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Tout est bien qui finit bien. Il y avait une fois un cordonnier qui s’appelait Richard, quoiqu’il ne fût pas riche, tant s’en faut. Il est probable que s’il eût eu à se baptiser lui-même, il se serait donné un autre nom ; mais, comme vous le savez, chers lecteurs, on n’est pas plus maître de son nom que de l’avenir. Pour peu que l’on soit sage, on les accepte tous deux comme ils tombent, et l’on vit content. Il n’en est pas moins vrai, soit dit en passant, que le nom et la personne ne s’accordent pas toujours. Je me rappelle avoir connu dans le temps un monsieur qui répondait au nom de Beaufils et qui, sans contredit, était bien le plus affreux petit bonhomme que la terre eût jamais porté ; et je vois passer presque tous les jours un autre monsieur nommé Courtbras qui possède cependant une paire de bras qui remplaceraient très avantageusement les ailes d’un moulin à vent. Mais revenons à Richard. Si c’était absolument nécessaire, je vous tracerais bien son portrait, mais comme ça pourrait traîner mon histoire en longueur, je me contenterai de vous dire qu’il n’était ni trop grand, ni trop petit de taille ; ni gras, ni maigre, entre les deux ; ni beau, ni laid. C’était, en un mot, un homme comme il y en a beaucoup. Son âge, il ne le savait pas au juste, cependant il aurait pu vous le dire à dix ans près, et, au moment où commence notre récit, le brave Richard tirait sur cinquante. Il n’y avait pas, à dix lieues à la ronde, un ouvrier qui travaillait plus rudement et qui fit de meilleur ouvrage que le bonhomme Richard : levé au petit jour et battant la semelle ou tirant ses points jusqu’au coucher du soleil, à peine se donnait-il le temps de prendre ses repas ; malgré cela, il demeurait pauvre, et pauvre comme Job. Ça vous étonne, n’est-ce pas ? lecteurs ; un peu de patience, s’il vous plaît, ça ne vous étonnera plus tout à l’heure. Il faut savoir que le bonhomme Richard avait une femme. Il n’y a là rien de bien extraordinaire, allez-vous dire, sans doute. Un cordonnier qui tire sur cinquante a très certainement le droit d’avoir une femme ; et ceci n’explique pas du tout pourquoi le bonhomme Richard demeure pauvre comme Job. – Peut-être avait-il sa maison pleine d’enfants et de petits-enfants ? S’il gagnait une piastre, sa femme avait soif pour deux. Elle buvait comme un trou, comme plusieurs éponges, cette malheureuse créature ; aussi n’était-elle connue dans l’endroit que sous le sobriquet peu flatteur de « l’ivrognesse ». Richard avait beau cacher son argent quand il en recevait, sa femme furetait si bien les moindres recoins de la maison qu’elle finissait toujours par trouver la cachette, et je n’ai pas besoin de vous dire que les écus du bonhomme ne prenaient pas alors le chemin de l’église. Il arriva cependant que ça finit par tanner la vieille d’avoir toujours à chercher l’argent que son mari s’obstinait à cacher, et il lui passa un jour dans l’esprit une effroyable idée, – c’est étonnant comme les ivrognes ont toujours de mauvais desseins, – elle s’avisa d’invoquer le diable !... Lecteurs, il y a un proverbe qui dit : « Lorsqu’on parle du diable, il montre les cornes », rien n’est plus vrai. À peine la Richard l’eût-elle appelé, que le diable apparut. – Que me voulez-vous ? bonne femme, lui dit-il de sa voix la plus douce ; pour avoir votre âme, il n’y a rien que je ne fasse. Et le diable disparut. * * * Deux jours après que l’ivrognesse s’était vendue de la sorte, corps et âme, un pauvre vint à passer devant la porte de Richard et s’arrêta demandant la charité. Assis sur son banc et martelant des empeignes à coups redoublés, le père Richard ne remarquait pas sa présence. – La charité, s’il vous plaît, mon petit frère !... répéta le mendiant. À ces mots, il s’opéra quelque chose d’étrange dans le maintien du pauvre qui se transfigura pour ainsi dire. – Vous avez bon cœur, dit-il au père Richard, en jetant sur le cordonnier un regard de profonde commisération ; eh bien ! je veux vous récompenser de vos excellentes intentions à mon égard. Que puis-je faire pour vous ? Que voulez-vous ?... Que souhaitez-vous ?... parlez, ce que vous demanderez vous sera accordé, je vous le promets. Le père Richard, étonné de ce langage, regardait son interlocuteur avec une sorte de stupéfaction mêlée de respect et ne savait que penser. – Voyons, parlez, brave homme ; tenez, pour vous mettre plus à l’aise, je vous accorde d’avance trois souhaits, vous n’avez que l’embarras du choix. Cependant le cordonnier continuait à garder le silence et semblait n’accepter qu’avec défiance cette étonnante proposition. Évidemment il croyait voir devant lui quelque jeteur de sorts, comme il en passe de temps à autre dans les campagnes. – Ce que vous me dites là est-il bien sûr, dit enfin le père Richard en accentuant chaque syllabe et en regardant fixement le mendiant, comme s’il eût voulu lire jusqu’au fond de son cœur. * * * Il n’y a rien au monde dont on semble faire moins de cas que du temps, et cependant rien ne s’écoule plus vite. Au bout d’un an et un jour, le diable qui n’avait point oublié la femme du cordonnier, s’en vint tout droit chez Richard. Tiens, pensa le bonhomme en le voyant, voilà un visage nouveau. – Qui es-tu ?... demanda-t-il d’un ton un peu brusque au visiteur qui arpentait, sans façon, la chambre de long en large, comme s’il fût devenu tout d’un coup maître de la maison. Le diable, sans se faire prier, s’assit sur le banc dont j’ai parlé. Dès qu’il fut assis comme il faut, Richard dit au diable : – Tiens... voilà ma femme qui tousse, elle ne tardera pas à se lever, va donc la prendre... Mais le diable eut beau faire des efforts inouïs pour se remettre debout, il eut beau se démener et te déméneras-tu, comme s’il eût été au fond d’un bénitier, il demeurait cloué sur le banc. Richard, en voyant les contorsions et les affreuses grimaces du maudit, riait dans sa barbe, tandis que sa femme tenant la porte de sa chambre entrebâillée, criait à son mari d’une voix raillée et pleine de larmes : – Tiens-le bien, Richard ! tiens-le bien, mon homme ! tiens-le comme il faut... ne le lâche pas, mon cher petit mari !... Je t’assure que je ne boirai plus. Richard tint le diable assis de la sorte pendant neuf jours. Au bout de ce temps, le malheureux s’était tellement secoué qu’il n’avait plus de fesses. Vaincu par la douleur, il dit à Richard : – Écoute, si tu veux me lâcher, je te laisserai encore ta femme pour un an et un jour. * * * Il faut savoir, chers lecteurs, que ce diable qui avait acheté l’âme de la Richard avait deux frères. Ses deux frères et lui faisaient trois : trois frères ou trois diables comme vous voudrez. Dès qu’il revint en enfer, tout en boitant, tant il souffrait à l’endroit que vous savez, ses deux frères n’eurent rien de plus pressé que de lui demander ce qu’il avait fait pendant cette longue absence. – Ce que j’ai fait... répondit piteusement le diable, depuis que je suis parti, j’ai demeuré assis sur un banc, et il se mit à raconter, de point en point, sa pitoyable tournée. * * * Au bout d’un an et un jour, voilà donc le diable qui avait ainsi parlé qui se présente chez le cordonnier. Notez bien, lecteurs, que sa femme buvait de plus belle, car, comme dit le proverbe : « Qui a bu, boira. » Il y aurait eu, d’ailleurs, grandement à s’étonner qu’elle fût devenue tempérante. Est-ce qu’on peut pratiquer la tempérance quand on a le diable dans le corps ? – Tiens, voilà encore un visage nouveau, dit Richard en voyant le diable qui se tenait debout d’un air de défiance. En disant ces mots, le père Richard alla décrocher son violon, se l’ajusta délicatement sous le menton et prit son archet de la main droite. Le diable le regardait faire sans souffler mot, immobile et raide comme un piquet. Allons, pensait le cordonnier, en examinant son étrange vis-à-vis sous cape, tu ne veux pas t’asseoir, tu ne veux pas marcher,... Eh bien ! tu danseras, maudit ! et je te promets que tu sauteras comme tu n’as pas encore sauté de ta vie. Et Richard hasarda une note sur son violon. Aussitôt le diable leva la jambe, la pointe de son pied gauche tournée en dedans. Puis vint une seconde note, et le diable fit un pas en cadence. Puis le cordonnier attaqua résolument un air animé, et le diable se mit à danser, à tourner, et à voltiger, se livrant à une polka désordonnée, furieuse, – car il est bon de noter, en passant, que la polka est une des danses favorites du diable. Richard le fit sauter de la sorte pendant douze jours. Le douzième jour, sur le soir, comme le soleil allait se coucher, le pauvre diable était tellement échauffé qu’il en avait le poil rouge. Les yeux lui sortaient de la tête, et sa langue était sèche comme un charbon. – Arrête, Richard ! s’écriait-il de temps à autre, d’une voix étouffée, arrête !... Je suis éreinté... Mais Richard jouait de plus belle, et le diable valsait malgré lui. À la fin, n’en pouvant plus, le diable dit à Richard : – Si tu veux ne plus jouer, je te laisserai encore ta femme un an et un jour. Quand il s’en revint vers ses frères, du plus loin que ceux-ci l’aperçurent, celui qui avait mal aux fesses se mit à crier de toutes ses forces : – Je gage que tu t’es assis, hein ?... * * * Au bout d’un an et un jour, l’aîné des diables arrive à son tour chez le cordonnier. – Tiens... encore un visage nouveau, fit Richard ; qui es-tu ? Voilà donc le forgeron et son apprenti qui se mettent en face l’un de l’autre, à battre sur l’enclume, de toutes leurs forces. Bim ! bam ! boum ! le diable en sautait, et les marteaux faisaient du feu. Les deux hommes martelèrent de la sorte pendant quinze jours. Sur la fin du quinzième jour, à la nuit tombante, le diable qui avait tous les os rompus dit à Richard : – Si tu veux me lâcher, je t’abandonne tous mes droits sur ta femme. Si elle est damnée, nous l’aurons toujours ; si elle fait son salut, tant mieux pour elle. * * * Quelque temps après, il arriva que la femme de Richard mourut. Comme elle avait vécu en ivrognesse et qu’elle arriva à la porte du paradis, elle dut faire demi-tour et tomba en enfer où les diables la chauffèrent comme il faut. Quand Richard mourut à son tour, il alla cogner à la porte du paradis. Saint Pierre, voyant arriver le cordonnier, lui dit : – N’es-tu pas Richard ? Mais saint Pierre qui voulait apparemment éprouver le cordonnier ne le reçut pas davantage, et Richard s’en retourna cogner à la porte de l’enfer. – Qui cogne là ? demandèrent les diables. Les trois diables qui connaissaient Richard ouvrirent alors le guichet et se mirent à parlementer. – Que veux-tu pour nous laisser tranquilles ! dirent-ils ensemble au cordonnier. Voici une brassée d’âmes qui ont appartenu à des usuriers et à des gens morts sans payer leurs dettes, combien y en a-t-il ? – Trente, dit Richard. Ça m’en fait soixante-cinq. Donnez-en encore. Arrivé à la porte du paradis qui se trouvait entrouverte, Richard ne se donna pas la peine de parler au portier. D’un bond il se précipita dans l’intérieur du paradis où il fit une culbute avec sa charge. Si nous vivons bien, chers et bons lecteurs, nous aurons un jour l’avantage et le bonheur de faire connaissance là-haut avec le brave Richard, et j’ai l’intime conviction qu’il vous garantira de point en point l’exactitude de cette étonnante et véridique histoire que j’aurais voulu pouvoir vous raconter mieux, et surtout avec ces gestes inimitables dont mon ami Blanchard semble avoir seul le secret. |
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- FIN -
Biographie et autres contes de Paul Stevens. Pays : Canada | Corriger le pays de ce conte.Mots-clés : banc | cordonnier | diable | enfer | forgeron | ivrognesse | paradis | rhum | sac | Saint Pierre | souhait | violon | Retirer ou Proposer un mot-clé pour ce conte. Proposer un thème pour ce conte. Signaler que ce conte n'est pas dans le domaine public et est protégé par des droits d'auteurs. © Tous les contes | Hébergé par le RCQ.
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