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Synopsis du conte... || Ce conte fait ± 9½ pages (24887 caractères)
Pays ou culture du conte : Canada.

Recueil : Contes et récits du Canada

Le cavalier masqué

Charles Quinel (1886-1946)

Au cours d’une excursion en Gaspésie, nous avions été reçus chez M. Flavien Descoutures, qui possède sur la rivière Malbaie une fort belle demeure du commencement du dix-huitième siècle, au milieu d’un parc splendide.

La maison, simple, d’apparence un peu fruste, a les dimensions d’un véritable château; ses murs épais garantissent ses habitants des rigueurs de l’hiver comme des chaleurs de l’été. Elle fut construite pour un aïeul de M. Descoutures et renferme une quantité de souvenirs de famille qui sont, en même temps, de précieux témoins de l’histoire du Canada.

Nous avions connu notre hôte à Québec et il nous avait invités à venir séjourner quelque temps dans sa propriété.

Vous apprécierez là, nous dit-il, les charmes de l’hiver canadien; vous verrez comme nos collines sont belles sous leur manteau de neige; vous connaîtrez le berceau de la Nouvelle-France, car n’oubliez pas que c’est à la pointe de Gaspé, à quelques milles seulement de chez moi, que Jacques Cartier érigea la croix, signe de sa prise de possession du pays, au nom du roi de France.

Voilà pourquoi, en cette fin de janvier, nous nous trouvions assis dans le cabinet de travail de M. Descoutures, tandis que le vent du large soufflait en tempête, faisant gémir les noirs sapins qui environnaient le logis.

Le cabinet de travail, où flambait dans une haute cheminée un feu qui dévorait des troncs d’arbre, était en vérité une immense salle où s’alignaient une quantité de livres et qu’encombrait une multitude de meubles tous jolis ou intéressants.

M. Descoutures nous avait raconté une foule d’anecdotes que ces meubles évoquaient, quand l’un de nous s’avisa qu’en face de lui un panneau qui, par extraordinaire, ne portait ni corps de bibliothèque, ni tableaux, ni gravures, était taché de curieuse façon. Sur la peinture gris-bleu du mur se dessinait une silhouette humaine d’un ton noirâtre tirant sur le brun comme si la silhouette avait été faite au pochoir en se servant de suie diluée.

Au jour, ce bizarre dessin ne se remarquait pas, il fallait que la lampe articulée du bureau projetât sa lumière sur le panneau pour qu’on le vit aussi nettement. M. Descoutures suivit la direction de nos regards et, répondant à notre muette interrogation, il nous dit :

— C’est le diable.

Sans doute notre expression lui parut-elle sceptique, car il continua :

— Cela vous étonne de m’entendre vous dire ainsi tranquillement, en fumant une pipe dans une pièce paisible, que vous avez devant vous l’image du diable; j’ajouterai cependant que c’est Lucifer en personne qui a laissé sur ce panneau la trace de son passage.

En Gaspésie, beaucoup de légendes ont le Mauvais pour principal héros. Tenez, à Barachois, les pêcheurs vous narreront, pour peu que vous soyez en confiance avec eux, l’histoire du défi à Satan à laquelle ils croient dur comme fer.

Vous plait-il que je vous la raconte? Oui? Eh! bien, voici :

Il y avait à Barachois, à une époque mal définie, un pêcheur nommé Laurent, ivrogne, blasphémateur et mécréant. Ce Laurent possédait une barque et il avait pour l’aider à la manœuvrer un matelot du nom de Casimir, qui ne valait pas mieux que lui. A eux deux, ils formaient un équipage de forbans; par exemple, ils étaient de fins marins. Nul ne connaissait mieux qu’eux l’embouchure du Malbaie. Ils avaient beau être ivres, ils se dirigeaient sans aucun accroc, par n’importe quel temps, au milieu des récifs du cap Bon-Ami, bien connus pour leurs surprises.

Un jour d’été, nos deux chenapans partirent de Barachois pour aller pêcher du côté de la pointe. II y avait de l’orage dans l’air, ce qui fait que le poisson se laissait prendre facilement. La pêche avait été superbe; selon leur habitude, patron et matelot avaient accompagné leur travail de continuelles lampées d’eau-de-vie.

Lorsqu’ils estimèrent avoir pris assez de poisson, avant de mettre le cap sur le port, ils s’arrêtèrent un peu afin de se reposer. Pour eux le repos s’accompagnait nécessairement de libations. Laurent et Casimir débouchèrent une bouteille d’eau-de-vie et, assis l’un en face de l’autre, ils buvaient à tour de rôle de longues rasades à même le goulot.

— On prétend, s’écria Laurent avec un rire gras, que le cap Bon-Ami est un des logements qu’affectionne le diable.

Et de se donner de grands coups de poing dans les côtes et de larges tapes sur les épaules.

— Elle est bien bonne! riposta Casimir la langue pâteuse. Depuis le temps que nous venons pêcher par ici, nous l’aurions vu s’il y était.
— Tu dis vrai, mon gars. Tout ça c’est des ragots de marins d’eau douce qui ont peur des récifs et qui racontent ces sornettes pour expliquer la raison qui les tient au large.

L’orage commençait à gronder, nos pêcheurs se dépêchaient de finir la bouteille.

Moi, déclara Casimir, je n’ai pas plus peur du diable que des récifs et, tant que je n’ai pas vu quelque chose, je n’y crois pas.

Cette déclaration de principe motiva une nouvelle explosion de joie, de nouveaux coups de poing et de nouvelles lapes.

La bouteille était à peu près vide. Casimir, s’en étant assuré, la tendit vers le cap :

— Tiens, Satan, bois à ma santé! glapit le matelot.

Prenant la bouteille par le goulot, il la lança dans la direction de la pointe.

A cet instant, un très violent coup de tonnerre ébranla l’atmosphère et un éclair déchira les nuées qui s’accumulaient. Distinctement, une voix venant du haut du cap disait :

— Je te rencontrerai demain, ici même, et t’offrirai un régal que tu n’oublieras pas.

Il était bien certain que c’était le diable qui venait ainsi de s’exprimer. Casimir était trop ivre pour ne pas vouloir avoir le dernier mot, même contre Belzébuth.

— Si tu n’es pas un lâche démon, vociféra-t-il, tiens ta promesse et tu rencontreras les deux seuls hommes de la côte qui ne te craignent pas.

Ces paroles vengeresses prononcées, Laurent et Casimir regagnèrent Barachois juste avant que ne tombât une terrible ondée.

Leur pêche vendue et l’argent tintant dans leurs poches, les deux hommes rirent, selon leur coutume, la tournée des estaminets.

Contents d’eux et fiers de leur attitude qu’ils considéraient comme héroïque vis-à-vis du Malin, ils racontaient à tous leurs amis leur dialogue avec Satan et le défi qu’ils lui avaient porté.

— Tu peux payer une rasade, disaient-ils à leurs compagnons de ribote, ce n’est pas touts les jours que lu choqueras ton verre contre celui d’hommes qui trinquent avec le diable.

Le lendemain, le ciel était dégagé, la mer calmée. Laurent et Casimir se dirigèrent machinalement vers le port. Ils étaient un peu dégrisés, point tout à fait cependant, car ils étaient toujours entre deux eaux-de-vie.

Sur le petit môle flânaient des pêcheurs désœuvrés. Aucun d’eux ne sortait; la belle pêche de la veille ne pouvait pas se renouveler aujourd’hui; la pluie qui était tombée avait refroidi l’eau de la baie et les poissons resteraient dans les fonds.

— Ah! vous voilà, Laurent et Casimir, s’écrièrent les marins en les voyant paraître sur la cale. Probable que vous avez renoncé à aller trinquer avec Satan.

Sans ce rappel, les deux ivrognes, d’un commun accord et sans se concerter, auraient peut-être négligé leur rendez-vous. Devant les regards narquois des autres, ils ne voulurent pas en avoir le démenti. Laurent riposta aimablement :

— Tas de poltrons et de trembleurs, c’est bon pour vous d’avoir peur du diable! Il nous a promis qu’il nous régalerait et nous nous rendons à sou invitation.
— Allons, Laurent, intervint un vieux matelot, tiens-toi donc en paix; le temps n’est pas bon pour la pêche, laisse-là ton bateau. Comme on dit : Faut pas tenter le diable! C’est point que je crois qu’il t’attende au cap Bon-Ami; m’est avis que son invitation n’était que qans vos oreilles de fieffés ivrognes...
— De fieffés ivrognes! gronda Casimir; pas plus ivrognes que vous tous. Ce qui a été dit a été dit, n’est-ce pas, patron? Il l’a entendu aussi bien que moi. On s’en va à la pointe.

Tout en décochant des aménités à leurs camarades, les deux hommes avaient détaché leur bateau et s’étaient écartés de la cale.

Les autres pêcheurs, vaguement inquiets de tout ceci et qui, au fond d’eux-mêmes, croyaient à cette histoire de diable, tentèrent encore de les retenir. Allez donc raisonner des ivrognes! Laurent et Casimir, profitant d’une petite brise de terre, hissèrent leurs voiles et cinglèrent sur le cap.

C’était un plaisir de naviguer par ce joli temps, une vraie promenade d’agrément et l’on pouvait, tout en suivant sa route, s’humecter le gosier afin de s’éclaircir la voix et aussi de se donner du cœur — pour le colloque avec le Malin.

Ils arrivaient au goulet; le cap Bon-Ami dressait devant eux sa silhouette déchiquetée, sa falaise couronnée de sapins noirs. Soudain, sans que rien l’eût fait prévoir, une vague monstrueuse se précipita à leur rencontre. Commue un fétu de paille, la barque fut soulevée, renversée, roulée et les deux hommes s’abîmèrent dans les flots.

Quelques jours plus tard, on découvrit les cadavres de Laurent et de Casimir. Les marins vous diront tous qu’ils portaient au cou des traces de doigts crochus.

***

— Ce que je vous ai raconté là, Messieurs, continua M. Descoutures, vous montre que, dans notre folklore gaspésien, le diable joue un rôle important. Vous allez voir qu’il se retrouve même dans les traditions de ma famille.

L’anecdote que je veux vous narrer, et dont je ne vous garantis évidemment pas l’authenticité, fait partie intégrante des légendes du pays; elle est rapportée de différentes façons bien que le fond reste toujours le même.

Cette maison, où j’ai le plaisir de vous recevoir, venait d’être bâtie par un de mes aïeux, Jérôme, dont le père était venu de France avec un certain avoir et qui avait amassé ici une grosse fortune. C’est vous dire — vous pouvez en juger vous-même par les détails de la construction — que l’on était au début du dix-huitième siècle, par conséquent sous la domination française.

La région était déjà fort habitée. De très nombreux colons y possédaient des exploitations; il y avait donc une jeunesse qui, comme ailleurs, aimait à s’amuser et à danser, ce qui fut, de tous temps, et sera probablement toujours, la distraction favorite des moins-de-trente-ans.

Un soir de mardi gras, Jérôme Descoutures donnait ici même un bal où il réunissait ses amis personnels et surtout les amis de ses enfants, la jolie Rose, dont vous avez vu le portrait, dans le boudoir de ma femme, et Louis qui perpétua la lignée.

Rose Descoutures était fiancée à Henri d’Aulnay, un jeune officier du régiment de la Sarre. On s’amusait ferme et, bien entendit, Rose réservait la plupart de ses danses à son fiancé.

Le temps avait été très beau jusque-là et voilà que ce mardi gras fut marqué par une série d’orages comme on n’en voit que rarement au printemps. Cela, du reste, n’enlevait rien à la gaieté qui régnait dans la demeure.

Le bal avait lieu dans la grande pièce à côté de celle-ci qui était, et est restée, le salon. La salle où nous nous trouvons n’était encore qu’imparfaitement meublée et on envisageait pour elle sa destination actuelle de bibliothèque. Je vous dis cela afin que vous imaginiez mieux la suite de ce récit.

La fête battait son plein quand un domestique vint annoncer au maître de maison qu’un voyageur étrange demandait l’hospitalité. L’hospitalité est un devoir que ne refuse aucun Canadien. Jérôme Descoutures alla donc dans le vestibule et se trouva en présence d’un cavalier à la haute stature, à la silhouette élégante malgré le gros manteau ruisselant d’eau qui le couvrait. Une chose, cependant, frappa mon aïeul et lui expliqua pourquoi le domestique avait jugé ce cavalier « étrange », c’est qu’il portait sur la figure un loup noir.

On était en temps de Carnaval, c’est évident et, à cette époque, les masques étaient encore à la mode, seulement on n’en porte que rarement pour chevaucher dans la campagne par une pluie battante.

Monsieur, dit le cavalier, je me rends à Mont-Joli. Vous voyez le temps qu’il fait, mon cheval est fourbu, je viens vous demander de bien vouloir m’accueillir sous votre toit pour la nuit.

En jetant un regard par la fenêtre, mon aïeul vit un beau cheval noir attaché à un anneau sous l’auvent de la cour. Il répondit à l’inconnu :

— Ce serait manquer aux usages les plus respectables du pays que de refuser l’hospitalité à un voyageur. Débarrassez-vous de votre manteau qui est trempé; on conduira votre cheval à l’écurie et, si vous voulez honorer de votre présence un petit bal que je donne en l’honneur de ma fille, vous y serez le bienvenu.

L’inconnu ne se fit pas prier. Il ôta son manteau et il apparut dans un très élégant, vêtement noir, à boutons de jais, singulièrement « habillé » pour voyager sous la pluie. S’il n’avait eu des bottes, de hautes bottes en cuir rouge, souples et ornées d’éperons, il eût été en habit de bal. Mon aïeul remarqua aussi qu’il portait une forte épée d’un modèle un peu démodé, à la poignée curieusement ouvragée.

A aucun moment. le cavalier en noir ne fit mine de retirer son masque, pas plus qu’il ne dit son nom, ce qui était contraire à la civilité la plus élémentaire. Ce fut, donc un inconnu que Jérôme Descoutures introduisit dans le salon et qu’il présenta à la ronde comme « un voyageur arrêté par le mauvais temps ».

Cette circonstance impressionna défavorablement les invités Si l’on pratiquait largement l’hospitalité au Canada, on aimait à trouver en échange de l’urbanité, ou du moins une confiante cordialité. Cet intrus qui cachait son nom et son origine, qui usait même de la licence du Carnaval pour dissimuler ses traits, fut tout de suite antipathique aux jeunes gens qui se tinrent un peu à l’écart de lui, tandis que le bal reprenait avec moins d’abandon, moins d’entrain qu’auparavant.

Comme je vous l’ai dit, les jeunes gens évitaient le voisinage trop proche du cavalier masqué; les jeunes filles au contraire paraissaient attirées vers lui, on ne sait par quelle curiosité. Un cercle féminin se serrait à l’entour de l’inconnu dans les intervalles des danses et, même, certaines jeunes filles refusaient à leurs cavaliers le menuet ou la chacone promis depuis longtemps afin de ne pas quitter ce groupe attentif.

Que racontait le mystérieux voyageur pour charmer ainsi son gracieux auditoire? Les choses en apparence les plus insignifiantes. Il parlait toilettes, bijoux, fanfreluches. Seulement il en parlait d’une telle façon qu’il n’était jeune femme, ni jeune fille qui n’en fut ravie. Il évoquait les splendeurs de la cour de Versailles; il décrivait les robes d’une beauté miraculeuse; il faisait briller les colliers, les bagues, tes pendants d’oreilles; faisait chatoyer les soies et les brocarts. Toutes ces jeunes filles, qui n’avaient connu que les robes sans prétention confectionnées à la colonie et dont la simplicité était la meilleure parure, sentaient s’éveiller en leur cœur la convoitise d’un luxe insoupçonné et la coquetterie animait leurs regards. Vous dirai-je que le cercle des jouvencelles s’était accru de bon nombre de femmes plus âgées, de paisibles mères de famille dont, jusqu’à ce jour, l’ajustement avait été le moindre des soucis et qui se passionnaient soudain pour les folies de la mode.

Les danses vinrent à en être négligées. En vain les violons jouaient-ils leurs airs les plus entraînants, d’ordinaire irrésistibles, le parquet restait vide. Dans un coin les jeunes gens exhalaient leur rancune contre l’impénétrable trouble-fête. Le moins irrité n’était certainement pas Henri d’Aulnay qui avait constaté que Rose, sa fiancée, se tenait au premier rang des auditrices du cavalier masqué.

Au moment où les violons attaquaient une chacone qui, cette année-là, faisait fureur, le mystérieux causeur parut s’apercevoir de son incorrection. Est-ce le hasard, est-ce parce qu’elle se trouvait le plus près de lui, est-ce parce qu’elle était charmante — vous en avez pu juger par son portrait — ce fut Rose Descoutures que l’inconnu invita à danser. Bien que cette danse elle l’eût promise à son fiancé, Rose accepta.

Le bal reprit donc momentanément son animation. Momentanément seulement, car bientôt l’on s’arrêta pour admirer le couple que formaient la jeune fille de la maison et son danseur masqué. Aucun des jeunes gens présents, pas plus les fils de colons que les officiers venu de France, n’aurait pu rivaliser de grâce et de souplesse avec ce cavalier. A la prestance du gentilhomme de race, à la désinvolture du courtisan, il joignait la science qu’eût enviée un danseur d’opéra. Instinctivement, Rose s’adaptait, à ses manières et c’était un spectacle dont l’inédit surprenait tous les invités.

Après cette danse, le cavalier au loup invita Rose à la suivante; derechef, elle accepta. Puis à la suivante encore; elle ne refusa pas.

Un malaise planait dans le salon, jalousie de la part des jeunes filles, animosité des jeunes gens. Henri d’Aulnay serrait les poings, mais il ne voulait pas faire d’esclandre chez son futur beau-père dont l’inconnu était l’hôte.

Il avait cherché à s’approcher de sa fiancée afin de lui faire d’affectueux reproches. Elle ne l’avait même pas écouté dans sa hâte de rejoindre l’homme en noir.

Le maître de maison qui sentait, l’atmosphère se troubler chercha une diversion; il annonça que les rafraîchissements étaient servis dans une pièce contiguë — maintenant le boudoir de ma femme — et qu’il allait y avoir une suspension du bal.

Les invités se dirigèrent vers le buffet préparé avec l’abondante et rustique simplicité qui était de mise à la colonie. Ce mouvement avait un peu séparé le cavalier masqué de ses admiratrices. Henri d’Aulnay en profita pour se glisser à côté de lui.

— Monsieur, lui dit-il tout bas, votre attitude vis-à-vis de ma fiancée, Mlle Rose Descoutures, m’a déplu.

L’autre fit entendre un ricanement grinçant et, d’une voix rêche, bien différente de celle avec laquelle il charmait son auditoire féminin, il répliqua :

— Je ne vois pas ce que vous pouvez y trouver à redire.

La colère faisait battre les tempes du jeune officier.

— Si vous ne voyez pas que vous vous conduisez en butor, je le vois et cela suffit.
— C’est une affaire que vous cherchez? gouailla l’inconnu.
— Je vais vous demander raison les armes à la main de ce que je considère comme une offense.

Le cavalier masqué s’inclina.

— A vos ordres.

Puis montrant la fenêtre, il ajouta :

— Connaissez-vous un lieu couvert pour notre rencontre? Il fait nuit, la pluie tombe à seaux, le sol est trempé et votre cadavre sera bien mal, étendu dans la boue.

Henri d’Aulnay ne releva pas ces derniers mots, il répondit :

— Derrière ce salon est une grande pièce à peu près démeublée et où personne ne va jamais, surtout l’hiver parce qu’elle est incommode à chauffer il désignait la pièce où nous sommes - je vais y porter du luminaire et, dans une demi-heure, je vous y attendrai.
— Convenu, laissa tomber l’inconnu en se dirigeant gaiement vers le buffet où les jeunes filles s’impatientaient déjà de ne pas le voir.

Henri d’Aulnay, pendant ce temps, préparait cette salle pour le combat. Il y transporta deux candélabres garnis de bougies - c’était un luxe que peu de colons avaient les moyens de s’offrir - et les disposa sur la cheminée. Vous pouvez juger si cet éclairage était insuffisant à chasser les ombres de ce vaste local.

A l’heure précise qui avait été fixée, Henri d’Aulnay entendit une voix railleuse qui prononçait tout près de lui :

— Je suis à vos ordres.

L’officier se retourna et se trouva face à face avec le cavalier masqué. Il n’avait pas entendu ouvrir ni fermer la porte, ni craquer le parquet sous ses bottes.

— Vous êtes toujours las de vivre? ricana l’homme au loup.

Pour toute réponse, d’Aulnay tira son épée.

Le bal avait repris, les jeunes gens avaient invité les jeunes filles qui, maintenant que le cavalier masqué n’était plus là, se rendirent à leur invitation. Néanmoins, elles étaient distraites. Où pouvait bien être l’inconnu? Avait-il quitté la maison, était-il allé se reposer?

Ces mêmes questions, Rose Descoutures se les posait; elle interrogea les domestiques et apprit que personne n’avait vu le voyageur et que son grand cheval noir était toujours à l’écurie.

Voici qu’elle éprouva un autre sujet d’étonnement, son fiancé, lui non plus, n’était pas là.

Soudain, une idée lui traversa la tête. Elle eut l’intuition d’un malheur. Elle se rendit compte combien son attitude avait pu chagriner son fiancé. Sur le moment, elle avait cru agir tout naturellement, prise qu’elle était par la fascination étrange de l’inconnu. Les remontrances d’Henri, à peine écoutées, lui revinrent à l’esprit. Jamais elle ne s’était avisée comme maintenant de la profondeur de sa tendresse.

S’il avait provoqué le cavalier masqué! Si, à cette minute précise, ils étaient en train de se battre! Elle eut peur; quelque chose lui disait que l’étranger n’était pas un homme comme les autres, que l’adresse et le courage d’Henri se briseraient contre une force secrète. Elle fut horrifiée à l’idée que du sang allait couler pour elle, le sang de celui qu’elle aimait. A tout prix elle voulut empêcher cela.

Rose sortit dans la nuit; la bourrasque était terrible. Elle appela; sa voix fut couverte par le bruit de la tempête, par le roulement du tonnerre. Elle revint dans la maison, pénétra à nouveau dans la salle de bal chaude et bruissante des accords des violons. Une de ses amies lui demanda comment il se faisait que sa robe fût mouillée et que ses cheveux fussent ébouriffés. Elle ne répondit pas, tout à son angoisse.

Promenant des yeux égarés autour de la salle, elle s’aperçut que deux candélabres manquaient. Henri et l’inconnu étaient donc dans une chambre de la maison, privée de luminaire à une heure où tout était éclairé. La bibliothèque!

Rose se glissa derrière les dames qui « faisaient tapisserie »; elle parvint à la porte, l’ouvrit, s’engouffra dans le clair-obscur de la grande salle démeublée. Un cliquetis d’acier frappa son oreille. Dans un coin de la pièce deux hommes étaient aux prises; leurs ombres, sous l’éclat vacillant des bougies, dansaient bizarrement le long des murs : d’Aulnay et l’inconnu.

Il ne fallait pas être experte dans la science des armes pour se rendre compte que ce dernier avait nettement le dessus; il semblait se jouer de soun adversaire qui pourtant se défendait furieusement.

Deux fois. Rose vit la pointe du cavalier masqué effleurer la poitrine de son fiancé, qui ne l’avait écartée que de justesse. Chaque attaque était soulignée par un ricanement sinistre de l’homme au loup.

Celui-ci rompit de deux pas comme décidé à en finir, puis, dégageant son fer de celui de son adversaire, il poussa à fond un coup droit. Son rire s’éleva strident... Henri n’avait pas eu le temps de parer. Comme une folle, Rose s’élança vers les combattants au moment où la pointe touchait l’habit de l’officier;

— Mon Dieu, protégez-le! cria la jeune fille.

A cet instant, il se produisit un fait extravagant, inouï. L’épée s’arrêta dans sa course; l’homme masqué poussa un rugissement de douleur, bondit contre le mur et s’y adossa. A travers les ouvertures de son masque, on voyait comme deux charbons ardents. Une grande flamme illumina la pièce et un formidable coup de tonnerre fit trembler la maison... Une fumée âcre s’éleva, voilant l’éclat incertain des bougies.

Quand la fumée fut dissipée, Rose et Henri étaient seuls dans la chambre; sur le mur où s’était adossé le cavalier masqué on n’apercevait plus qu’une silhouette, celle que vous distinguez maintenant et qui s’efface petit à petit.

L’affaire s’ébruita. Les invités se retirèrent angoissés. Dans l’écurie, le grand cheval noir avait disparu.

Vous voyez, Messieurs, que le diable n’est pas étranger à mes histoires de famille.

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- FIN -

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