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Synopsis du conte... || Ce conte fait ± 8¾ pages (24770 caractères)
Pays ou culture du conte : France.

Juif errant

Paul Boiteau (1829-1886)

I.

Le Juif errant chasse Jésus-Christ qui a besoin de se reposer un instant sous le faix de sa croix.

Le Christ, condamné, portait sa croix sur le Calvaire. Autour de lui se pressaient quelques amis timides et d’implacables ennemis ; les uns dissimulaient leur douleur, les autres exagéraient la violence de leur joie et se répandaient en invectives et en outrages. Comme à l’heure à jamais terrible où le Christ expira sur la croix, le soleil s’était caché, de longs nuages noirs avaient envahi le ciel de toutes parts ; il brillait des éclairs qui se détachaient lentement du sein de ces nuées ; les sifflements du vent et les rafales subites jetaient la terreur dans les âmes. Malgré le vent et la pluie, l’air était lourd et on étouffait. Chacun était à la porte de sa maison, attendant le passage du Christ. Isaac Laquedem l’attendait comme tout le monde. Au moment où un éclair plus brillant que les autres venait de déchirer la voûte du ciel, il entendit des cris sauvages et quelques gémissements : c’était le cortège de Jésus qui s’avançait. La figure du Fils de Dieu ruisselait de sang et de sueur ; une poussière épaisse couvrait ses cheveux ; ses mains tremblantes serraient le bois de la croix fatale ; il pliait sous le fardeau, il semblait près de tomber, près d’expirer à chaque pas ; et toutefois il marchait toujours sans murmure, l’oeil plein d’une douceur divine, et rien dans sa douleur n’avait altéré les sources de sa bonté. Il allait passer devant la boutique du cordonnier, lorsque, apercevant devant elle un escabeau, il s’approcha et fit un geste pour indiquer qu’il désirait s’y reposer un instant. Je ne sais quelle férocité soudaine s’empara de l’âme du maître de l’escabeau ; la peur le fit lâche, et la lâcheté cruel : « Lève-toi, dit-il au Christ, et continue à suivre la route jusqu’au gibet, fils de Dieu, Messie, rédempteur des hommes, roi des Juifs. Je ne veux pas que le seuil de ma maison soit souillé aujourd’hui. »

Un centurion qui se trouvait derrière lui fit entendre un gros rire qui parut une marque d’approbation ; mais le Christ, regardant fixement le Juif si lâchement cruel, dit : « Isaac Laquedem, parce que tu n’as pas eu pitié de moi, tu marcheras sans repos jusqu’à l’heure du jugement dernier. »

II.

Le Juif errant commence son voyage.

Ceux qui étaient autour du Christ se mirent à rire aux éclats, et il y eut un de ses persécuteurs qui vint le tirer par les cheveux pour le forcer à hâter sa marche ; mais Isaac, condamné dès ce moment à son voyage lamentable, se sentit atteint au cœur par la parole divine et resta sans voix, épouvanté, plein d’horreur.

Son père et sa mère vivaient encore ; mais il ne s’était pas marié jusqu’alors, et il était seulement sur le point de se donner une épouse, suivant les préceptes de Jéhovah.

Il se passa un temps pendant lequel il ne vit rien et n’entendit rien. Lorsqu’il sortit de cet éblouissement et de cette épouvante, sa main chercha d’elle-même un bâton, ses yeux se portèrent sur la route, et ses jambes, malgré lui, marchèrent. Il essaya de résister à la force qui l’entraînait et au moins voulut fermer sa boutique ; mais aucun effort de sa volonté ne put contraindre son corps à lui obéir : il lui fallut marcher en avant sans se détourner et abandonner le lieu où il avait vécu, où il avait espéré devenir riche, où il voulait mourir. Au bout de quelques moments, il rencontra son père et sa mère qui, instruits par la rumeur publique de l’aventure qui lui était arrivée, accouraient auprès de lui. Ils le virent l’oeil morne, les cheveux hérissés, le front couvert de sueur, n’essayant plus de lutter contre la malédiction du Christ et emporté dans une course qui ne devait plus s’interrompre. Ils s’approchèrent et l’embrassèrent en pleurant ; il ne les a pas revus depuis.

Saisis de crainte, ils restèrent quelques jours dans un état voisin de la mort ; l’appareil du supplice de Jésus les convertit à la doctrine prêchée par le Rédempteur ; ils sont morts chrétiens.

III.

La première nuit d’angoisses.

Poursuivant sa course involontaire, Isaac Laquedem s’achemina vers le Sud. Le soir le surprit bientôt. Comment exprimer l’état d’angoisses dans lequel se trouvaient toute son âme et sa chair elle-même ? Esclave d’une volonté mystérieuse, et dépouillé du pouvoir que tout homme a reçu sur ses membres, il vivait d’une vie nouvelle et passait comme un étranger, comme une matière, au milieu des hommes. Il sentait qu’il avait été précipité dans un abîme sans fond, et toutefois il ne pouvait se résoudre à quitter toute espérance.

La nuit venue, il lui sembla que le supplice allait cesser et qu’il rentrerait par le sommeil en possession du repos qu’il avait perdu. Il était fatigué par une longue marche ; il entra dans une hôtellerie à Jethira, vers les confins du pays de Juda et non loin de l’ancienne Idumée. Sa physionomie avait quelque chose de surnaturel ; on le fuyait comme une bête fauve ; en vain il cria plusieurs fois pour qu’on lui apportât à manger et à boire : nul ne se présenta ; il fut lui-même obligé de préparer son repas en se servant des ustensiles de la maison. Lorsqu’il eut achevé, il s’assit devant une table et commença à dîner ; il ne resta pas assis plus de quelques secondes ; ses jarrets détendus se roidirent tout à coup ; un malaise accablant l’envahit, et il fut obligé de se lever. Il vit alors que nul remède ne viendrait guérir son mal, et qu’il était à jamais perdu ; il versa ce soir-là plus de larmes que Rachel n’en versa lorsque ses enfants moururent ; enfin il mangea debout. Cependant la fatigue amenait le sommeil : il se coucha ; mais, plus vite encore qu’au moment où il s’était assis, les mêmes douleurs reparurent, et il se remit en route. Toute la nuit, il continua à marcher vers le Sud, lassé, brisé par la fatigue, et cependant marchant toujours. Quel sort que le sien ! il détestait son crime, il avait le cœur déchiré lorsqu’il songeait au supplice de Jésus et à la brutalité de ses paroles. Le voilà donc en route pour un voyage sans fin, ne choisissant pas toujours son chemin, poussé irrésistiblement d’une colline vers une autre colline et d’un pays vers l’autre.

Il lui vint à l’esprit une pensée qui ne laissa pas d’accroître son effroi : il n’avait pas un denier. Est-ce qu’il était aussi condamné à la pauvreté éternelle ? est-ce qu’il ne devait pas avoir de quoi payer du pain, de quoi payer un verre d’eau ? et, faute de pain et d’eau, était-il destiné à marcher toujours sans manger ni boire, torturé par la faim et par la soif, comme il était déjà écrasé sous son désespoir et fouetté par la fatigue ? Sa main s’étant alors glissée dans sa tunique, il sentit une pièce de monnaie : c’était un double denier frappé à l’effigie de Tibère, qui valait à peu près ce que valent cinq sous de France.

IV.

Le Juif errant est précipité du haut d’un chameau en Arabie.

Il était arrivé dans les sables du désert de l’Arabie Pétrée. Le soleil, levé de grand matin, avait de toutes parts échauffé ces plaines effroyables, et, par intervalles, de longs tourbillons de poussière l’enveloppaient et desséchaient son gosier. Il souffrait un tourment mille fois plus cruel que la mort. Néanmoins il marchait toujours, trempé de sueur et vacillant. Ce supplice dura presque toute la journée. Enfin, vers le soir, il rencontra quelques chameliers et leur demanda un peu d’eau et un peu de pain ; ils lui offrirent un gâteau d’orge et une outre dans laquelle était une boisson fermentée. Pendant qu’il se rafraîchissait, l’un d’eux, touché en voyant quelle était sa lassitude, le prit entre ses bras et le plaça sur la selle de sa monture. A peine l’avait-il assis, que le chameau se cabra et s’agita comme s’il avait eu sur le dos une masse de fer rouge ; on essaya de le calmer : il s’emporta, il devint furieux. Et une voix retentit dans l’immensité du désert : Marche, marche, marche ! En entendant ces paroles, les chameliers furent épouvantés ; ils firent descendre Laquedem, et bientôt ils disparurent.

V.

Le Juif errant s’aperçoit qu’il a toujours cinq sous dans sa poche.

Un nouveau fardeau de misère s’était appesanti sur le Juif errant. Il regarda de tous côtés, cherchant l’ombre des palmiers solitaires, implorant la miséricorde divine, priant et pleurant ; mais nul ombrage n’apparut, et il s’avança vers l’occident. Toute la nuit il marcha encore. Le lendemain, il trouva sur sa route, au milieu du jour, une citerne et quelques dattes. Trois jours se passèrent ainsi. Vers la fin du troisième jour, il était arrivé vers les bords de l’ancien canal de Ptolémée, au fond du golfe Héroopolite, et il avait traversé les régions silencieuses au travers desquelles Moïse promena quarante ans les Hébreux. Au moment de mettre le pied sur le sol de l’Égypte, il s’arrêta dans un village chétif, et, tirant de sa poche son double denier, il acheta un peu de nourriture. A peine l’avait-il payée que, remettant la main dans sa poche, il sentit une autre pièce de monnaie ; il crut qu’il n’avait pas donné d’argent à celui qui lui avait vendu du pain et des oignons cuits sous la cendre, et, sans la regarder, il lui présenta encore la pièce. L’homme la rendit en disant qu’il n’avait pas besoin d’être payé deux fois. Isaac regarda alors la pièce que Dieu lui envoyait, et il vit que c’était une monnaie égyptienne, ce qui lui fit d’abord quelque plaisir ; mais bientôt, lorsqu’il y eut mieux pensé, sa douleur s’en augmenta. S’il devait ainsi trouver toujours dans sa poche une petite somme suffisante pour un repas, il était protégé contre la faim et délivré d’une bien grande inquiétude ; mais aussi il s’apercevait bien clairement de la certitude de son châtiment : Dieu ne lui donnait les moyens de vivre que pour le pousser sans relâche et toujours en avant.

VI.

Le Juif errant se croit riche.

Chemin faisant, il fut saisi par une mauvaise idée qui lui fut certainement inspirée par le Tentateur : « Puisque nul pardon ne me doit venir, se disait-il, et qu’il ne m’est pas permis d’espérer ma rentrée en grâce, je n’ai rien à perdre en tirant parti de l’étrangeté même de ma peine ; et certain, comme je le suis, de trouver toujours dans ma poche une pièce de monnaie, je ne vois pas pourquoi je n’achèterais pas tout ce qu’il me plaira d’acquérir. »

Il se mit donc à examiner avec lui-même ce qu’il avait de mieux à faire pour donner quelques consolations à sa course fatale et émerveiller les hommes au milieu desquels il passait ; il résolut, s’il allait dans la ville d’Alexandrie, de se présenter devant le proconsul et de lui demander ses plus riches parures, ses esclaves, ses femmes, son palais. Au bout de deux jours et de deux nuits de marche, il arriva en effet dans la ville d’Alexandrie, où il trouva un peuple nombreux de négociants qui faisaient charger sur des vaisseaux des soieries, des parfums et des bois précieux venus de l’Inde. On ne fit pas attention à lui, parce que toutes les nations de l’univers se rencontraient sur ce marché et qu’il y avait divers Juifs : aussi lui fut-il facile d’arriver jusqu’au proconsul, et, traversant le pompeux cortége dont était entouré le magistrat souverain, ses licteurs, ses capitaines, ses soldats, il s’approcha de son char et lui dit : « Seigneur, auriez-vous quelque répugnance à me vendre votre manteau de pourpre ? »

Il s’essaya par cette question. Le proconsul lui jeta un regard dédaigneux et passa. Quelqu’un lui ayant parlé, il fit un signe au Juif errant, et, lui jetant son manteau, il lui en demanda dix mille grands sesterces. « Les voici, répondit Isaac ; mais je ne puis les payer qu’en petite monnaie. »

Et il tira de sa poche une petite pièce qu’il déposa dans le bouclier d’un soldat ; il voulut prendre une seconde pièce, mais il ne trouva plus rien. Une sueur subite coula sur son visage pâli, et la voix qui avait parlé dans le désert parla encore : « Cet homme s’est moqué du ciel et de vous, » disait-elle. Aussitôt, sur un geste du proconsul, il fut pris et fouetté de verges. Le sang jaillit de ses membres ; quand il eut été fustigé, on voulut le mettre sur une claie pour le conduire en prison : la claie se rompit, et il marcha jusqu’au cachot qui lui était assigné.

VII.

Le Juif errant est jeté dans un cachot.

Il paraîtra sans doute extraordinaire que le Juif errant ait éprouvé quelque plaisir, après avoir été fouetté si cruellement, à se voir conduire en prison « Voyons, se disait-il, si la justice des hommes sera d’accord avec la justice de Dieu. » Puisque Jésus l’avait condamné à ne se reposer jamais, il était évident que les murailles du cachot devaient s’ouvrir devant lui et lui livrer passage dès qu’on aurait fermé sur lui les portes de fer et barricadé les balustrades à triples verrous. Le geôlier l’ayant conduit dans une basse-fosse humide, l’y laissa à côté d’un grabat et d’une pierre sur laquelle étaient un pain et une cruche. Il attendit avec impatience qu’on l’eût enfermé pour voir s’opérer le miracle sur lequel il comptait pour frapper les gens de terreur. Aucun bruit ne se fit entendre ; il sonda la muraille ; elle était épaisse et solide. Las de regarder les quatre coins de son cachot, il commençait à croire que la fin de ses maux était arrivée et que son voyage éternel était remplacé par la perpétuelle prison, et, à cause de cela, il se réjouissait comme un enfant. Mais la parole de Jésus devait s’accomplir tout entière. Dans ce cachot étroit il ne put ni s’asseoir ni se coucher ; il lui fallut marcher, marcher, marcher encore, marcher toujours. Il n’avait pas encore jusque-là trouvé son châtiment aussi rude ; car, entre ces murailles, il ne pouvait que faire deux ou trois pas, et cette agitation constante, resserrée dans un espace limité par des murs, lui fit si vivement bouillir le sang dans les veines, qu’un nuage obscurcit bientôt sa vue et que, pris d’une folie douloureuse, il marcha en frémissant, en rugissant, en poussant des cris sauvages, l’écume sur les lèvres, l’oeil en dehors de l’orbite, les cheveux secs et droits, enveloppé d’un air brûlant, mordu par mille morts sans cesse renaissantes, à la fois dévoré et nourri par la fièvre.

J’ignore combien de temps il passa dans le cachot. Probablement qu’on fut effrayé lorsqu’on le vit dans ces tortures et qu’on le fit sortir pour le jeter dans les déserts qui longent la mer du côté des Syrtes.

VIII.

Le Juif errant au milieu des bêtes féroces.

Presque chaque jour lui avait révélé une torture plus cruelle que toutes les tortures dont il avait déjà été victime. Lorsqu’il se vit encore une fois au milieu des plaines de sable et livré comme un jouet aux vents furieux qui bouleversent à chaque instant le sol mouvant de ces solitudes, son désespoir fut si grand qu’il insulta Dieu et le défia de le faire mourir. A peine avait-il prononcé le défi criminel, qu’une pierre tomba du ciel sur sa tête et lui déchira la joue. Il comprit que Dieu le punissait de ses impuissantes colères. Un peu plus loin, il aperçut sur le bord de la mer, le long d’une petite rivière, d’énormes crocodiles qui avaient tous la gueule ouverte et qui aspiraient doucement la fraîcheur de la brise. Après avoir frémi d’un frisson qu’il ne put vaincre sur-le-champ, il s’approcha de ces monstres, bien résolu à les irriter jusqu’à ce qu’ils l’eussent mis en pièces. Il lança un caillou sur le crâne du premier qu’il rencontra ; le crocodile roula sa prunelle sanglante sous sa paupière et ne bougea pas. Laquedem marcha vers un second crocodile, et lui prit avec la main un de ses terribles crochets ; la bête fit un mouvement qui le blessa au bras et ne ferma pas la gueule. Furieux, il se précipita sur le troisième et s’assit dans sa gueule même ; le crocodile se recula en renversant ses mâchoires et le laissa sur le sol. Il se releva et courut au travers des autres crocodiles, sans faire la moindre attention à la manière dont il les heurtait ; ils se retirèrent tous et peu à peu se cachèrent dans les roseaux et les grands feuillages qui bordaient la rivière. Plus loin, deux lions buvaient. Il s’avança vers eux et, comme il l’avait fait en s’approchant des crocodiles, il leur lança un caillou. Un éclair de joie traversa son cœur. Les lions l’avaient aperçu, ils bondirent ; il sentit l’haleine chaude de l’un d’eux ; la crinière du lion fouetta son visage, son flanc froissa ses épaules ; mais il n’éprouva aucune douleur et il n’eut pas le bonheur de se voir englouti, brisé, dévoré. Un mouvement étrange avait dérangé les lions dans leur élan ; ils se retirèrent, en rugissant, dans le silence et dans l’ombre.

IX.

Le Juif errant se précipite du haut d’un rocher.

Voyant avec épouvante que les bêtes féroces le respectaient et qu’elles-mêmes reconnaissaient en lui la proie marquée du Dieu vengeur, il ne compta plus que sur lui-même pour en finir avec les horreurs de sa vie. Il chercha de l’oeil, au travers de la nuit qui était venue et se faisait noire, une pointe escarpée, surplombant du haut du rivage sur les eaux profondes. Il en découvrit une et la gravit. Une fois qu’il se trouva à l’extrémité de ce promontoire élevé, il quitta tous ses vêtements, et, la tête la première, se lança dans le gouffre. Il y avait près de cinq cents pieds de distance entre le point d’où il s’était précipité et celui où il atteignit la mer : il franchit cet espace avec la rapidité d’une flèche, sans perdre aucunement connaissance, la tête libre, et n’éprouvant rien autre chose qu’une sensation de fraîcheur extraordinaire. Les flots s’entr’ouvrirent avec fracas ; l’onde rejaillit en gerbes, et il descendit jusqu’au fond de l’abîme, plus lentement et avec une fraîcheur moins grande. Il ne faisait aucun mouvement, aucun geste pour se sauver ; les lames le prirent sept ou huit fois et le jetèrent contre des écueils et sur le pied de la falaise ; elles le reprirent, l’éloignèrent, le balancèrent encore ; il avait à la fin perdu tout empire sur sa raison, et voyant, lorsque par hasard il arrivait à fleur d’eau, qu’une tempête s’était déchaînée, que les vagues déferlaient en hurlant sous un ciel sillonné de coups de foudre, il se crut une fois encore arrivé à l’heure de la délivrance ; mais il ne se reposait pas, et la volonté de Dieu était accomplie. Vingt fois, cent fois, mille fois saisi et rejeté par les vagues, mille fois brisé contre les roches, il alla enfin tomber sur le sable d’un rivage uni, et il ne fut pas plutôt étendu sur cette plage que, redressé subitement, il se mit en route et remonta sur la falaise. Le pouvoir qui pesait sur sa volonté lui fit reprendre ses vêtements ; après quoi, ruisselant de sang et d’écume, il marcha encore, il marcha toujours.

X.

Nouvelle tentative.

Il marcha cent jours le long de ces mers sauvages devant lesquelles ne se creuse aucun port et ne flotte le feuillage d’aucun arbre, réduit pour apaiser sa faim à se nourrir de racines amères trouvées çà et là dans les lieux propices, quelquefois même à gratter la mousse des rochers, et bien heureux lorsqu’il découvrait un maigre coquillage ; pour boisson il n’avait que l’eau des pluies, recueillie sur un morceau d’étoffe qui lui servait de ceinture et qu’il tordait au-dessus de sa bouche. Arrivé dans l’une des régions les plus tristes de cette triste Libye, à quelques lieues de Dernis, il voulut faire une nouvelle tentative pour s’engloutir au sein des flots et, au lieu de s’y précipiter, il y entra comme pour y prendre un bain, et s’avança aussi loin qu’il put, pendant deux ou trois lieues peut-être. Ses forces avaient disparu depuis longtemps qu’il nageait encore ; enfin, il allait ou disparaître ou, épuisé, se reposer sur la vague, s’il ne devait pas périr ; mais Dieu voulut qu’il reçût là une punition d’un nouveau genre : il permit au flot de s’ouvrir, Laquedem descendit sous les eaux, il eut l’espoir de s’y noyer, il ouvrit la bouche et attendit ; bientôt une douleur insurmontable lui fit oublier tout autre soin que le soin de sa vie, et il ressaisit le peu de forces qu’il possédait encore pour échapper à la mort. Fuyant le gouffre avec un effroi qui ressemblait à de la folie, il retrouva de la vigueur dans ses membres épuisés et il regagna le rivage avec plus de joie qu’il ne l’avait quitté.

XI.

Le Juif errant veut se faire mourir de faim.

Il ne lui restait plus, après l’expérience de sa propre lâcheté, qu’un dernier effort à faire ; il le fit en restant trois grandes journées sans prendre aucune nourriture. Appellerai-je des forces les secrètes vigueurs qui le mettaient en état d’obéir à l’ordre du Christ ? Toujours est-il que le peu de forces que n’avaient pas détruites tant de luttes semblait s’affaisser. Il allait toujours en avant malgré cela, et, chose merveilleuse, jamais il n’avait marché d’un pas plus rapide ; il évita Cyrène et les villes de son empire, et, dans ces trois journées de jeûne, il fit peut-être deux cents lieues de route. Dans les derniers moments, il ne marchait plus, il volait au milieu des solitudes. Ainsi l’affaiblissement même, la disparition de ses forces ne le jetaient pas à terre, selon son espérance, et les douleurs de la faim étaient d’inutiles douleurs. Il fut encore vaincu, et vaincu d’autant plus outrageusement pour son orgueil, que ce fut lui qui chercha enfin la nourriture. Nulle herbe, nulle mousse ; Dieu lui cachait tout pour le punir. Au bout de quelque temps, il découvrit enfin une espèce de village qui avoisinait Leptis. Il y avait bien longtemps qu’il n’avait rencontré de figure humaine, et il ne savait trop comment s’adresser aux premières personnes qui se trouvaient sur son passage. Machinalement il fouilla dans sa poche au moment de demander du pain ; il en tira une monnaie de la Cyrénaïque qui lui procura ce dont il avait besoin.

XII.

Le Juif errant marche toujours.

Et depuis ce temps il marche, accompagné du désespoir et du repentir.

C’est la nuit surtout que de grandes et effroyables images se lèvent devant lui. Dans les plaines désertes des continents inconnus, lorsque la lune fait glisser sur les nuages les rayons de sa douce lumière, cette lumière, si douce ici-bas sous les bosquets fleuris de mai dessine dans l’espace des tableaux pleins de terreur. C’est le Christ traînant sa croix et suivi de ses bourreaux qui maudit Laquedem ; c’est l’enfer et ses flammes au milieu desquelles sont englouties les générations des pécheurs ; enfin, c’est la scène du dernier jugement, resplendissant de nuage en nuage ; et au-dessus de ces peintures miraculeuses plane la croix éclatante.

D’autres fois le vent mugit, les forêts se courbent. Laquedem traverse alors les végétations épaisses de l’Inde et de l’Amérique. Il voit, dans ces nuits obscures, les arbres se diviser, s’animer, se grouper ; c’est encore la même scène, le Christ qui plie sous la croix et veut se reposer. Les sapins du Nord se tordent et prennent des figures de damnés ; les lianes du Brésil, les feuillages gigantesques des îles Australiennes sont les couleurs qui servent à ces mobiles peintures.

C’est aussi sur les crêtes des montagnes, c’est sur les crêtes des vagues que les profils terribles de ces drames silencieux se marquent, s’effacent et reparaissent. Il marche entre ces images, il entend sans cesse la voix vengeresse ; il marche, il marche encore.

Pas de crime plus grand qu’un manque de pitié.
Ne repoussez jamais l’affligé qui vous prie.
La voix de la nature à toute heure vous crie :
« Miséricorde, amour, assistance, amitié ! »

Et aussi nous dirons :

Que le Juif errant existe
Ou bien qu’il n’existe pas,
Dans le voyage si triste
Qu’il accomplit ici-bas,
Voyez une austère image
Du sort de l’humanité :
L’homme sans cesse voyage
Du moins bien vers le mieux : voilà la vérité.

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- FIN -

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