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Ils étaient trois soldats français qui gardaient le fort Sainte-Anne, sur la baie d’Hudson, et ils s’appelaient : La Ramée, La Fleur et Picard. Le fort Sainte-Anne n’était pas une simple redoute palissadée comme tant d’autres; il avait des murs, de vrais murs de pierre, une porte solide, des bâtiments pour abriter les hommes, les munitions, les provisions, et des canons pour parler au loin avec l’ennemi. En avant des murs, il y avait un fossé et, en avant du fossé, une belle clôture en madriers. Le fort occupait une situation excellente, au haut d’une petite falaise, et une pointe de terre basse s’étendait à ses pieds, se baignant dans la baie. Les trois soldats n’étaient pas, bien entendu, toute la garnison de la place. Ils avaient été laissés là par le commandant, parti avec le gros de sa troupe pour une expédition de quelques jours. Leur rôle était d’entretenir les bâtiments et d’empêcher les sauvages d’y entrer et d’y commettre des déprédations. La Ramée, La Fleur et Picard s’ennuyaient. Ils s ‘ennuyaient comme peuvent s’ennuyer trois petits gars de France qui n’avaient pas pensé servir le Roi à deux mois de distance des frontières de son royaume. Depuis longtemps ils ne prenaient plus grand plaisir mutuellement à leur conversation. Ils avaient dit tout ce que l’on peut dire de sa famille, de ses amis, de son village. Ils eussent été amis d’enfance, frères jumeaux, qu’ils ne se seraient pas mieux connus. D’autres soldats, dans de pareilles conditions, abandonnés à eux-mêmes pour plusieurs semaines, sur cette rive sans habitants européens, auraient peut-être fréquenté les wigwams des Indiens, ils auraient bu avec eux l’alcool défendu. Ceci n’était pas du goût de La Ramée, de La Fleur ni de Picard. Ils n’aimaient pas les sauvages et professaient un certain mépris pour ces hommes habillés de peaux de chien, qui se peignaient la figure et le corps en rouge et en jaune et dont les chefs s’enorgueillissaient de plumes plantées à même leur chevelure. Les indigènes, malgré leur simplicité apparente, ne manquaient pas de finesse. Autant ils aimaient le commandant du fort qui se montrait pour eux plein d’affabilité, autant ils détestaient les trois hommes qui en étaient actuellement la garnison. Lorsque, le matin, ils apportaient le produit de leur pêche ou de leur chasse dont ils approvisionnaient la place, ils étalaient sur leur visage un sourire engageant, comme doit le faire tout commerçant qui veut vendre ses denrées. Néanmoins, bien qu’ils ne comprissent pas le français, ils savaient que le « c’est encore toi, tête de bûche » de La Ramée, que le « fils de porc » de La Fleur, ou que le « face de rat » de Picard, n’étaient pas des compliments. Ainsi les relations étaient-elles tendues au fond mais amicales dans la forme, entre la garnison du fort Sainte-Anne et ses voisins autochtones. Ce jour-là, comme tous les jours, les trois soldats, pour se désennuyer, se disputaient, et pour mieux se disputer, ils jouaient aux dés, ce qui fournit, chacun le sait, d’admirables prétextes de discorde. Un hasard de la conversation les mit cependant d’accord. — Quel satané pays! lança La Ramée. La Ramée développa sa pensée : — Ce n’est pas la place qui manque autour du fort, et il n’y a pourtant pas un endroit où aller pour se dégourdir les jambes! Il cracha avec mépris et continua : — J’aime la mer, pourtant! Tout le monde est marin dans la famille. A peine sorti de nourrice, j’allais m’amuser sur la grève, eh bien! vous me croirez si vous voulez, la mer, ici, je n’ai même pas le goût de la regarder! La partie de dés reprit. Les hommes se trouvaient dans une salle voûtée, au centre même du fort, d’où la vue était limitée de tout côté par les murailles qui encerclaient la cour. Il faisait frais dans ce réduit. Dehors le soleil d’août était brûlant. — Ils doivent avoir chaud, nos camarades, remarqua La Fleur. Les dés roulèrent. II y eut un coup douteux. Les trois hommes se chamaillèrent à qui mieux mieux. — Il n’y a pas moyen de jouer avec vous; vous trichez tout le temps! cria La Ramée. La Ramée se leva et, en quelques enjambées, fut à la porte, hors de l’atteinte des poings de ses partenaires. — Oui, vous êtes des tricheurs, répéta-t-il avec l’assurance que donne la certitude de l’impunité. Cette phrase prononcée, il monta sans se presser sur la plate-forme. La chaleur intense lui était garante qu’il n’y serait pas poursuivi. Un juron lui vint aux lèvres : trois navires, toutes voiles dehors, voguaient vers le fort Sainte-Anne. Voilà un événement! Enfin il allait y avoir de l’imprévu dans la vie monotone. La Ramée, oubliant sa rancune contre ses compagnons, voulut les faire profiter tout de suite de cette intéressante nouveauté. Il appela : — La Fleur, Picard, montez vite! Les deux soldats pensaient qu’il s’agissait d’une facétie de leur camarade, destinée à leur faire abandonner leur frais abri. La Ramée renouvela son appel : — Picard, La Fleur, des bateaux en vue! Des bateaux! L’âme marine de Picard ne résista pas à cette annonce; si c’était une plaisanterie, on règlerait la chose là-haut. Il émergea sur la plate-forme avec La Fleur. A son tour, il poussa un juron : — Des Anglais, vociféra-t-il, les ayant tout de suite reconnus. Voilà qui changeait considérablement les choses; on souhaitait de l’imprévu, on en avait. Complaisamment Picard expliquait : — Ce sont trois frégates : deux de quarante canons, une de vingt-huit. Dans l’armée, on a beau n’être que trois, il y a toujours un chef, et ce chef, ici, était Picard, le plus ancien. Il se sentait subitement grandi. Face à l’ennemi, il était le commandant du fort Sainte-Anne. Cette dignité donna de l’assurance à ses paroles : — Face de rat! répliqua-t-il à la suggestion de La Ramée. A nous trois on ne peut servir qu’un canon à la fois et ils s’apercevront que nous ne sommes pas nombreux... D’ailleurs, ils sont hors de portée. Soit qu’ils redoutassent le feu du fort, soit qu’ils ne voulussent pas se hasarder trop près de la côte, ne connaissant pas les fonds, les Anglais mirent en panne assez loin de la rive. — Ils se méfient, dit Picard. Les Anglais avaient mis leurs chaloupes à la mer. Une centaine d’hommes, prélevés sur les trois équipages, prenaient place dans ces embarcations. Du moins c’est ce qu’affirmait Picard qui suivait la manœuvre à l’aide de la vieille lunette du commandant du fort, qu’il avait décrochée dans sa chambre. — Ils vont nous donner l’assaut, grogna La Fleur. Après l’instant de réflexion que doit se donner un chef, le gars du Crotoy édicta ses ordres : — La Ramée, assure-toi que les portes sont bien fermées. Moi, je vais aller chercher des munitions, on n’a pas besoin de les économiser; il y a aussi des mousquets de trop, nous les placerons dans les meurtrières. L’important, c’est de donner l’illusion que nous sommes beaucoup, en tout cas plus de trois! Toi, La Fleur, qui sais jouer du tambour, tu vas battre « la générale ». Attends qu’ils soient assez près pour t’entendre, ce n’est pas la peine de gaspiller ta musique! Tout fut disposé comme Picard l’avait résolu. Les Anglais débarquèrent à la pointe extrême du cap et, une fois à terre, prirent leurs dispositions de combat. Ils s’avancèrent rapidement de manière à couvrir, avec le moins de pertes possible l’espace découvert qui les séparait du fort. Avant même qu’ils fussent parvenus à bonne portée de tir, un feu de mousqueterie les salua. Contrairement aux règles ordinaires de la conduite du feu, celui-ci n’était pas déclenché par salves; les coups s’échelonnaient. Ceci inquiéta les assaillants qui pensèrent que le fort Sainte-Anne renfermait de ces chasseurs qui ne brûlent pas leur poudre aux moineaux, mais qui se donnent le temps de viser en choisissant leur gibier. En même temps, les oreilles britanniques furent désagréablement secouées par de furieux roulements de tambour. Derrière les murs, des commandements s’entre-croisaient. Le vent portait et on entendait distinctement : — Capitaine La Fleur, vos hommes sur le flanc nord! Et toujours cette batterie de tambour et toujours ce feu roulant! Le capitaine anglais hésita un instant. Il ne croyait pas la garnison si forte. Cependant, il ne voulait pas en avoir le démenti sous les yeux de ses camarades restés à bord des navires. Il donna l’ordre de partir à l’assaut, ayant remarqué que, sur une des faces, les murailles moins hautes prêtaient à l’escalade. L’attaque se déclencha. Le tambour avait cessé de battre. La mousqueterie faisait rage. Plusieurs Anglais tombèrent sous les balles des fusils. Les Britanniques n’atteignirent pas les remparts; ils firent demi-tour et s’enfuirent. Ils ne s’arrêtèrent qu’au rivage. A l’intérieur de la petite place, Picard et ses deux acolytes se félicitaient bruyamment de leur succès. Ils étaient très fatigués, noirs de poudre. Pendant l’assaut, ils n’avaient cessé de courir d’un créneau à l’autre, ayant à peine le temps de recharger les différents fusils dont chacun disposait. — Ils vont peut-être s’en aller? suggéra La Ramée. Le capitaine anglais remettait ses hommes en ordre. Il voulait recommencer la tentative. Les Britanniques s’ébranlèrent à nouveau. Cette fois ils cheminaient plus prudemment, s’avançant par bonds, s’abritant pour souffler derrière des mouvements de terrain et tirant des feux de salve. Cette fois encore, ils furent accueillis par des projectiles bien dirigés. Ils subirent des pertes. A distance respectueuse des murs, les assaillants s’immobilisèrent. En vain leur capitaine prodiguait-il des encouragements et des menaces; il dut, bon gré mal gré, donner le signal de la retraite. Les trois défenseurs du fort étaient complètement harassés. Picard avait été blessé à la main par une balle perdue qui avait ricoché par une meurtrière. La victoire exaltait néanmoins le trio. — Ils ont pris bonne médecine, plaisanta La Ramée. C’était mal connaître les Britanniques. Du rivage ils faisaient des signaux à leurs navires. — Ils demandent du renfort, gronda Picard. Sur les frégates, on avait compris. D’autres chaloupes étaient mouillées, des soldats s’y embarquaient et, par des palans, on y descendait des objets pesants. — Des canons! cria Picard. Nous voilà frais! La partie s’annonçait terriblement inégale. Contre des canons, la résistance des trois hommes serait impossible. Etait-il indispensable qu’ils périssent sous les ruines de la place sans même avoir les moyens de faire payer leur trépas à l’ennemi? Picard prit une résolution : — La poterne du sud est complètement dissimulée aux vues des Anglais; nous allons nous échapper par, là et nous rejoindrons la forêt. Nous avons fait ce que nous pouvions pour défendre la place; l’honneur est sauf! Les trois camarades, s’étant chargés de tout ce qu’ils pouvaient porter de provisions et d’objets ayant la moindre valeur, s’esquivèrent par la petite porte. Sans encombre, ils gagnèrent les bois et rejoignirent le poste le plus rapproché qui était encore à bien des lieues. Les Anglais, dès que les renforts et les canons furent débarqués, adoptèrent les mesures d’usage pour conduire une attaque en règle. Le capitaine voulant savoir de quoi se composait la garnison et l’armement du fort, avait envoyé à droite et à gauche des batteurs d’estrade. Ceux-ci ramenèrent quelques indigènes que le capitaine interrogea : — Combien y a-t-il d’hommes dans la place? Ont-ils beaucoup de canons? Pesez bien vos paroles. Si vous mentez il vous en cuira. Malgré la menace, les peaux-rouges éclatèrent de rire. Cette hilarité irrita l’officier britannique qui n’en comprenait pas la cause. Les indigènes se réjouissaient du bon tour qu’ils allaient jouer à La Ramée, à Picard et à La Fleur. Ils tenaient l’occasion de se venger des « faces de rat », des « fils de porc », des « têtes de bûche » et autres aménités des soldats; pour cela il suffisait de dire la vérité. Ils répliquèrent : — Il y a trois hommes dans le fort. Le capitaine éclata. Trois hommes! Ces sauvages se moquaient ouvertement du monde. Il savait bien, lui, qu’ils étaient plus de trois ceux qui avaient tenu en échec cent marins anglais et en avaient tué une douzaine. Il hurla exaspéré : l a vérité ou sinon... Placide, un des indigènes, celui qui parlait le moins mal français, répondit : — Sur mon père et sur ma mère, nos paroles sont des paroles sincères. Il n’y a pas plus de trois hommes... Ne pouvant supporter plus longtemps une pareille impudence, qui constituait une insulte au drapeau de la Grande-Bretagne et à ses marins, l’officier fit bâtonner les sauvages. Cet acte de justice accompli, le capitaine attendit la nuit. A la faveur des ténèbres, il fit établir, hors de la portée de la mousqueterie, mais à bonne distance pour l’artillerie, des épaulements et clés levées de terre afin d’y abriter ses canons. Quand le jour parut, le fort était encerclé d’un chapelet de retranchements dessinés d’après les meilleures méthodes de la fortification de siège. Vers huit heures, les Anglais ouvrirent le feu Une trombe de fer s’abattit sur la petite place. Chose extraordinaire, elle restait silencieuse. Ses pièces ne répondaient pas à celles des assaillants. Les fusils étaient muets également. Ceci s’expliquait mieux. Les défenseurs devaient juger avec raison qu’ils gaspilleraient leur poudre à canarder des gens hors de leur atteinte. Ils attendent les vagues d’assaut, ricana l’officier britannique. Quand je les lancerai, la garnison sera bien malade! Durant toute la matinée, la canonnade fit rage. La palissade extérieure était réduite en copeaux; les murs de pierre commençaient à céder. Un mortier que l’on avait, avec mille précautions, poussé en avant, jetait dans l’intérieur du fort ses grosses bombes. A chaque explosion les Anglais poussaient des hurrahs. Ceux qui avaient les yeux les plus exercés affirmaient qu’ils voyaient sauter en l’air des bras et des jambes; l’un d’eux prétendit même avoir distingué une tête ornée d’une perruque qui montait à des hauteurs vertigineuses. Ce doit être celle du commandant du fort confia le capitaine à un jeune lieutenant. A midi, une bombe heureuse fit exploser la poudrière. L’officier britannique voulut bien confesser : — Ces Français sont braves! Je m’y connais en courage et il en faut pour résister à un tel bombardement sans répondre. Pourquoi, pourquoi donc aussi ne répondent-ils pas ? Ils avaient des munitions, l’explosion de la poudrière nous le prouve. Cette passivité malgré tout l’inquiétait. A deux heures de l’après-midi, un pan de mur s’écroula. La brèche était suffisante pour livrer passage à un régiment. Le capitaine fit néanmoins continuer le feu. A trois heures, l’ordre fut donné de monter à l’assaut. Soldats et marins assujettirent leurs chapeaux. Les hommes armés de sabres et de piques furent placés au premier rang. Ceux qui avaient des fusils se groupèrent derrière eux. Au pas de charge, la troupe s’élança. Elle parvint à l’endroit où, par deux fois, elle avait été repoussée. Elle dépassa la ligne marquée par les cadavres des soldats tués dans les premières tentatives. Ou était à la brèche. — Hurrah pour la vieille Angleterre ! cria le capitaine en brandissant son épée. Avec un formidable et triomphal rugissement, marins et soldats s’engouffrèrent dans le fort en ruines. Il était vide!... |
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- FIN -
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