à dentelles, et ses poupées en avaient autant qu’elle. Elle voulait que toute la ville les connût, et tous les jours elle m’entraînait par les rues, chez tel marchand, chez tel autre, de façon que l’univers entier lui fît des compliments sur ses chapeaux, ses mantelets, ses broderies, ses bottines. Le plus souvent, j’en avais honte. – Je veux être la plus belle au champ de foire ce soir ! – C’était sa préoccupation dès le dimanche matin ; et si les autres petites filles des riches bourgeois avaient quelque affiquet neuf, plus frais ou plus élégant que les siens, elle en pleurait de chagrin. Le jour de la fête de la Sainte Vierge, qui était aussi sa fête, comme la grande procession de la ville devait venir en station à Notre-Dame-du Vieux Château, je me mis en devoir d’habiller la statue de la Vierge avec une robe et des ornements dorés que ma maîtresse avait faits elle-même pour ce jour-là avant son départ. Quand Marie vit cette robe et cette couronne toute brillante, elle qui n’avait qu’une très-jolie robe blanche à trois volants, brodée au plumetis, elle entra dans une colère horrible. – Non, je ne veux pas que tu fasses la bonne Vierge si belle, elle serait plus belle qu moi. – Mes cheveux, en vérité, se dressèrent sur ma tête quand je lui entendis prononcer une telle abomination, et je lui dis très-durement : Écoutez-moi bien, mademoiselle ; c’est pour marquer à la bonne Vierge que nous l’aimons beaucoup et la remercier de ses grâces, que nous nous appliquons à lui faire de beaux habits ; autrement elle ne se soucie ni de nos robes d’or ni de nos rubans de soie ; elle est plus belle sans nos parures que la plus belle des belles, parce qu’elle est la meilleure des bonnes, et soyez sûre que le plus pauvre va-nu-pieds, tout en loques, du quartier de la Croix-Blanche, s’il est pieux et sans vanité, est plus joli à ses yeux que vous avec votre insolence. Craignez, craignez, mademoiselle, que l’Enfant Jésus ne veuille venger sa Mère, dont vous êtes jalouse. Et c’est ce qui ne manqua pas d’arriver : car le jour même une mauvaise mouche la piqua sur le nez, qui devint gros comme un potiron ; et en descendant l’escalier du perron, son pied glissa et prit une entorse ; de sorte qu’à l’heure de la procession, quand toute la ville l’aperçut devant la grande porte, un emplâtre sur le nez et le pied dans un gros chausson, ce fut une grimace générale, et sa belle robe, qu’elle avait voulu garder, la faisait paraître plus laide et plus ridicule encore. La confusion qu’elle en eut la rendit plus simple ; et quand je lui eus fait comprendre qu’au lieu de déchirer les vieilles robes de sa mère pour en habiller ses poupées, elle ferait mieux de donner les bons morceaux aux pauvresses du quartier pour s’habiller, elles et leurs enfants, qui grelottaient tout nus, elle commença à ne plus avoir tant d’horreur pour les pauvres gens. Ce n’est pas qu’elle eût mauvais coeur, ma petite maîtresse : quand elle voyait un chagrin, soit à sa mère, soit à moi, elle pleurait et nous caressait de toutes ses forces ; mais je ne sais comment lui était venue une espèce de mauvaise fierté qui l’écartait des mendiants et des infirmes, et elle ne se rendait pas compte de ce qui leur manquait dans cette vie pour être heureux et rassasiés comme elle. Elle aimait à la folie son chat Mistigri ; c’était, il faut bien le dire, un beau petit chat blanc et noir, qui lui avait été donné tout petit par une bonne religieuse, et qui suivait Marie dans toutes les allées du jardin. Les plats n’étaient jamais assez grands pour la pâtée de Mistigri ; elle lui aurait donné des poulets et des gigots tout entiers, et dès le réveil il lui fallait une jatte de lait comme pour un veau. Indignée de voir tous les bons et gros morceaux qu’elle lui jetait un soir sous la table, je lui dis : Ma fille, vous faites absolument ce que vous voulez, mais regardez vous-même si ce que vous faites est très-juste. Voilà un Mistigri qui est gras comme une loche, et qui mange tant de viande que ses oreilles sont toutes rouges et qu’il aura un jour la gale comme les chiens, tandis qu’à côté d’ici il y a un pauvre homme et une pauvre femme, le Guillochon et la Guillochonne, qui ne mangent pas à eux deux, dans toute leur semaine, autant de viande que votre chat dans un seul de ses déjeuners, et pourtant un chat, qui encore ne prend jamais de souris, ne vaut pas tout à fait un homme. – Mais comment faire ? me dit-elle ; la Guillochonne n’est point toujours là sous ma main, et je vois à chaque moment Mistigri qui me demande à manger. – Sois tranquille, mon enfant, lui répondis-je, si tu veux m’en charger, je saurai faire la part de chacun ; il y a moyen de rendre la vie douce aux bêtes qui nous aiment et de soulager de son superflu les chrétiens qui souffrent, et je trouverai encore sur le lot de Mistigri une bonne assiette de gras et d’os mal épluchés pour la famille du jardinier, qui travaille depuis le point du jour jusqu’à la nuit et ne mange de la viande que deux fois par semaine. C’était l’habitude dans la maison de faire tous les samedis l’aumône aux pauvres de la ville et des environs. Marie voulut donner elle-même, et je lui remis le sac de sous qu’elle distribuait à la porte. Je la regardais par une fenêtre, et elle ne tarda pas à rentrer avec son sac vide et me dit qu’il y avait encore la moitié des pauvres qui n’avaient rien eu. Je lui répondis : Ma fille, il y en avait pour tout le monde dans le sac ; mais il est des pauvres gens que leur pauvreté rend malhonnêtes et qui ont volé les autres en te dupant toi-même. Comme tu ne connais pas bien leur visage à tous, les bonnes femmes s’en allaient là-bas derrière la haie, je les ai bien vues, et changeaient leur mante et revenaient te tendre la main, et puis elles t’ont envoyé leurs enfants et leurs petits-enfants, et même ceux qui n’ont pas besoin. Il ne faut pas que les vrais pauvres pâtissent pour les mauvais ; seulement, pour bien faire l’aumône, il faut connaître son monde ; on sait alors ce qui revient à chacun : le plus qu’on peut à ceux qui n’ont rien, très-peu de chose aux moins nécessiteux et aux fainéants ; c’est pour cela que tu me vois quelquefois donner deux sous à l’un et deux liards à l’autre. – Oh ! ma Françoise, me dit Marie, tu me diras ce qu’il faut à chacun, et c’est moi qui donnerai. – Je ne demande pas mieux, ma fille ; les pauvres aiment bien à recevoir de la main des enfants ; les sous leur en semblent plus jolis, et, pour les parents, un sou que leur fille met dans la main du pauvre leur paraît mieux donné, parce qu’il apprend à l’enfant à être bon coeur et généreux. J’étais déjà plus contente d’elle ; pourtant, un jour, nous nous fâchâmes. Marie aimait beaucoup le jardinage, et je ne lui en voulais pas pour cela ; mais quand elle avait planté, déplanté et même arrosé ses fleurs, elle s’en allait dans les plates-bandes à côté ravager les choux et les oignons du jardinier. Je la surpris un matin qui arrachait de belles betteraves dans le potager pour les repiquer dans son parterre. Je lui retirai son piquet des mains, et elle se mit dans une telle colère rouge, qu’elle leva la main sur moi en criant et me frappa sur le bras. Aussitôt je lui dis : Mamselle, je ne suis plus ni votre nourrice ni votre servante ; voilà du pain dans ce buffet et de l’eau dans ce pot ; arrangez-vous comme vous voudrez. Et je me retirai dans ma chambre. Qui fut penaude ? Ce fut Marie. J’avais resserré dans le garde-manger la viande, dans le fruitier le dessert, et quand arriva l’heure du dîner, il fallut bien se contenter de pain et d’eau, parce que j’avais défendu à la jardinière de rien donner, ni poire, ni pêche. Par amour-propre, elle ne voulut rien me demander ce soir-là, et elle se coucha toute seule, sans pouvoir ôter son corset. Le lendemain, au déjeuner, même régal : du pain et de l’eau, et le pain devenait dur. Enfin, elle vint frapper à la porte de ma chambre et me promit qu’il ne lui arriverait jamais plus de me battre, et qu’elle était bien fâchée de ce que je ne l’aimais plus. Je l’embrassai, et ce fut fini. Le boucher de la ville avait loué, au-dessous du jardin, un champ où il envoyait paître les vaches, les veaux et les moutons qu’il devait tuer la semaine suivante. Marie passait des heures à regarder ces pauvres bêtes, et quelquefois elle me demandait : Qu’est donc devenue la vache rousse, ou bien le petit veau tout jaune, ou bien le joli mouton qui était là hier ? Alors, je lui répondais qu’on l’avait mené à l’abattoir, et que c’était avec ces malheureux animaux-là qu’on faisait les côtelettes, ou le gigot, ou les grillades qu’elle mangeait à dîner. Un jour, elle me dit : Ma bonne Françoise, voilà deux jolis petits agneaux, l’un blanc, l’autre noir ; je ne voudrais pas que le boucher les tue, je les trouve si gentils, si gentils ! et s’ils étaient à moi, je leur ferais manger l’herbe du verger. Je ne fis pas grande attention à ce qu’elle me disait là ; mais quand le boucher vint le soir chercher ses bestiaux dans le champ, Marie l’appela du haut du chemin : Monsieur Vaudron ! monsieur Vaudron ! est-ce que vous allez les tuer aussi, ces petits agneaux mignons ? – Mon Dieu, oui, mamselle, dit Vaudron ; demain matin, leur affaire sera faite. – Est-ce que vous ne voudriez point me les vendre ? lui demanda-t-elle. – Le boucher se mit à rire. Combien donc m’en donneriez-vous ? – Ma plus belle poupée et sa grande voiture bleue. – C’est fait, dit l’homme ; et, faisant le tour de l’enclos par la ruelle, il lui amena les deux agneaux dans la cour. J’avais bien tout entendu de loin, et, ma foi, je leur avais laissé conclure leur marché. Je fis signe au boucher qu’il pouvait abandonner ses bêtes et emporter la poupée avec le carrosse, et que j’irais régler tout de bon le compte chez lui. Quant à Marie, elle ne se connaissait plus de joie. Il fallut tout de suite aller chercher du lait dans l’étable de la jardinière pour faire boire les deux agneaux, et puis trouver dans les vieux chiffons de madame des rubans de soie jaune et rouge pour leur faire des colliers, et puis les mener dans le verger, sous les pommiers, manger de la luzerne fraîche, et puis les faire coucher dans un coin de l’étable, mais sur une paille bien triée pour qu’il n’y eût pas d’épines. Ces agneaux avaient-ils eu bonne chance de venir paître dans le champ de Vaudront ! A partir de ce jour-là, Marie passait toutes ses journées à conduire ses deux moutons, tantôt dans le verger, tantôt dans les allées du jardin, où ils faisaient bien un peu de dégât en broutant les branches d’arbres et les bordures de fraisiers ; mais je fermais les yeux pour ne pas la rendre trop malheureuse ; et quand elle sortait avec moi dans la ville, il fallait entraîner après elle, tantôt l’un, tantôt l’autre ; et c’est de là que lui vint le surnom de Petite Bergère, parce que jamais on ne la voyait sans un mouton. Ses deux bonnes bêtes l’aimaient bien ; elles la suivaient sans cordes, et jamais elles ne songèrent à lui donner de ces coups de tête dont il faut se défier avec les moutons. Elle avait souvent rencontré dans nos chemins creux de pauvres vieilles femmes qui menaient paître leur vache le long des haies, au bord des fossés. Une fois ou deux, elle s’échappa imprudemment de la maison avec ses deux animaux pour leur faire manger aussi l’herbe de ces chemins verts. Mais je n’eus qu’à lui dire qu’en allant là elle s’exposait à perdre ses moutons, qui pourraient lui échapper ou peut-être être mangés par le loup, et surtout qu’elle faisait tort aux pauvres bonnes femmes, qui n’avaient pas d’autre herbe pour leurs vaches ; elle n’y retourna plus. Pendant ce temps-là, comme vous le pensez bien, l’étude et la lecture étaient très-négligées ; au lieu de s’instruire, elle oubliait ce que sa mère lui avait appris ; elle était devenue d’une paresse honteuse. Comme moi je n’ai jamais su lire ni écrire, parce que mes parents n’ont pas été assez riches pour m’envoyer à l’école, je ne pouvais pas lui continuer ses leçons, et je lui avais proposé de faire venir la religieuse qui lui avait donné son chat Mistigri, et dont elle n’avait pas peur, pour achever de lui apprendre non-seulement à lire l’écriture, mais ce que tous les enfants de son âge savent sur le bout du doigt. Marie avait refusé. Il n’en avait plus été question. Par bonheur, un beau jour, une lettre arriva. Elle était toute criblée de cachets, si bien que je devinai qu’elle venait de madame. Mais comme la faire lire ? Je l’ouvris et la montrait à Marie ; elle eut beau la tourner et la retourner, épeler deux ou trois mots et par-ci par-là une ligne, elle ne put jamais en venir à bout. Quand j’eus bien joui de son embarras, j’allais chercher le petit Louis, l’enfant du jardinier, qui n’était guère plus âgé qu’elle. Je lui remis la lettre entre les mains, et le petit Louis me la lut tout couramment. Qui fut honteuse ? Ma Marie. Le lendemain, elle ne demanda pas mieux que j’allasse appeler la religieuse, et tous les matins elle étudiait deux heures comme un ange : la lecture, l’écriture, l’histoire sainte, la grammaire, elle ne boudait plus à rien ; et quand arriva la seconde lettre de sa mère, on n’eut plus besoin d’aller chercher le petit Louis. Cependant, l’un des fermiers qui venaient chaque semaine s’enquérir des nouvelles de nos maîtres, ayant dit à Marie qu’il allait commencer la moisson, elle désira beaucoup aller voir faire des gerbes, et nous convînmes du jour. Le fermier était à une lieue et demie de la ville ; elle voulut emmener toute sa ménagerie, son chat et ses deux moutons ; et le fermier, qui aimait beaucoup Marie, malgré tout ce que je lui en dis, les emporta dans sa carriole ; les gens de cette ferme étaient de bons paysans tout à fait complaisants. Ce que j’avais prévu ne manqua pas d’arriver. Les moutons, quand le cheval se mit à trotter, tombèrent presque aussitôt dans une espèce d’abattement, et Marie fut très-inquiète, parce qu’elle croyait que ses moutons étaient malades. D’un autre côté, son chat commença à s’agiter, cherchant à s’échapper de la voiture. Elle eut beau le prendre sur ses genoux, il lui glissait entre les mains, et nous fûmes obligés de l’enfermer dans le panier aux provisions, dont j’avais retiré son goûter. Mistigri faisait là dedans un tapage horrible, et Marie finit par convenir avec moi que les chats et les moutons n’étaient point faits pour voyager en voiture. Enfin, quand on eut mis pied à terre dans les champs, Marie marchant devant et traînant ses moutons, et le chat trottant derrière eux, voilà que vint à passer le vrai troupeaux des vrais moutons de la ferme, et derrière le troupeau le vrai berger avec les vrais chiens du troupeau, lesquels, apercevant les deux bêtes de la petite bergère, se mirent à courir après avec de grands aboiements, les prenant pour des moutons égarés du troupeau. Marie criait comme si elle avait déjà été dévorée, et je criais aussi fort qu’elle ; et les chiens, ayant vu Mistigri, lâchèrent les moutons pour courir au chat ; et Mistigri, aveuglé par la frayeur, se prit lui aussi à s’enfuir de toutes ses forces, et je crois bien qu’il aurait été étranglé s’il n’avait pas dans le champ fait rencontre d’un pommier, sur lequel il grimpa très-lestement. Alors le berger, qui ne savait pas ce que tout ce bruit voulait dire, rappela ses chiens ; on eut bien de la peine à calmer Marie et encore plus à calmer ses moutons, et, pour Mistigri, il ne consentit à descendre de son pommier que quand il eut vu le troupeau à un quart de lieue de là, rentrant dans la cour de la ferme. Arrivés dans le champ où les moissonneurs liaient les gerbes, tout alla mieux ; les moutons se mirent à brouter les branches des coudriers de la haie, Mistigri fit la chasse aux mulots, et Marie et moi, après avoir vu travailler les aoûterons, comment ils formaient les gerbes, comment ils les entassaient, nous nous mîmes à glaner dans les sillons vides. Bientôt Marie eut rassemblé une glane plus grosse qu’elle, et dans sa journée elle en recueillit trois. Quand l’heure vint de repartir, elle voulait les offrir à la fermière ; mais la maîtresse Richard, comme elle s’appelait, lui dit : Mademoiselle, les glanes sont pour les pauvres gens, et comme je sais qu’il n’en manque pas autour de votre maison, à la ville, emportez celles-là, et vous les donnerez à ceux qui en ont le plus grand besoin. Marie fut très-fière de sa journée ; seulement, elle se promit, quand elle irait dans les fermes, de ne plus emmener ses chères bêtes, parce que les chiens de garde n’y entendent pas la plaisanterie et ne savent pas reconnaître les animaux bien élevés. Le lendemain, c’était le jour de la fête de madame. Nous allâmes à la messe, et, en revenant de l’église, Marie appela une demi-douzaine de petites pauvresses, en leur disant qu’elle avait à la maison quelque chose à leur donner et qu’elles vinssent dans l’après-midi. Elles n’y manquèrent pas, comme bien vous pensez. Elles trouvèrent un bon goûter préparé sous les arbres verts ; au milieu de la table était un gros bouquet, cueilli par Marie en l’honneur de sa mère absente. A la place de chacune de ses petites convives, elle avait posé une glane, – la moitié de chacune des trois grosses glanes qu’elle avait cueillies elle-même la veille, et puis une bonne tranche de viande, parce qu’elle savait qu’elles n’en mangeaient pas tous les jours, et une part énorme de galette ; des fruits à l’avenant, du cidre sans eau et même un petit verre de vin sucré. Comme on en était à la galette, j’entendis sonner à la grande porte. J’allai ouvrir : c’étaient mes maîtres qui arrivaient de leur voyage. – Où est Marie ? – Je les conduisis dans le jardin. Jugez de la surprise ! Quand on apprit à madame que c’était elle qu’on fêtait de la sorte, pensez comme elle embrassa Marie. Elle présida elle-même à la fin du goûter, et puis donna aux petites pauvresses une pièce blanche pour leurs parents, et puis les congédia bien contentes. Mais ce fut bien mieux encore quand elle se fut aperçue du changement miraculeux dans les habitudes et le caractère de sa fille. – Mais, Françoise, me disait-elle, qu’est-ce que vous lui avez donc fait ? – Je n’ai rien fait du tout, madame, lui répondais-je. Demandez-le vous-même à Marie. Elle a toujours été la maîtresse, comme vous me l’aviez ordonné. C’est Marie qui s’est corrigée elle-même. – Et madame en revenait toujours à dire : Mais, ma bonne Françoise, comment vous y êtes-vous donc prise ? Elle n’est plus ni gourmande, ni coquette, ni colère, ni paresseuse ; elle est bonne pour les pauvres et pour les bêtes. En vérité, c’est une perfection. Aussi je vais lui donner tout de suite tous les joujoux et toutes les parures que j’avais apportés pour elle des pays étrangers. – Et, en effet, elle tira d’une grande caisse des robes, des colliers, des rubans, des poupées habillées à l’italienne, à la grecque, à la turque, je ne sais plus à quoi ; il y en eut pour deux jours de déballage. J’avais peur que madame ne trouvât mauvais que j’eusse introduit dans l’étable les deux moutons de Vaudron ; mais, ma foi, quand Marie lui eut expliqué son marché, madame fut la première à dire qu’elle ne voulait point les renvoyer au boucher. Lorsqu’il n’y avait plus assez d’herbe dans le verger, on les conduisait dans le champ de Vaudron, qui les tondait quand venait la saison, et de leur laine Marie faisait des matelas pour ses poupées ; ils vivent encore, et jamais dans la ville on n’en a vu de plus beaux ni de mieux peignés.
Juste au moment où la nourrice de Marie terminait son histoire, voilà qu’un immense brouhaha s’éleva du champ de foire. Tous les yeux se tournèrent de ce côté. Le ballon venait de s’enlever comme une flèche, et se trouvait déjà presque à perte de vue. L’homme qui était monté dans la nacelle se livrait dans les airs à des tours de force qui faisaient frémir ; il tournait autour d’un trapèze comme s’il eût manoeuvré à trois pieds de terre, et il en était à plus de trois cents pieds. Enfin il se rassit dans la nacelle, lança aux assistants des poignées de petits papiers et du sable de son lest, dont à peine pouvait-on apercevoir les traînées sur le fond du ciel bleu. Le ballon fut entraîné par le vent du côté du Carrouge. Au bout d’un quart d’heure, il commença à baisser ; mais il semblait si loin, qu’à peine les meilleurs yeux pouvaient-ils le suivre. Enfin, sans attendre qu’il fût tout à fait descendu, les innombrables assistants de la fête s’éparpillèrent pour aller prendre leur dîner ; ils n’avaient que juste le temps avant le feu d’artifice du soir. Jamais on ne vit un dîner si vite bouilli, si vite rôti, une nappe si vite mise ni si vite enlevée. Les enfants ne tenaient pas en place, les servantes non plus ; il semblait que le feu d’artifice allât partir avant que le soleil fût couché. On n’avait, par toute la maison, faim et soif que d’amusements. Je ne sais pas si la vache du jardinier, dans son étable, eut elle-même son contentement d’herbe ce jour-là. Quant au maître du logis, il voyait, sans les pouvoir retenir, paraître et disparaître les soupières et les compotiers, et regrettait amèrement de n’être pas allé prendre place au banquet du comice, dans la grande salle de la mairie, magnifiquement décorée de drapeaux, d’écussons peints et de guirlandes de lierre, de branches de sapin sur des tentures de calicot blanc. C’est là que, sans perdre un coup de dent, on entendait les discours et les toasts : A vous, monsieur le sous-préfet ; – à vous, monsieur le maire ; – à vous, monsieur le député ; – à vous, monsieur le curé ; – à vous, messieurs les primés ; – à vous, messieurs les membres du comice. – Il y en avait pour tout le monde, et tous mangeaient comme des sourds, les vieilles gens surtout, dont le dîner de deux heures avait été cruellement retardé. Tout ce monde-là était si fatigué d’avoir piétiné, la journée entière, dans la poussière, sous le soleil ; ils se trouvaient si bien assis à cette bonne table, et les aubergistes de Bellesme avaient si bien joué de la casserole, que le plus grand nombre, j’imagine, auraient donné leur part du feu d’artifice pour une heure de plus de café, de rincette et de pousse-café. Mais il n’est si bonne table qu’il ne faille quitter, et les commissaires de la fête voyaient eux-mêmes avec regret s’allumer aux fenêtres de la place Saint-Sauveur les premiers feux de l’illumination. – Père, mère, disaient depuis deux heures, à droite, à gauche, les enfants de Saint-Santin, est-ce qu’on ne va pas placer sur la terrasse les lanternes vénitiennes et les chandelles à la fenêtre du pignon ? Il faisait, ma foi, grand jour encore quand on les mit en place, les lanternes et les chandelles, et déjà commençaient à remonter vers Saint-Santin, et les enfants, et leurs parents, et leurs bonnes, qui avaient vu de là, avant dîner, s’enlever le fameux ballon, et venaient maintenant y attendre les merveilles du feu d’artifice. En moins d’une heure, les allées du jardin fourmillaient de nouveau des galopins de l’après-midi. D’abord, ce furent des cris et une turbulence à s’en boucher les oreilles. Mais à mesure que le jour commença à tomber et l’ombre à se faire, les fillettes et les garçons se rapprochèrent tout doucement de leurs bonnes et se mirent à tourner autour de leurs cotillons et à leur demander des histoires comme celles du matin. Des histoires, grand Dieu ! Il en courait à ce moment dans tout l’air de Saint-Santin ; on en contait à la fois dans le salon aux sombres tapisseries, entre les parents, éparpillés auprès de la fenêtre qui s’ouvre vers la forêt ; – dans la cuisine, entre les servantes de la maison et la jardinière, qui venait chercher les eaux grasses pour ses gorins ; – les plus belles, dans le jardin, sous les arbres verts, entre les bonnes et les nourrices, assises sur le talus de gazon, les pieds ballants, dans l’allée qui longe le massif, et d’où elles ne pouvaient manquer d’apercevoir l’éblouissante fusée qui donnerait le signal. |
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- FIN -
Biographie et autres contes de Charles-Philippe de Chennevières-Pointel. Pays : France | Corriger le pays de ce conte.Mots-clés : bonne | boucher | chat | glane | gloutonnerie | jardinage | lettre | mouche | mouton | pauvre | pauvresse | poupée | robe | Retirer ou Proposer un mot-clé pour ce conte. Proposer un thème pour ce conte. Signaler que ce conte n'est pas dans le domaine public et est protégé par des droits d'auteurs. © Tous les contes | Hébergé par le RCQ.
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