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La boutique du groceur de Saint-Charles, René Fillon, était un endroit très renommé pour les histoires que l’on y pouvait glaner; non point que l’estimable commerçant fût par lui-même très bavard, mais ses clients l’étaient pour lui et le whisky de contrebande qu’il leur vendait possédait la vertu de les rendre singulièrement loquaces. Nous entrâmes un jour dans son établissement plus que modeste pour nous mettre à l’abri d’une bourrasque bien désagréable qui soufflait. Le vent du large amenait avec lui son cortège de pluie et de brouillard. Où se réfugier, à Saint-Charles, sinon chez le groceur, les lois sur l’alcool ayant sagement mené à la faillite les débitants officiels pour le plus grand profit de leurs officieux concurrents? Il n’y avait personne ce soir-là dans la grocerie, sinon René Filon lui-même. — Mauvais temps! dit l’un de nous en s’asseyant. Puis, comme se parlant à lui-même, il ajouta : — C’est le maudit vent d’est! Il y avait une telle intonation dans ces simples mots que nous lui demandâmes : — Le vent d’est est-il donc pire qu’un autre? Il semble qu’ici il doive souffler fréquemment. Cette constatation météorologique surprit le commerçant. — Oui, icite, c’est vrai! voulut-il bien reconnaître. Tout cela était assez énigmatique. Il nous sembla qu’en insistant un peu nous saurions une histoire. Elle serait la bienvenue pour charmer une soirée qui s’annonçait creuse. Après quelques questions que nous jugeâmes habiles, René Fillon se laissa aller; peut-être était-ce simplement parce que nous faisions mine de nous retirer et de ne rien consommer. — Tel que vous me voyez, à ct’heure, je n’ai pas toujours vécu icite. Mon père tenait un commerce dans le genre de celui-ci, avec les réconfortants en moins, dans une petite paroisse entre Madeleine et l’Anse-Pleureuse. C’était un village de rien du tout, cinquante maisons et une église auprès de la forêt. Il y avait bien aussi quelques exploitations et quelques fermes aux environs dont les habitants venaient acheter ce qu’il leur fallait au village. Je vous ai dit qu’il y avait une église. Cette église n’était point vilaine, elle s’ornait même d’un beau clocher et ce clocher renfermait une grosse cloche fondue en France. La cloche avait eu pour parrain le marquis de Vaudreuil, gouverneur du Canada; on peut encore voir son nom gravé dans le bronze. En l’honneur de cet illustre parrain, la cloche s’appelait la Philippine. C’est cette cloche et cette église dont l’histoire a trait au vent d’est. Jadis, quand mon arrière-grand-père était tout petit — je vous parle du commencement du dix-neuvième siècle — l’église était déjà ce qu’elle est aujourd’hui, puisqu’elle a été construite par les Français, mais il n’y avait pas de prêtre. Pourquoi y aurait-il eu un prêtre? Personne n’y allait à la messe et il ne s’y célébrait ni mariages ni baptêmes, seulement des enterrements — pour ça on ne peut pas les éviter. Bien avant l’époque de mon arrière-grand-père, la paroisse possédait un recteur; il faisait des cérémonies comme tous les recteurs de toutes les paroisses; il mariait les jeunes gens et baptisait les enfants. Il y avait aussi un sonneur qui mettait en branle la belle cloche qui convoquait les fidèles à la prière, se réjouissait des événements heureux et s’associait aux deuils. Ce sonneur — il s’appelait Pierre, je ne me souviens pas de son nom de famille — pour être sonneur n’en avait pas moins un cœur; il s’était épris d’une jeune fille de Madeleine et aurait bien souhaité la marier; seulement le père de la jeune fille, un riche fermier, ne voulait pas du sonneur pour gendre parce que celui-ci n’avait, pas d’autres ressources que ce qu’on lui donnait pour sonner sa cloche. La jeune fille se maria à la ville et Pierre resta inconsolable. On le voyait errer dans le village, dans les bois, dans les prairies, sans toujours savoir où il allait. Il avait l’esprit si mélancolique et si troublé que, souventes fois, il sonna le glas au lieu de carillonner un mariage et cela lui valait des remontrances de son recteur et des récriminations des habitants. — Il faudra changer votre sonneur, disaient les paroissiens au recteur; il devient fou. Le brave prêtre répondait : — Il n’est pas fou, il est malheureux et ce n’est pas parce qu’il est malheureux qu’il faut lui retirer son pain. Le recteur continuait donc à tancer son sonneur, les paroissiens à lui faire des reproches et lui, à vaguer misérablement sans but et sans motif. Le soir des noces de la fille d’un marguillier où Pierre avait sonné tout de travers, au grand scandale de la paroisse, on découvrit le pauvre diable mort au pied d’un arbre de la forêt. Cet arbre était un chêne fourchu. Près du sonneur, on trouva la corde de la Philippine. Le cadavre avait la langue hors de la bouche, la figure contractée, le teint verdâtre des pendus; cependant, on ne pouvait pas dire qu’il s’était détruit par pendaison puisqu’on ne l’avait pas vu effectivement pendu et, à ct’heure, dans nos pays on ne faisait point, comme maintenant pour le premier gars venu, des autopsies et des mic-macs. Tout un chacun était assuré à part soi que défunt Pierre s’était accroché à la fourche du chêne, un nœud coulant au cou, et qu’il s’était laissé balancer dans l’éternité. Quelque Huron avait dû passer et l’avait dépendu, et puis, s’avisant qu’il pourrait avoir à donner des explications à la justice des blancs, il avait préféré s’esquiver sans se vanter de sa charitable et inutile action. Voilà ce que murmuraient tous les habitants du village; tous, sauf le recteur qui, désirant donner à son sonneur une sépulture chrétienne, refusa toujours d’admettre le suicide. On enterra donc Pierre en terre bénite. Sa tombe fut creusée derrière l’église, à l’est — notez bien ceci — dans la partie la plus exposée aux rudes vents de l’Océan. Aucun paroissien ne se souciait d’imposer ce voisinage à ses chers défunts. On choisit dans le village un autre sonneur. Il fallait, afin de remettre la Philippine en branle, renouer la corde que Pierre avait coupée dans le but que vous devinez. Pour cela, il était nécessaire de monter dans le clocher. Le nouveau sonneur retardait cette opération de jour en jour, non pas qu’il fût paresseux mais un obscur instinct le retenait. Il se servait pour les offices ordinaires d’une campane qui se trouvait hors du clocher. Il dut pourtant bien se décider à carillonner, le jour où se maria un jeune gentilhomme du voisinage. On était en hiver. Le vent soufflait de l’est — de l’est, retenez bien mes paroles — le sonneur s’engagea dans l’escalier de la tour de l’église et, tout à coup, il s’immobilisa. La tour résonnait d’un bourdonnement très doux d’abord, puis plus fort, plus fort encore. La voix de bronze de la grosse cloche remplissait le beffroi, et cette cloche sonnait le glas. Vous pouvez vous imaginer que le sonneur n’attendit pas son reste et qu’il descendit les marches plus vite qu’il n’était monté. Le cortège nuptial était déjà en route, précédé des ménétriers qui jouaient de vieux airs de France. Les ménétriers s’arrêtèrent de jouer et restèrent leur archet en l’air; la mariée éclata en sanglots, refusant de toutes ses forces d’entrer dans l’église au son du glas; le marié tâchait de la calmer mais il était p’tet’ben plus effrayé qu’elle. Le recteur levait les bras au ciel, s’arrachait les cheveux.., et pendant ce temps, sinistre et tragique, le glas que personne ne sonnait tombait sur le village du haut du beffroi. On ne peut pas dire que le recteur ne fût point un très brave homme, seulement ce n’était pas un homme très brave. Il sentait bien qu’il était de son devoir d’approfondir le mystère. Il partit résolument pour son clocher précédé de la croix tenue par un enfant de chœur, suivi du bedeau portant l’eau bénite et le goupillon et du sonneur muni de la corde neuve. Avant d’arriver à l’escalier, l’enfant de chœur chargé de la croix s’enfuit à toutes jambes, le bedeau s’esquiva avec l’eau bénite et le sonneur se trouva tout à coup paralysé. Le recteur, auquel sa dignité interdisait de continuer seul, rentra dans son presbytère. Graduellement l’ouragan se calma. Le vent tourna. La cloche cessa de tinter. Les plus courageux de la paroisse, des hommes qui avaient fait la guerre, répondant à la convocation du recteur, montèrent dans l’escalier de la tour jusqu’à l’endroit d’où l’on pouvait apercevoir la Philippine. Elle béait immobile au-dessus de leurs têtes, calme et innocente. Il fut décidé que la corde serait replacée et qu’on se servirait de la cloche comme jadis. Seulement, quatre jours plus tard, un nouvel ouragan ayant soufflé de la mer, le glas sonna à nouveau. Si vous interrogiez n’importe quel paroissien, il vous donnait, la clé de l’énigme : lorsque la cloche sonnait toute seule, sans corde pour la mettre en branle, c’est que le vent soufflait de l’est... L’est, cela ne vous dit-il rien?... L’est, le côté où, en terre bénite, gisait Pierre le suicidé, dans sa sépulture marquée d’une simple dalle. Vous pensez bien que le recteur fut informé de la chose. Eu premier lieu il haussa les épaules très fort puis un peu moins fort, puis plus du tout. Personne ne venait désormais dans son église. Les jeunes filles se mariaient à Madeleine; on y portait les petits enfants pour y être baptisés. Songez donc, si au milieu de la cérémonie, le glas s’était mis de lui-même à tinter! Le pauvre recteur se désolait dans son sanctuaire vide. Le sonneur, craignant d’être appelé à remonter dans le clocher, avait renoncé à sa petite prébende; on n’avait pas pu le remplacer; le bedeau s’était déclaré malade; les mères des enfants de chœur refusaient de les laisser sortir pour servir les offices et chaque dimanche la paroisse tout entière faisait trois milles pour entendre la messe à Madeleine ou quatre pour se rendre à l’Anse-Pleureuse. Dans ces conditions, le recteur demanda à l’évêque de Québec de l’envoyer à un autre poste où son ministère serait plus utile. L’évêque lui accorda ce qu’il demandait, de sorte que, comme je vous le disais, le village avait une église mais l’église n’avait pas de prêtre. Des années s’écoulèrent. Les Britanniques devinrent les maîtres du Canada. De gros coloris français quittèrent le pays; des anglais s’installèrent. Un siècle succéda à l’autre; on parlait icite des victoires le Napoléon et, tout bas, on se disait que peut-être le sort du Canada se modifierait; jusqu’au jour où l’ou apprit la nouvelle de Waterloo. Ce jour-là, par ordre des autorités anglaises, toutes les cloches des paroisses carillonnèrent. La Philippine ne prit pas part au concert. Comme par le passé, quand la nature était en colère et que le vent d’est soufflait en tempête, la cloche se mettait en branle et sonnait son glas sempiternel. En l’entendant, les bonnes gens se signaient et les petits enfants se réfugiaient auprès de leur mère. Ce que je vais vous dire, mon arrière-grand-père en a été témoin, car il avait quatre ans lorsque les choses se déroulèrent. On était presque à l’entrée de l’hiver, mon ancêtre jouait avec d’autres drôles de son âge dans la grocerie de son père. Il vit entrer un prêtre. L’événement le frappa parce que sa mère lui fit enlever son chapeau et se tenir tête découverte comme le faisaient, par respect, son père et les chalands qui étaient là à causer. L’ecclésiastique était un grand garçon, jeune, robuste, aux eux clairs, à la bouche souriante, à la mine ouverte. — Bonjour, mes amis, dit-il en saluant à la ronde, je suis votre nouveau recteur et je viens m’installer au presbytère. Il y a trop longtemps qu’il n’y a pas de prêtre icite et monseigneur l’évêque a jugé qu’il n’était pas raisonnable que vous alliez aux offices à Madeleine ou à l’Anse-Pleureuse quand vous avez une si belle église. Tout le monde se taisait. Le jeune prêtre continua : — J’ai bien vu en passant qu’elle était un peu délabrée. Vous m’aiderez certainement à la remettre en état et même à l’embellir. Le père de mon aïeul, qui avait plus d’assurance que les autres, vu qu’il était dans sa propre maison, prit la parole : — Monsieur le recteur, ben sûr que nous sommes contents de vous voir; ben sûr que nous serions satisfaits de ne point aller aux offices à Madeleine ou à l’Anse-Pleureuse qui sont ben loin; ben sûr que nous voudrions avoir, tout comme les autres, des belles cérémonies.., mais la cloche, c’est une autre affaire. Le recteur laissait parler son interlocuteur et ne cessait pas de sourire. Mon bisaïeul baissa le ton de sa voix : — Pour ce qui est de sonner, elle sonne, la cloche; elle sonne toute seule, sans sonneur, ou du moins sans sonneur vivant, car nous savons ben, nous, qui la fait tinter. Le prêtre sortit de sous sa pèlerine un beau câble enroulé. — Si vous le voulez bien, prononça-t-il avec décision, nous allons, pas plus tard que tout de suite, monter dans le beffroi attacher la corde et sonner un joyeux carillon qui chassera ces sottes rêveries. D’un pas ferme, le recteur alla à la porte et l’ouvrit. Une rafale s’engouffra dans la grocerie; la tempête s’élevait, et justement elle venait franchement de l’est. Du haut de la tour de l’église, située face à la boutique, tomba un murmure; ce murmure s’amplifia : c’était d’abord un frôlement sonore, puis les coups s’espaçaient, et le glas tinta lugubrement. Les hommes, les femmes s’étaient précipités autour de l’ecclésiastique. — Vous entendez, Monsieur le recteur? Ce n’est pas un conte; le sonneur vous salue à sa façon. On s’attendait à ce que le prêtre fermât la porte et revînt sur ses pas. Il n’en fit rien. Son sourire n’avait pas quitté son visage quand il dit : — Mes bons amis, si cette cloche sonne, je veux savoir pourquoi; rien ne se fait sans raison; je vais monter me rendre compte; restez ici, je n’en ai pas pour longtemps. Le recteur avait retroussé sa soutane; il avait traversé la place à grandes enjambées et indifférent à la tempête. On le vit disparaître par la petite porte du clocher. Sur le seuil de la grocerie tout le monde était bien tourmenté. Il était sympathique, ce jeune prêtre, et l’on craignait qu’il ne lui arrivât du mal, et aussi, il faut l’avouer, on redoutait les suites que cette témérité pourrait avoir pour la paroisse; qui sait si le sonneur trépassé ne se vengerait pas sur les paroissiens de la hardiesse du recteur! Pour lors, la Philippine continuait à égréner son tintement lugubre. — Y doit être à ct’heure dans le beffroi, hasarda une femme. Il semblait que l’on perçût, provenant du beffroi des coups de hache ou de marteau, des coups enfin; seulement le bruit était très vague à cause du vent et surtout du tintement de la cloche. Les femmes se joignirent les mains. — Le recteur se bat avec l’âme du trépassé. La dispute s’arrêta. C’est que la Philippine, de son côté, s’était tue. — Cependant, remarqua quelqu’un, le vent d’est n’a pas molli. Le recteur, tranquille, et point faraud, comme on peut l’être quand on a eu raison contre tout un village, traversait à nouveau la place. Sur son épaule, il portait une hache avec autant d’aisance qu’un homme des chantiers. Cette hache jeta un malaise parmi les paroissiens. Le père de mon aïeul résuma l’opinion de tous : — J’vois, Monsieur le recteur, que vous avez tué pour la seconde fois Pierre, le sonneur. P’tet’ ben qu’il le fallait pour rendre enfin la paix à la paroisse, mais, tout de même, le pauvre défunt méritait aussi de la pitié. N’auriez-vous pas pu faire la même chose avec de l’eau bénite? On dit que c’est très bon dans des cas pareils. Il s’agissait de prendre garde de ne pas irriter le prêtre qui avait vaincu le fantôme; celui qui vient à bout d’un être surnaturel peut causer de grands dommages à de simples humains; c’est pourquoi le porte-parole du village s’empressa d’ajouter : — De toutes façons, on vous sait gré d’avoir délivré la paroisse et on espère ben que si le pauvre Pierre veut encore se venger, vous nous protégerez. Le jeune ecclésiastique n’avait d’abord pas saisi le sens des paroles de son interlocuteur; ce n’est qu’en remarquant que tous les yeux étaient fixés sur sa hache qu’il finit par s’apercevoir que l’on supposait qu’il avait effectivement tué le fantôme avec cette arme. Il partit alors d’un formidable éclat de rire, d’un rire qui le tordait et qui l’empêchait de parler, d’un rire qui le reprenait chaque fois qu’il ouvrait la bouche. Les paroissiens n’y comprenaient rien; il en était même qui pensaient que le sonneur fantôme, afin de punir son assassin, l’avait privé de raison. Le fou-rire du recteur lui permit enfin de s’expliquer : — Mes bons amis, je n’ai rencontré dans le beffroi aucun fantôme, ni ombre de fantôme. Cette hache, qui est d’ailleurs très bonne et que j’ai trouvée dans un coin du clocher, ne m’a pas servi à exterminer des revenants. A partir de ce jour tout se passa dans le village comme dans les autres villages; on s’y maria, on y fut baptisé et jamais plus on n’entendit parler de Pierre, le sonneur fantôme. Ben sûr que personne ne s’avisa de contredire l’histoire qu’avait racontée le recteur, néanmoins chacun garda son opinion. — Et quelle est-elle? |
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Biographie et autres contes de Charles Quinel. Pays : Canada | Corriger le pays de ce conte.Mots-clés : cloche | clocher | corde | église | glas | grocerie | groceur | pendu | prêtre | recteur | sonneur | suicide | vent | Retirer ou Proposer un mot-clé pour ce conte. Thèmes : Revenants, fantômes... | Retirer ou Proposer un thème pour ce conte. Signaler que ce conte n'est pas dans le domaine public et est protégé par des droits d'auteurs. © Tous les contes | Hébergé par le RCQ.
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