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Synopsis du conte... || Ce conte fait ± 18¼ pages (48689 caractères)
Pays ou culture du conte : Canada.

Recueil : La veillée au mort

La veillée au mort

Albert Laberge (1871-1960)

Ceci se passait à Allumettes, le village le plus ignorant, le plus fanatique et le plus ivrogne des neuf provinces du Canada.

Le vieux Baptiste Verrouche, commerçant d’animaux et maquignon, était mort. Il était mort sans avoir langui une seule journée dans son lit, sans une heure de maladie. Foudroyé par une syncope.

Il s’en allait comme il avait vécu, avec le mépris des remèdes et des médecins. Pour se préserver de tous les maux possibles, il avait une panacée infaillible : chaque jour, il prenait son flacon de gin.

– Avec trois repas par jour et un flacon de gin, un homme vit vieux, disait-il souvent.

Et il avait prouvé la véracité de son affirmation en se rendant à 82 ans. On l’enterrerait demain matin.

Ses fils, ses parents, ses voisins étaient réunis à sa demeure, une grande maison en pierre des champs bâtie au bord de la route, à deux milles du village. Ils étaient venus pour la veillée au corps. Groupés dans la salle à manger, les hommes écoutaient les vantardises d’Hector Mouton, hercule doué d’une vigueur phénoménale et très fier de ses muscles. Depuis des années, il gagnait sa vie en donnant des démonstrations de tours de force dans la région et il aimait à parler de ses exploits. Autour de Mouton se trouvaient le fils aîné, Zéphirin Verrouche, vétérinaire, mince et maigre, avec une barbe noire taillée en pointe, et qui se faisait appeler docteur ; Napoléon, le second des garçons, sanguin, la figure rouge, gros, avec un ventre énorme, hôtelier au village ; Grégoire, une réplique de son frère ainé, tanneur ; Septime et Ernest, petits fils du défunt, le premier, un rouget, étudiant en pharmacie à Montréal, et le second, gros rougeaud comme son père, commis à la taverne.

Prosper Laramée, un voisin, parlait du vieux.

– Il en vient pas au monde tous les jours des hommes comme lui, disait-il. Il était pas fou, le pére. Je l’connaissais depuis plus de trente ans et je l’ai jamais vu faire un mauvais marché. C’était un fin renard, mais honnête. Il savait acheter, mais il payait.
– Oui, c’était un bon vieux, fit Mathildé, sa bru, femme du vétérinaire, et moé, j’aurais aimé qu’on lui fasse chanter un beau service de première classe.
– Ça, c’est ben beau, mais le pére, il en voulait pas de service de première classe. Il voulait un service d’union de prières et pendant quarante-deux ans il a payé un écu par année pour l’avoir, déclara son mari.
– Chaque premier dimanche de novembre, il allait porter ses cinquante cents au curé et il a tous ses reçus dans un tiroir de sa commode, ajouta Napoléon, l’hôtelier.

Il était dix heures du soir. Assis autour de la pièce, les hommes fumaient la pipe en racontant des histoires. Rose, grosse fille rougeaude, aux cheveux noirs, aux épaisses lèvres rouges, employée à la taverne de Napoléon et qui, dans la circonstance, aidait aux femmes, entra dans la salle, portant un plateau chargé de sandwiches qu’elle passa à la ronde.

– J’vas aller chercher de la bière, fit Ernest qui se leva et se dirigea vers la cuisine.

Comme Rose passait, les gens se servaient et mordaient dans les tartines. Lorsqu’elle arriva à Septime, qu’elle connaissait moins que les autres, la fille voulut faire montre de politesse.

– Voulez-vous en prendre une ? demanda-t-elle en tendant le plateau.
– Manzelle, j’prendrai bien tout ce que vous voudrez, répondit-il, souriant et en la regardant dans ses yeux noirs très vifs.

Ernest revenait maintenant avec un cabaret rempli de verres de bière débordant de mousse, qu’il offrit à son tour.

L’on mangeait, l’on buvait et l’on racontait des histoires.

– C’est dommage que le pére ne puisse pas nous voir, fit Hector Mouton en se levant.

Et apportant son verre, il se rendit dans la chambre mortuaire, juste en avant. Il contemplait le vieux, maigre, sec, ridé, qui reposait dans son cercueil avec un sourire sardonique sur sa figure glabre. Mouton acheva de vider son verre et le déposa sur le cadre de la fenêtre. Les fils, les voisins l’avaient suivi et étaient autour de la bière, regardant le mort.

– Il m’aimait ben, le vieux, déclara Mouton, et quand je lui ai demandé sa fille en mariage, il me l’a donnée sans marchander. Il était p’tit, mais il était sec, le pére, et, pour tirer au poignet, il était capable de donner un bon coup, c’est moé qui vous l’dis. Quand j’arrivais à la maison et que je le trouvais assis sur sa chaise, je lui disais : « Remuez pas ! » Et je prenais son siège d’une main et je l’élevais au bout du bras. Il riait alors. Il était content. Il aimait ça, un homme fort.

Et Mouton faisait le geste de prendre une chaise et de l’élever au-dessus de sa tête. Il avait enlevé son veston afin de montrer ses biceps énormes.

Mais le vétérinaire s’emballait à son tour.

– Il connaissait ça, lui, un trotteur. Il allait chez un habitant pour acheter une taure ou un bœuf et, lorsque je le voyais le soir, il me disait : « Tiens, Damase Legris a un poulain de deux ans qui promet. Faudra que je fasse des affaires avec lui avant que les Américains le prennent ». Oui, il connaissait ça les chevaux, pis il savait les conduire, pis il savait s’arranger pour gagner. J’me rappelle. J’avais quinze ans. Le père avait été à Rawdon pour acheter un taureau et il m’avait amené avec lui. Il avait une p’tite jument grise attelée à une barouche. Il la poussait pour voir ce qu’elle pouvait faire. « Elle pourrait aller dans les 2.40 », qu’il disait. Ben, il paraissait content. Pis v’là qu’on aperçoit un p’tit boghei devant nous. « Tiens, qu’il dit le pére, v’là Tit Toine St-Onge qui entraîne son poulain. » Et il commande sa jument grise qui rejoint TitToine. Tout de suite, v’là une course qui commence. Les deux chevaux trottaient côte à côte.
– On va jusqu’au village ? crie Tit Toine.
– Jusqu’à l’Hôtel du Peuple, répond le pére.

Alors Tit Toine fouette sa bête et prend un peu les devants. Le pére le suivait une longueur en arrière. Il faisait claquer son fouet, mais il touchait pas sa jument et il me regardait en souriant. Tit Toine cinglait son poulain et il restait en avant. Le pére continuait de faire claquer son fouet, mais il tenait ses guides serrées.

– Celui qui perd paiera un flacon de gin, crie le pére.
– C’est correct, répond Tit Toine.

Et il tapait sur son cheval à grands coups de fouet. Le pére restait pas beaucoup en arrière. Tout de même, Tit Toine arriva à l’Hôtel du Peuple sept longueurs en avant de nous. On débarque et on entre. TitToine était tout glorieux. Le pére demande un flacon de gin.

– Ben, c’est à vot santé, m’sieu Verrouche, disait Tit Toine en prenant son verre.
– T’as un bon cheval, meilleur que j’pensais, déclare le pére. Tu pourras le vendre un bon prix à un commerçant américain.
– Mais il n’est pas à vendre, répliqua fièrement Tit Toine.

On reprend un autre verre, pis un autre, encore d’autres.

– Ça c’est vrai, t’as un bon cheval, répétait le pére, mais ma jument était fatiguée aujourd’hui. Elle venait de faire cinq milles. Sans vouloir te faire de peine, j’cré que j’te battrais une autre fois.
– Vous badinez, m’sieu Verrouche.

Tit Toine commençait à être chaudasse et il était ben certain que son cheval pourrait battre la jument du pére tous les jours de la semaine.

– Écoute, Tit Toine, que dit le pére, on va trotter dimanche après-midi cinq milles pour cinquante piasses. Qu’est-ce que t’en dis ?

C’était comme si le pére eût demandé à Tit Toine : Veux-tu cinquante piasses ?

– Déposez vot’argent, qu’il dit.

Le pére fouille dans sa poche, sort un rouleau de billets. Il en compte dix de cinq piasses.

– Prends ça, dit-il à Omer Moreau qui était là derrière son comptoir à essuyer ses verres, et tu le donneras à celui qui gagnera dimanche.

Tit Toine St-Onge sort son argent à son tour et dépose l’enjeu. Il était ben content. Il vidait un flacon de gin sans payer et, dimanche, il gagnerait cinquante piasses. On finit de vider le flacon pis on se sépare.

– À dimanche prochain, à trois heures !
– Dimanche, à trois heures !

Alors, nous autes, on remonte en barouche et on s’en r’vient à la maison. Le père disait rien mais il riait en lui-même. Le dimanche arrive. Le pére était là avec sa barouche et Tit Toine avec son boghei. Ils partent. Tit Toine prend encore les devants. Le père faisait claquer son fouet, mais sa jument était fine. Elle comprenait. Elle savait que c’était pour la frime. Elle se forçait pas, juste assez pour suivre Tit Toine. Même, il prit une avance de cinq longueurs. De temps à autre, celui-ci tournait la tête et regardait en arrière. Il pensait aux cinquante piasses qu’il allait empocher. À un arpent du village, le pére se fait claquer la langue deux ou trois fois sur les gencives. V’là la p’tite jument grise qui décolle. Pas besoin de fouet avec elle. Juste la commander en se faisant claquer la langue. En rien de temps, elle avait rejoint Tit Toine. Lui, le v’là qui s’met à bûcher sur son poulain. Il lui envoyait de grands coups de fouet sur les flancs. Le pére passe à côté.

– On se r’joindra à l’hôtel, qu’il lui jette ironique en passant.

Et il le laisse en arrière. Tit Toine fouettait à tour de bras, mais le pére le distançait.

– Ben, on t’attendait, on se d’mandait s’il t’était pas arrivé un accident, fait le pére sarcastique, lorsque Tit Toine tourne dans la cour de l’hôtel.

Tit Toine était en maudit. On entre dans le bar par la porte d’en arrière.

– Ben, j’paie un flacon de gin, annonce le pére qui avait gagné. Omer Moreau apporte le flacon et les cent piasses d’enjeu. Il les remet au pére. Lui, il compte les billets, prend une piasse, la donne à Tit Toine en disant : « Tiens, tu t’achèteras un bon fouet », et met le rouleau d’argent dans sa poche. Ben, ça valait cent piasses pour voir la figure de Tit Toine quand le pére lui a dit ça. Vous savez, il était sciant, le pére. Alors on a vidé le flacon, et Tit Toine est retourné chez lui ben saoul.

Par la vitre, les auditeurs regardaient le vieux dans son cercueil. Il y avait dans sa vieille et maigre figure ridée une expression sardonique.

– Ben, on va prendre un coup, annonça le vétérinaire après avoir terminé son récit.

Et Ernest sortit et revint avec un gros flacon de gin et un plateau chargé de verres. Il passa la bouteille à la ronde et chacun se servit.

– Ben, moé, j’oublierai jamais la fois qu’un Américain était v’nu au village pour acheter des chevaux, raconta Zotique Dupont, le meunier, dans le temps que le pére avait son p’tit noir, Mohican, le p’tit noir qui avait gagné les 2.30 aux courses de Richmond. Bon, m’sieu Verrouche apprend que le Yankee était ici. C’était en janvier. Il s’en vient au village, à l’hôtel. En arrivant, il s’en va tout drette à l’écurie. Oui, le pére, il aimait ben ça prendre un verre, mais c’était pas dans l’hôtel qu’il entrait tout d’abord, c’était dans l’écurie. Il voulait voir les chevaux, se rendre compte. Puis, après qu’il avait vu, il parlait. Et il jouait son jeu. Donc, juste en arrivant à l’écurie, il tombe sur Jérémie Leblanc, l’homme de cour, qui était en train de donner à ses pensionnaires leur portion d’avoine.

– Bonjour, m’sieu Verrouche, qu’il fait. Vous arrivez à temps. Vous allez voir une belle p’tite bête. Car il connaissait ça aussi les chevaux, Jérémie. Regardez-moé ça, qu’il ajoute, et il lui montre dans une stalle le cheval de l’Américain.

Le pére regarde : un noir avec une barre blanche en haut des sabots, juste comme des poignets de chemise blanche au bout d’une manche d’habit noir.

– Il vient pas d’Malone, ton homme ? qu’il demande, le pére Verrouche.
– J’cré ben que c’est ça, répond Jérémie.

Pendant deux minutes, le pére regarde encore l’animal de tous les côtés. Il dit rien, mais sans l’avoir vu auparavant, il le connaissait, ce cheval-là. Le noir aux quatre pieds blancs, il en avait entendu parler. À peu près le meilleur dans les 2.20 dans la région de Malone. Pis, comme Jérémie était planté là à côté de lui avec sa terrine pour distribuer l’avoine, le pére lui fait un clin d’œil. Vous savez, le pére pis Jérémie, ils se comprenaient vite. Pas besoin de ben des explications.

– Tu lui as donné sa portion ? demande le pére.
– Non, mais j’vas justement la lui porter.
– Si tu mettais une poignée de sel dans son avoine, ça lui ferait pas d’mal ?
– Ça lui ferait pas de tort, que reconnaît Jérémie.
– Pis faudrait pas que tu oublies de le faire boire à sa soif, hein ?
– Entendu, m’sieu Verrouche.

Pis, le pére prend une piasse et la glisse à Jérémie. Deux bons amis. Jérémie prend la piasse, la tortille et la met dans sa blague à tabac. Ensuite, le pére entre à l’hôtel. Mon Américain était en train de jaser avec quatre ou cinq habitants auxquels il payait la traite. Il voulait les mettre de bonne humeur pour leur acheter leurs chevaux à bon marché. Il connaissait son métier. Naturellement, il invite le pére Verrouche. Lui, il refusait pas ça, un coup.

Pis le Yankee lui demande s’il a des chevaux à vendre.

– Ah, batêche ! j’en ai un, répond le pére, mais j’le garde. J’le donnerais pas pour deux cents piasses. Il a gagné les 2.30 l’automne passé. C’est pas un cheval à vendre. Dans un an, il peut me rapporter plus que son prix. Faudrait de la ben grosse argent pour le laisser partir.

Alors v’là mon Américain qui paie une autre traite, pis une autre. Il voulait amollir le pére, acheter son cheval. Mais m’sieu Verrouche, il chantait toujours les qualités de Mohican. Il jouait son jeu. On l’aurait cru pas mal chaud, mais il avait seulement quatre verres de gin. C’était pas assez pour lui faire perdre la tête.

– J’sus pas riche, qu’il disait, mais je gagerais ben vingt-cinq piasses avec n’importe qui sur le p’tit Mohican.

Le Yankee le regardait d’un air amusé.

– Faut jamais trop se vanter, le pére, qu’il dit. Je ne dis pas que votre cheval est pas bon, mais il peut y en avoir de meilleur.
– Ben, maudit ! J’voudrais voir celui qui battra Mohican ! Pis, j’lui donnerais vingt-cinq piasses.

Et il sort de sa poche cinq billets de cinq qu’il brandissait dans ses vieux doigts, en faisant toutes sortes de grimaces pour paraître ben saoul. Alors, l’Américain le taquine.

– Vous savez, moé aussi, j’ai un bon cheval, mais j’voudrais pas vous voler vot’argent.
– Vous avez un cheval ? fait le pére d’un air étonné. Ous qu’il est, vot’cheval ?
– Ici, à l’écurie.
– Ben, j’ai dit que j’trotterais pour vingt-cinq piasses et je r’viens jamais sur ma parole, déclare le pére.
– Ça me ferait de la peine de prendre vot’argent, parce que je crois que vous en avez besoin, riposte le Yankee.

Vous comprenez, ils étaient comme deux pêcheurs à la ligne qui agitent leur hameçon dans l’eau, pour amorcer le poisson.

– Ben certain que j’en ai besoin, riposte le pére, mais, gagne ou perd, j’en ai toujours pour mon argent dans une course.
– Dans ce cas-là, comme je vais gagner vos vingt-cinq piasses, je vais payer la traite, annonce l’Américain.

Pis, après avoir bu et s’être essuyé la bouche avec son mouchoir de soie, il regarde sa montre.

– Dix heures, fait-il. Écoutez, on va trotter ça avant dîner. Seriez-vous prêt à onze heures ?
– À onze heures on partira d’ici pour se rendre aux Coteaux, un mille et quart pour vingt-cinq piasses.
– Entendu, dit l’Américain.
– Maintenant, ajoute le pére, pour pas avoir de dispute après, on dépose not argent.
– Ben sûr, concède le Yankee. D’ailleurs, avec moi il n’y a jamais de dispute.

Alors, tous deux, ils comptent vingt-cinq piasses et ils donnent l’argent à Tit Noir Bélanger, l’hôtelier.

À onze heures, le pére était là avec Mohican et sa p’tite sleigh rouge. L’Américain avait dit à Jérémie d’atteler son noir aux quatre pieds blancs. Ben, les v’la qui sortent de la cour et les deux chevaux prennent le trot. Mais, tout de suite, l’Américain entend : ploc, ploc, ploc, comme de l’eau qui aurait balotté dans un baril à moitié plein. Il écoute encore : ploc, ploc, ploc. Pis, le v’la qui se met à sacrer comme j’en ai pas entendu souvent. Ça aurait pris un bon Canayen pour l’accoter. Vous imaginez, après avoir mangé son avoine salée, le cheval avait bu deux grands siaux d’eau. Il était incapable de trotter. Il était battu d’avance. Mon Yankee comprenait qu’il avait été roulé par un fin renard. Alors, il revire tout de suite et il s’en retourne à l’hôtel. J’sais ben qu’il était en sacre, mais il a pas voulu rien dire, parce qu’il voulait faire des affaires. Il voulait acheter des chevaux et il ne pouvait dire aux gens qu’ils étaient des coquins. Il a fait dételer, il n’a pas donné un mauvais dix cents à Jérémie. Mais après s’être fait remettre les cinquante piasses par Tit Noir Bélanger, le pére a glissé un écu à Jérémie. Il l’avait ben gagné. Ah, ils s’entendaient ben, ces deux-là !

Les pipes s’étaient allumées et la chambre mortuaire était remplie d’une épaisse fumée.

– Oui, le pére et Jérémie, ils s’accordaient ben ensemble, fit à son tour Siméon Rabottez, un des anciens de la paroisse. Je m’rappelle c’gars de Sorel qui était v’nu icite et qui faisait son faraud. Il était v’nupasser une semaine su des parents et il se promenait dans un p’tit berlot rouge tout neuf. Pis il avait un bel attelage avec des grelots argentés. Il était ben greyé vrai. Avec ça, il avait un bon cheval, mais c’était un gars vaillant et qui cherchait trop à s’en faire accroire. Il s’en allait sur la route au p’tit trot. Vous étiez en arrière. Vous vouliez le dépasser. Juste quand il vous voyait à côté de son berlot, il touchait son cheval et c’était ben le guiable, mais vous n’arriviez jamais à passer en avant. Il vous r’gardait en riant, il vous narguait. Il avait une bonne bête et il le savait. Oui, et ben, le pére entend parler de ça. Il s’en vient à l’hôtel et il va voir Jérémie. Ils jasent tous les deux. Alors, le soir comme le gars de Sorel rentrait d’une promenade et qu’il faisait dételer dans la cour, v’la Jérémie qui commence à réciter sa leçon.

– Vous savez, j’pense que vous pourriez faire quelques piasses ben facilement, si vous vouliez.

Alors, l’autre ouvre les oreilles.

– Oui, il y a un vieux icite qui s’imagine que son cheval est le champion de la place. Il est toujours prêt à gager ce que vous voulez sur une course. Maintenant, son cheval est pas pire, mais d’après ce que j’ai entendu dire j’cré ben que le vot’ est meilleur. Pis, ajouta Jérémie en souriant, si vous gagnez qué’ques piasses, j’pense que vous m’oublierez pas.

– Où-ce qu’il est, ce vieux-là ?
– Oh, il vient icite tous les jours prendre son coup. Si vous voulez le voir, je vous avertirai.
– C’est bon, c’est bon, fait le gars de Sorel.

Alors, le lendemain, le pére était là à prendre son verre de gin quand mon jeune s’amène. Pis, tout d’suite, on parle joual et l’on arrange un match pour vingt piasses, du village à la fromagerie, à peu près deux milles.

Ben, le chemin était de glace vive, un beau chemin pour une course. À trois heures, il y avait ben quarante personnes pour les voir partir. Avec une musique de guerlots, ils sortent de la cour. Le pére laisse l’autre passer en avant, mais il le suit de près. Ils avaient pas fait six arpents que, tout à coup, v’là un fer qui r’vole sur la route. C’était le cheval de mon gars de Sorel qui l’avait perdu. Trotter sans fer sur la glace vive, ç’aurait été folie. Ben, il était vaillant, mon gars, mais pas fou. Il se dit que c’est encore mieux de perdre vingt piasses que de risquer de casser la jambe de son cheval qui valait deux cents piasses comme une coppe. Alors, il arrête, puis il r’tourne à l’hôtel. Le pére en fait autant. Il s’en va dans la cour. Lui pis Jérémie, ils se r’gardent un moment sans parler, juste un clin d’œil, pis Jérémie demande :

– Il s’est-il rendu loin ?
– À peu près six arpents, que répond le pére.
– Ben, c’est c’que j’calculais, riposte Jérémie.

Alors, le pére lui pousse une piasse. Jérémie tortille le billet et le serre dans sa blague.

Là-dessus, Ernest repassa à la ronde avec un flacon de gin et des verres. L’on buvait à la mémoire du vieux et chacun faisait son oraison funèbre.

Puis Hector Mouton commence à parler de ses tours de force à Sherbrooke, Valleyfield, Sorel. Il avait levé vingt hommes sur une plate-forme, et autres exploits semblables.

– Oui, oui, fait Ludger Morreaux, ancien fermier qui vivait maintenant de ses rentes au village, vous levez un bout de la plate-forme, mais vous levez pas les vingt hommes à la fois.
– Ben, j’dis que j’lève toute la plate-forme d’un coup avec les vingt personnes.
– Alors, c’est un truc que vous avez. Vingt hommes ordinaires avec la plate-forme, ça fait plus de trois mille livres. Ben, j’vas vous l’dire, j’voudrais voir l’homme qui est capable de lever une tonne de foin et la charrette avec.
– Écoutez, fait Mouton, piqué, j’lèverai pas vingt hommes parce que j’ai pas ma plate-forme, mon attelage et mes chaussures, mais j’vas lever tous ceux qui pourront se placer sur la table, de chaque côté du cercueil.
– Oui, ben, t’en mets pas une douzaine, même en tassant, fait Prosper Laramée, le forgeron.
– Si c’est comme ça, j’vas vous montrer c’que j’peux faire. J’vas tâcher de trouver une couple de planches, pis j’vas les mettre sur la table. Ça fera plus long.
– Des planches, t’en trouveras dans la remise, fait Zéphirin, le fils aîné.

Alors Mouton s’en va dans la cuisine où se trouvaient les femmes et demande un fanal. Virginie Arbas lui en donne un. Il l’allume et sort. Au bout de trois ou quatre minutes, il revient avec ses planches et riant aux éclats.

– Vous parlez que j’ai déniché deux oiseaux, annonce-t-il. Imaginez-vous qu’en entrant dans la remise, je tombe sur Rose et Septime qui étaient là à jouer à des jeux. Vous parlez qu’ils ont été surpris et que mon apparition les a dérangés.
– Je trouvais ça curieux qu’il fût disparu, fit Napoléon. Ce Septime, j’vous dis qu’il n’en manque pas une quand il a la chance.

Puis Mouton prend ses deux madriers, les place sur la table de chaque côté de la bière.

– Mettez-vous là autant que vous pourrez, ordonne-t-il. Pis j’vous promets que j’vas vous lever. Toé, Poléon, dit-il à son beau-frère, tu vas être le juge et tu diras si j’ai levé la table.

Alors les trois fils, Prosper Laramée, Antoine Le Rouge, Zotique Dupont, Siméon Rabottez, Philorum Massais et les autres prennent place sur les planches, de chaque côté du cercueil. Mouton enlève son veston, son gilet, son faux col. Puis, debout à côté du groupe, il compte ses personnages du doigt :

– Un, deux, sept, huit, dix, onze, douze, treize. Avec le pére dans sa bière, ça fait quatorze. Ben, tenez-vous les uns près des autres pour que ça balance pas.

Alors il se glisse sous la table, se met à quatre pattes. L’on voyait sa large croupe massive.

– Pousse-toé un peu à gauche, fait le forgeron Laramée en lui flanquant une tape sur la fesse, comme lorsqu’il fait ranger ses vaches d’un coup de fourche le matin, pour nettoyer l’étable.

Mouton appuie les reins sous la plate-forme, se place afin de prendre sa charge en équilibre.

– Y êtes-vous ? Attention, Napoléon, regarde si je les lève. Ho !

Il tend tous ses muscles dans un effort, mais il s’est mal placé. La table penche d’un côté, l’un des madriers glisse et tombe avec fracas sur le parquet, ceux qui étaient dessus s’étendent sur le plancher pendant que le cercueil croule au milieu des hommes gisant pêle-mêle.

C’est un vacarme, un tumulte.

Au bruit de la chute et en entendant le brouhaha, les femmes, avec un visage épouvanté, accourent du fond de la cuisine pendant que les hommes se relèvent péniblement.

– Cré maudit ! En v’là des tours de force ! Des tours de farceurs plutôt, fait Antoine Le Rouge qui se remet debout en se frottant une épaule.

On regarde le cercueil. Heureusement, la vitre n’est pas brisée. On le relève, on le remet sur la table.

– Il ne s’est pas fait mal, le pére ; il rit, remarque Siméon Rabottez.

Dans sa bière, le vieux maquignon avait toujours son sourire sardonique et semblait s’amuser de l’incident qui venait de se produire. Mais Mouton était furieux.

– Vous savez seulement pas vous tenir d’aplomb sur une table. Ben, vous viendrez me voir. J’vas donner une séance dans la salle du marché, pis j’vous promets que j’lèverai vingt hommes. J’vous invite tous.
– Ça fait longtemps qu’on a rien pris, constate Napoléon.

Une fois de plus, Ernest sort et revient avec un flacon et des verres.

– Profitez-en, conseille-t-il. Icite, ça coûte rien, mais quand vous viendrez à la taverne, ce sera dix cents le verre.

Le flacon vide est déposé dans un coin, à côté des quatre autres. Juste comme les hommes s’essuyaient la bouche du revers de la main, la porte du dehors s’ouvre et un homme gros et court, en haut-de-forme, un gros cigare à la bouche, avec une grosse moustache noire, une lourde chaîne de montre dorée et une énorme breloque, fait son apparition. Il salue en entrant :

– Bonsoir, la compagnie !
– Ben, c’est Francis Pilonne ! crient des voix.
– Oui, c’est moé. J’arrive. J’sus parti hier soir de Joliette après l’exposition. J’avais appris dans la journée la mort du pére Verrouche. Alors j’me suis dit que j’manquerais pas son service. Pis, après souper, j’sus v’nu icite tout drette. Je devais aller au Bout-de-l’Île demain, mais ce sera pour une autre fois. Maudit ! une fois que j’avais pas de licence pour ma roulette et que la police m’avait arrêté, il a cautionné pour moé et il m’a fait sortir. Ça, ça s’oublie pas et j’aurais pas manqué son service pour rien au monde.

On l’écoutait. Francis Pilonne était une figure connue dans la région. À toutes les réunions populaires, aux courses de trotteurs, aux concours agricoles, on le trouvait toujours avec son haut-de-forme, son gros cigare, sa grosse moustache noire, sa grosse chaîne d’or et sa roue de fortune. C’était son métier de faire tourner cette roue et d’encaisser les pièces de dix et de vingt-cinq sous. Ce soir-là, il avait une voix enrhumée et il toussait comme un cheval qui a la gourme, et des grains de salive rejaillissaient dans la figure de ses voisins.

Sur les entrefaites, Ernest s’amena avec une nouvelle bouteille de genièvre. Il ne mourrait qu’une fois, le grand-père, et il fallait faire les choses convenablement.

– C’est une belle famille ; je vois qu’ils sont plusieurs frères, fit Antoine Le Rouge en voyant apparaitre le nouveau flacon.
– Oui, il y en a encore plusieurs que vous connaissez pas encore, mais vous les aurez tous vus avant demain matin.
– Vous, m’sieu Pilonne, vous êtes en retard. On va vous servir un bon coup, déclara Ernest. Et, prenant un verre à bière, il le remplit de gin jusqu’au bord et le présenta au nouveau venu.
– Maudit ! J’voudrais qu’il y en ait tous les jours un enterrement pour être traité comme ça. Pis, ça va être bon pour le rhume, répondit Pilonne en prenant une large gorgée.

Puis il se remit à tousser comme un cheval qui a la gourme, arrosant de nouveau ses voisins de grains de salive.

– Pis dire que nous autes, on est là à boire, pis que l’pére, lui, ça fait plus de deux jours qu’il n’a pas pris une goutte. Ah ! maudit ! c’est ben triste de mourir, déclara Mouton.

Puis, soudain, se tournant vers l’homme au gros cigare :

– T’aurais pas ta roue par hasard ?
– Ben certain. De Joliette je sus v’nu drette ici avec mes agrès. Elle est dans ma voiture.
– Ben, sors-la, c’te roue. On va jouer un peu, hein ?

Alors le gros Pilonne sortit et revint l’instant d’après avec sa roue et ses accessoires. Il la plaça sur une chaise dans un coin. Ensuite, il étendit son mouchoir sur le cadre de la fenêtre tout près et y déposa son haut-de-forme qui était sa caisse habituelle. Fouillant ensuite dans ses poches, il en retira des poignées de monnaie qu’il jeta dans le fond du chapeau.

– Dix cents la palette, annonça-t-il.

Des mains se tendirent. Les petites planchettes portant des numéros furent vite distribuées. Puis Pilonne imprima un mouvement rotatif à sa roue qui se mit à tourner à grande vitesse puis ralentit progressivement. L’on entendait seulement le bruit de la languette de cuir heurtant au passage les clous du cadre. Chacun suivait la révolution du cylindre. Antoine Le Rouge crut avoir gagné, mais la roue avança encore d’un cran avant de s’arrêter et ce fut Ernest qui se trouva à avoir le bon numéro. Pilonne prit dans son chapeau une grosse pièce de cinquante sous et la tendit au garçon.

De nouveau, Pilonne distribua les palettes.

– Cré batêche ! Le pére était chanceux. J’en prends une pour lui, annonça Mouton pris d’une subite inspiration. Il en acheta une et la déposa sur la vitre du cercueil.

Clic, clic, clic, la roue tournait. Les regards du groupe étaient fixés sur la languette, qui était la main du hasard. Ce fut le mort qui gagna. Vrai, Mouton avait eu une heureuse idée.

Le jeu continua. Dans la nuit, près du cadavre dans sa bière, la roue tournait et l’on entendait le petit bruit sec de la languette frappant dans sa rotation les pitons de son cadre.

Pendant des heures ce fut ainsi.

Le vieux était mort depuis cinquante heures, mais dans cinquante millions de siècles il ne serait pas plus mort. Il avait pris son dernier verre de gin, il avait trotté sa dernière course, il avait conclu son dernier marché, il avait pris son dernier repas. Au matin, on l’enterrerait. Ce qui avait été Baptiste Verrouche n’était plus qu’une forme vaine, un amas de matière qui se décomposerait lentement dans le sol. Ses enfants, ses petits enfants mangeraient, boiraient, procréeraient, pour aller ensuite à leur tour pourrir dans la terre. En attendant leur heure et celle des funérailles du père, ils buvaient du gin, ils jouaient à la roue de fortune et, sous la remise, le petit-fils troussait la servante de la taverne.

La roue tournait. Et, de temps à autre, Ernest apportait un nouveau flacon puis, quand chacun avait bu, le repoussait dans un coin, à côté des autres vidés cette nuit. Et Rose distribuait des sandwiches.

La figure crispée, l’expression dure, planchette en main, les joueurs regardaient la roue, instrument du sort, qui tournait avec un bruit de crécelles, et guettaient leur numéro.

Puis l’on entendit chanter un coq. Une vache meugla longuement. Un jour gris entra par la fenêtre dans la chambre enfumée. L’on cessa de jouer. Sur le cercueil il y avait une poignée de monnaie. Cette nuit, en attendant de s’en aller en terre, le père avait gagné huit piastres et demie. De tous les joueurs, il était celui qui prenait le plus fort montant.

– Oui, le pére a toujours été chanceux, déclara Hector Mouton. J’crains pas pour lui. J’vous dis que saint Pierre a pas de chance de l’arrêter à la porte. Sûr et certain, Baptiste Verrouche va passer. Maintenant, savez-vous ce qu’il va faire, le pére, avant de s’en aller ? Non ? Eh ben, il va payer la traite à ses parents avant qu’ils lui disent adieu. On va acheter un beau gros flacon de gin, comme il faisait quand il avait gagné une course ou une gageure, pis on le boira avant de se séparer, avant de sortir du cimetière. C’est comme ça qu’il aurait aimé qu’on fasse, le pére.
– Torrieu, Hector, il y a que toé pour avoir de bonnes idées comme ça, approuva Zéphirin, le fils aîné, en caressant sa barbiche noire.

Vers les sept heures, Rose alla appeler les hommes pour le déjeuner. Mathildé, femme de Zéphirin, et Malvina, épouse de Napoléon, apportaient les provisions sur la table. C’était deux grandes bringues, l’une blonde fadasse et l’autre brune avec une légère moustache. Dans la cuisine, Philomène, compagne de Télesphore, veillait devant le fourneau. Rose allait et venait de la cuisine à la salle à manger. AngèleBézières, vieille fille toute courte, couverte de bijoux en or : chaîne avec pendeloque, boucles d’oreilles, montre, bracelet et trois bagues, était perchée sur une chaise. Elle était si courte que ses pieds chaussés de bottines de prunelle pendaient, ne touchant pas le plancher. Assises dans la pièce, se trouvaient aussi la Antoine Le Rouge, cinquante ans, avec un goître énorme ; Caroline Bercer, belle et grande brune, femme du fromager ; Valentine Houle, grosse blonde ragoûtante, mère de trois enfants, dont un de deux mois qu’elle avait amené avec elle. Assise sur une berceuse basse, elle le faisait téter. Quelques minutes auparavant, elle l’avait nettoyé et avait déposé à côté de sa chaise la couche souillée. Et toutes ces femmes causaient maladies.

– Les hommes vont manger d’abord et nous déjeunerons ensuite, avait déclaré Mathildé qui, pour le moment, était en charge de la maison.

À l’appel de Rose, les fils du défunt et les visiteurs entrèrent les uns après les autres dans la salle et se placèrent à table. Ils avaient bu toute la soirée et toute la nuit et étaient à moitié ivres. Quelques-uns passèrent dans la cuisine, histoire de causer un moment avec les femmes. Claude Barsolais, vieux garçon de quarante ans qui courait après tous les jupons, aperçut la grosse Valentine donnant le sein à son bébé. Il avait absorbé une douzaine de verres de gin au moins et, à cette vue, il se sentit tout allumé.

– J’changerais ben de place avec lui pour quelques minutes, fit-il, l’œil enflammé, en regardant la jeune femme. Inconscient de son geste, il tendit le bras et, prenant le sein gonflé, le pressa dans sa main. Anebelle quétouche ! s’exclama-t-il.

Un cri indigné :

– Cré effronté !

Et flac.

D’un mouvement rapide, Valentine, se penchant de côté, avait saisi la couche souillée qui gisait à côté de sa chaise et l’avait lancée en pleine figure de Claude.

La jeune femme était insultée :

– Va-t-en, salaud ! Va te dessaouler ! Non, mais ça prend-i’ un effronté pour venir m’attaquer comme ça ! Pis garde-la, la couche que j’ai pris ton portrait avec. Garde-la comme souvenir !
– Torrieu, vous êtes pas manchotte ; vous visez juste ! s’exclama Antoine Le Rouge.

Le nez, les joues, le menton couverts d’excréments, Claude, gauche et confus, sortit et s’en alla se laver au puits, enlevant avec son mouchoir les immondices qui lui couvraient la face.

Dans la cuisine, les femmes jacassaient ferme. Valentine avait reboutonné son corsage.

Dans la salle, les hommes mangeaient avec appétit. Le gros Pilonne avait comme voisin de table, à droite, Philorum Massais, fils aîné du fermier Noé Massais. C’était un garçon de vingt-cinq ans, très brun et court. On avait servi à chacun une généreuse grillade de porc frais avec des pommes de terre et du thé.

– J’en r’prendrais ben un peu, fit Pilonne à Rose qui circulait autour de la table.
– Pis vous, m’sieu Massais ?
– Un peu, moé itou.
– De la saucisse avec votre grillade ?
– Si c’est pas trop de trouble.

Et Rose apporta aux deux compères une assiette remplie de grillades et de saucisses.

– Ben, moé, j’ai une faim, déclara Pilonne. Vous comprenez, j’ai fait cinq heures de voiture pour venir ici, pis ensuite, passer la nuit debout, ça creuse l’estomac.
– Moé itou, j’ai d’l’appétit, déclara Massais.

Le gin qu’ils avaient ingurgité avait été un bon apéritif. Un rôti de porc froid était au milieu de la table.

– Je prendrais ben une tranche de viande froide, fit Pilonne après avoir nettoyé son assiette.
– Moé itou, répéta Massais.

Et, tour à tour, ils se taillèrent une épaisse tranche de porc froid.

– Passez donc les cornichons, mon ami, demanda Pilonne à Antoine Le Rouge.

Pilonne se servit. Massais en fit autant.

– Tu manges, tu manges ! s’exclama d’un ton admiratif Amédée Corbeau assis en face de Massais, de l’autre côté de la table. Ce Corbeau était lui-même un gros mangeur. Il était le fils d’Isidore Corbeau dont l’appétit était resté légendaire. Intéressé par ce duel de deux robustes estomacs, Médée s’était placé les deux coudes sur la table et il regardait Pilonne et Massais qui engouffraient d’énormes bouchées de viande.
– Il y a des p’tits hommes qui sont surprenants, remarqua-t-il, en s’adressant à Massais.

Ce dernier et son compagnon se bourraient, s’empiffraient à crever. C’était à qui des deux surpasserait l’autre. Soudain, Médée se leva, s’en alla à la cuisine et revint avec deux bouteilles de bière qu’il plaça devant les deux gargantuas.

– Si jamais tu deviens veuf, je te donnerai ma fille en mariage, déclara Pilonne en se versant un verre.

Il mangeait, il buvait et il toussait, arrosant ses voisins de grains de salive.

– Une autre tranche ? interrogea Pilonne en s’adressant à son jeune voisin.
– C’est pas de refus.

Et, de nouveau, ils se coupèrent un copieux morceau de rôti froid.

– Pour un p’tit homme, vous êtes extra. J’me demande où vous mettez tout ça, fit Pilonne.
– Mangez, pis inquiétez-vous pas de ça, riposta Massais. Médée retourna chercher deux autres bouteilles de bière.

Entre le gros et le petit, c’était un concours à qui mangerait le plus. Les autres, qui avaient fini depuis longtemps, se passionnaient pour cette rivalité. Soudain, Pilonne, d’un geste sec, repoussa devant lui son couvert encombré de victuailles. Il avait fini, comme cela, brusquement. Le petit l’emportait. Lui, il vida complètement son assiette et se servit ensuite une tranche de pâté aux pommes.

– À cet’heure, on va pouvoir attendre le dîner, déclara-t-il.

Rassasiés, repus, les hommes étaient sortis de la salle à manger. Ils passèrent dans la chambre mortuaire et se groupèrent autour du cercueil. Froidement, ils contemplaient la figure du vieux qui avait toujours son sourire sardonique. À ce moment, Ernest s’amena avec un nouveau flacon. Les verres se remplirent.

– C’est triste de penser qu’on est là à manger et à boire, tandis que l’pére, lui, il peut pas prendre une goutte ni une bouchée, fit Pilonne.

Sur les entrefaites, le corbillard arriva du village, conduit par Michel Linton. Alors, le corps du vieux Baptiste Verrouche fut placé dans le chariot funèbre et le cortège se mit en route pour l’église. Mathildé compta quarante-deux voitures. Entre les champs, les vergers, les prairies, la procession s’en allait d’un pas lent, passant devant des maisons où le père s’était souvent arrêté pour acheter une taure ou un veau.

Antoine Le Rouge, sa femme et son fils se trouvaient en avant de Médée Corbeau qui avait comme compagnon Urgèle Doutier, son voisin.

– C’est saprement ennuyant, le cheval de Médée a tout l’temps la tête su nous autes, fit d’un ton irrité la Antoine Le Rouge à son homme.

En effet, l’animal suivait de tellement près la voiture devant lui que sa tête, qu’il balançait à chaque pas, frôlait à tout instant le siège d’arrière d’Antoine Le Rouge où étaient sa femme et son fils.

– Cet animal-là bave tout l’temps su mon manteau de soie et il va le salir, ajouta la femme.
– Ton cheval va monter dans mon boghei. R’quiens-le ! Tire un peu en arrière, ordonna Antoine Le Rouge à Corbeau.

Mais Médée se mit à rire d’un rire épais.

– Ben, il te mangera pas. As pas peur, répondit-il de sa grosse voix railleuse.

Il aimait cela taquiner les gens, et Antoine Le Rouge venait justement de lui fournir un prétexte. Alors, naturellement, il laissa faire son cheval qui encensait de la tête et se frottait le nez au siège devant lui.

– Ce sapré cheval-là va tout gâter mon manteau, se lamenta la femme. Alors Antoine Le Rouge, qui était d’un caractère prompt, se pencha soudain en arrière et lança un grand coup de fouet à la tête de la bête de Médée. Sous le cinglement, l’animal se cabra, secoua les oreilles, fit un brusque écart et s’élança en avant. En passant, une des roues de la voiture de Médée accrocha le boghei devant lui. Le choc fut si violent qu’il le fit verser dans le fossé en même temps que se brisait l’une des branches du brancard de Médée. Instantanément, le cortège s’arrêta et les gens descendirent pour porter secours aux victimes de l’accident. Antoine Le Rouge se releva sain et sauf, ayant seulement reçu un rude ébranlement ; son fils avait été à moitié assommé en heurtant le sol et se remit debout tout étourdi mais la femme au manteau de soie avait un bras cassé.

À peu près à hauteur du corbillard, Médée parvint à maîtriser son cheval emporté.

Entre Antoine Le Rouge et Médée Corbeau, ce fut une belle engueulade puis une lutte. Les deux hommes se ruèrent l’un sur l’autre et se mirent à se talocher ferme, puis s’empoignèrent à bras le corps et roulèrent sur le sol. Les assistants intervinrent et séparèrent les combattants.

– Dans tous les cas, tu vas recevoir demain une lettre d’avocat, cria Antoine Le Rouge.
– Oui ? Ben ! ta lettre d’avocat, je me torche avec ! riposta Médée.

L’on sortit du fossé le boghei fort endommagé. Antoine Le Rouge le confia à son fils pour retourner à la maison. L’on hissa dans le carosse de Siméon Rabottez la femme blessée qui était sur le point de perdre connaissance. Le mari se plaça à côté d’elle, et, laissant en arrière le cortège funèbre, l’on partit au grand trot pour se rendre chez le rebouteur.

– Il y a rien de malchanceux comme de se rendre à un service, remarqua Prosper Laramée. Il arrive toujours quelque chose de vilain.

Au son grave et triste des glas, le cercueil du vieux Baptiste Verrouche entra dans l’église suivi de son groupe de parents et de voisins qui allèrent se placer dans les bancs avoisinant la dépouille mortelle.Philorum Massais était effroyablement ivre. C’est à peine s’il pouvait se porter et il se sentait très malade. Le gin et la bière qu’il avait pris, joints au repas d’ogre qu’il avait englouti, lui causaient un malaise qui allait sans cesse augmentant. Il avait les yeux vagues et ne savait trop ce qui se passait autour de lui. Il fut le dernier à entrer dans l’église. Selon le rite, il s’avança vers le bénitier pour y tremper les doigts et se signer, mais il chancela et, pour ne pas crouler au plancher, s’accrocha à la lourde vasque en pierre, en forme de soucoupe. Les sueurs lui coulaient sur la figure. Soudain, pendant qu’il se tenait ainsi cramponné à l’appui qu’il avait rencontré, il eut un haut le cœur. Sa bouche s’ouvrit démesurément avec une grimace et, dans une espèce de râle, dans un effort qui le secouait tout entier, il commença à rejeter l’énorme repas et les boissons qu’il avait pris le matin. Des bouchées de viande et des saucisses qu’il avait avalées sans les mastiquer flottaient sur le bassin d’eau bénite. Au bruit de ses efforts, le garde-chien Polydore Surprenant et Hector Mouton accoururent et, prenant chacun par un bras le jeune homme qui avait peine à se tenir debout, le sortirent de l’église. Le vieux Polydore, qui en avait vu bien d’autres, était cependant scandalisé.

– Vomir dans le bénitier ! s’exclamait-il.

Le soutenant toujours, les deux hommes le traînèrent sous la remise aux voitures et le firent asseoir par terre à côté de son boghei, afin qu’il pût se remettre au grand air.

– Maudit, que j’sus malade ! répétait-il en faisant de nouveaux efforts pour se débarrasser de ce qu’il avait sur l’estomac.
– Que j’sus malade, que j’sus donc malade ! se lamentait-il.

Mouton et le garde-chien le laissèrent là pour retourner à l’église. Quelques jeunes gens se tenaient debout à l’arrière de la nef, ne tenant pas à aller se placer dans les bancs. L’homme fort se joignit à eux. Au bout de quelques minutes, il leur faisait palper ses biceps et relevait la jambe de son pantalon pour leur faire admirer les muscles de ses mollets. Il était né fort, puissant, et il était orgueilleux de sa force comme une jolie femme de sa beauté. Ses bras, ses jambes, son torse, il s’imaginait qu’il n’y en avait pas de semblables et il les exhibait en toute occasion.

À l’autel, le prêtre, avec une grosse face blanche, bouffie de graisse, offrait le saint sacrifice de la messe, lançait des invocations, prononçait des oraisons pour le défunt. Mais un service d’union de prières, c’est court, c’est vite fini. On a payé un écu par an pour l’avoir, mais on en a tout juste pour ses écus. Bientôt, l’officiant, accompagné des deux enfants de chœur, l’un portant la croix, l’autre le goupillon et l’eau bénite, descendit dans la nef, s’approcha du pauvre catafalque surmonté d’une douzaine de maigres cierges, aspergea le cercueil, puis, après un dernier requiescat in pace, tourna et, d’un pas lent, sa large chasuble lui battant les reins, s’en alla vers la sacristie. Le service était fini.

Alors, les cloches tintèrent de nouveau. L’on descendit le cercueil de ses tréteaux et, dans un remuement de petits bancs poussés par les pieds et dans un bruit de pas, l’on sortit de l’église pour se rendre au cimetière, tout à côté. L’on entendait les cris des collégiens à la récréation, se livrant à leurs jeux dans la cour.

Pendant que, penchés autour du trou béant, les fils, les parents et les amis regardaient la caisse funèbre, le corps du vieux Verrouche fut lentement descendu dans sa dernière demeure. Puis les pelletées de sable et de gravier commencèrent à glisser sur le cercueil. Le fossoyeur et son fils accomplissaient méthodiquement leur besogne. L’un à la tête, l’autre aux pieds, ils faisaient couler dans la tombe le tas d’argile fraîche à côté de la tranchée. Serré dans un veston étriqué et coiffé d’un feutre cabossé, le vieux avait dans la bouche une chique de tabac et, de temps à autre, il lançait de côté un jet de salive jaunâtre. Le fils portait un chandail de grosse laine rouge déteinte, percé aux coudes et une casquette d’étoffe grise. Bientôt, la bière fut recouverte. Le vieux Baptiste Verrouche était effacé à jamais de la surface de la terre. Le sable et le gravier continuaient de tomber. Maintenant, la fosse était comblée. Alors les assistants commencèrent à s’éloigner. Il ne resta plus que les plus proches parents et une couple de voisins.

– Ben, on partira pas sans prendre un coup, annonça Hector Mouton et, sortant le flacon de gin qu’il avait apporté, il le déboucha et le passa à Zéphirin, le fils aîné, qui prit une bonne gorgée. Napoléon et Grégoire burent à leur tour. Le flacon payé par le gain du défunt à la roue de fortune passait de bouche en bouche. Après avoir bu, chacun essuyait le goulot avec la paume de la main et passait la bouteille à son voisin. On l’offrit aux fossoyeurs.
– Juste une larme, fit le vieux qui cracha sa chique et porta le cruchon à ses lèvres. Son fils en fit autant. Hector Mouton avala la dernière gorgée. Ensuite, il égoutta le flacon au-dessus de la tombe, l’aspergeant de gin. Puis, pris d’une subite inspiration, il le planta dans le sol grisâtre, au-dessus de la tête du mort. Dernière borne, dernier souvenir, dernier viatique. Tout le monde s’en alla. Et, enfermé entre ses quatre planches, le vieux maquignon resta seul dans la terre, pour les siècles des siècles.

Et cela se passait à Allumettes, le village le plus ignorant, le plus fanatique et le plus ivrogne des neuf provinces du Canada.

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- FIN -

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